psychanalyse In situ

 

La politique de la psychanalyse

catherine podguszer

 

« Nous sommes tellement éblouis par le pouvoir et par le prestige que nous oublions notre fragilité essentielle:  nous  pactisons   avec  le pouvoir  oubliant que nous sommes dans le ghetto, qu'il  est  entouré de murs, que de l'autre coté du mur se tiennent les seigneurs de la mort, et que,  non  loin de  là,  le  train  attend. » Primo Levi 1

Dans son ultime ouvrage Primo Levi écrit que le crime le plus démoniaque du National - Socialisme est d'avoir conçu et organisé les équipes spéciales.2 «Au moyen de cette institution on tentait de déplacer sur d'autres et spécialement sur les victimes, le poids de la faute, de sorte que pour les soulager il ne leur restait même pas la conscience de leur innocence». Pour Primo Levi cette «zone grise» qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves, et l'existence des Sonderkommandos contenait un message : «Nous, le peuple des seigneurs, nous sommes vos destructeurs, mais vous n'êtes pas meilleurs que nous; si nous le voulons, et nous le voulons, nous sommes capables de détruire non seulement vos corps, mais aussi vos âmes, comme nous avons détruit les nôtres».3

Où en sommes nous aujourd'hui devant ce «paroxysme de perfidie» ? Dans cette négation de la différence par ce peuple des seigneurs vis à vis des victimes transformées en bourreaux, le nazisme a voulu casser l'humain.

Comment la question de la culpabilité liée à celle du pouvoir peut se transmettre et quels effets l'Histoire collective a sur nos institutions et sur chacun ?

La psychanalyse de l'après guerre en France a principalement été marquée par l'oeuvre de Jacques Lacan. Si son travail a pu avoir un tel impact c'est pour autant que des grands axes de la psychanalyse tracés par Freud, il a su ne pas en faire un dogme. Il s'est attaché a nous en donner de nouvelles dimensions, à élargir davantage le champ freudien et celui de la culture. La psychanalyse apportait alors des ouvertures nouvelles, mais la pensée de Lacan a suscité un formalisme dogmatique excluant tout autre approche théorique chez certains de ses disciples.

Ainsi s'est trouvé érigée la doctrine exclusive de toute autre doctrine a laquelle il convenait d'être rallié, même au risque de ne devenir qu'une des formes modernes et redoutables d'une oppression a l'égard de ceux qui s'y laissent prendre. Si on se choisit un maître on se pose en disciple on devient militant d'une tendance dont on attend le triomphe. On méconnaît par là que la psychanalyse est une discipline qui consiste a rester toujours attentif et en accord avec une éthique dont les contours restent toujours a cerner et a approfondir.

Certains plus soucieux de cohérence que de psychanalyse ont considéré l'œuvre de Lacan comme un enseignement dont la doctrine s'est imposée comme vérité; tout comme il en a été chez les post-freudiens exception faite de Ferenczi «qui a vécu pour se séparer de son maître [...] et n'a pas été seulement l'élève préféré de Freud mais le seul en face de lui».4 Lorsque l'histoire se répète elle devient caricature...

Le psychanalyste qui acquiert une certitude de ce qui n'a été qu'une hypothèse, cela peut le conduire au prosélytisme et a ne retenir de la psychanalyse que la philosophie qui peut s'en dégager.

L'expérience analytique ne mérite ce nom que si le travail effectué a aussi permis à l'intéressé de faire un travail de reconstruction de son histoire.

Au fur et a mesure de son oeuvre Lacan a davantage mis l'accent sur une perspective structurelle, mais au détriment de l'histoire individuelle et évènementielle du sujet.

Cela nous amène à nous questionner sur 1'engouement de ses disciples pour leur maître, comme ayant pu renforcer cette perspective anhistorique et générer dans les cures ainsi que dans le social et le politique un certain type de surdité et de dérives ?

Ce déni de l'histoire individuelle, tel que pratiqué par les «élèves» de Lacan dans leur servitude a suivi leur propre refoulement individuel concernant la page la plus scientifiquement meurtrière de notre Histoire contemporaine ?

Cela a pu conduire certains, auprès desquels des analysants ont confié leur vie en venant à eux dans un état de détresse, à leur infliger les cruautés mêmes dont ils avaient été déjà victimes, comme dans un destin figé et répété.

Qu'en est-il du travail de mémoire dans ce qui émerge depuis quelques années au travers de témoignages et d'oeuvres considérables comme celles de Robert Antelme, de Primo Levi et du monument que représente le film Shoah.5 Est-ce que, de cet inexprimable, un espace a pu réellement trouver place pour dire cette horreur et être entendu ?

Est-ce que ces morts, ces disparus corps et âmes sont enfin enterrés dans ce lieu de la parole et du sujet qu'est pour moi, la psychanalyse ?

On sait aujourd'hui que la haine et la xénophobie sont aussi des éléments fondamentaux de l'obéissance aveugle à un endoctrinement qui remonte à plusieurs générations. L'anéantissement de ce passé est encore au centre des violences qui font retour aujourd'hui dans les épurations ethniques, dans le climat d'exclusion et d'oppression qui nous entoure.

Freud écrivait déjà en 1921 dans Psychologie des foules et analyse du moi: «[...] l'individu se trouve, dans la foule, mis dans des conditions qui lui permettent de se débarrasser des refoulements et de ses motions pulsionnelles inconscientes. Les propriétés [...] qu'il présente alors sont justement les manifestations de cet inconscient dans lequel assurément tout le mal de l'âme humaine est contenu de façon constitutive».6

«La montée de l'extrémisme n'est pas une fatalité, elle est liée à des facteurs culturels et à cet impensé. C'est le travail de la mémoire, la levée des refoulements sur la guerre et sur la colonisation qui permettra d'enrayer les poussées fascistes».7

Il y a actuellement aussi, à poser de véritables actes pour en obtenir des franchissements - comme l'a fait le Groupe Bastille dans une certaine finalité - afin de défendre nos libertés fondamentales.


Catherine Podguszer, Paris - mars 1997
paru dans la revue Bastillard (avril 1997)
Groupe BASTILLE



notes

1 .
Primo Levi «Les naufragés et les rescapés» p. 68, ed. Gallimard Paris 1989

2 . Sonderkommandos ou Corbeaux du crématoire : déportés chargés de remplir puis de vider les chambres à gaz.

3 . Primo Levi «Les naufragés et les rescapés» p.53

4 . Wladimir Granoff «Ferenczi : faux problème ou vrai malentendu» in La psychanalyse n°6 P.U.F. 1961

5 . «Shoah» de Claude Lanzman 1984 (en hébreu shoah signifie: destruction)

6 . S. Freud «Essais de psychanalyse» Petite bibliothèque Payot, Paris 1981, p. 129
7 . Interview d'Andre Glucksman, journal Tribune Juive (20 mars 1997)