« Nous sommes
tellement éblouis par le pouvoir et par le prestige que
nous oublions notre fragilité essentielle: nous
pactisons avec le pouvoir oubliant que
nous sommes dans le ghetto, qu'il est entouré
de murs, que de l'autre coté du mur se tiennent les seigneurs
de la mort, et que, non loin de là,
le train attend. » Primo Levi 1
Dans son ultime ouvrage Primo Levi écrit
que le crime le plus démoniaque du National - Socialisme
est d'avoir conçu et organisé les équipes
spéciales.2 «Au moyen de cette
institution on tentait de déplacer sur d'autres et spécialement
sur les victimes, le poids de la faute, de sorte que pour les
soulager il ne leur restait même pas la conscience de leur
innocence». Pour Primo Levi cette «zone grise»
qui sépare et relie à la fois les deux camps des
maîtres et des esclaves, et l'existence des Sonderkommandos
contenait un message : «Nous, le peuple des seigneurs,
nous sommes vos destructeurs, mais vous n'êtes pas meilleurs
que nous; si nous le voulons, et nous le voulons, nous sommes
capables de détruire non seulement vos corps, mais aussi
vos âmes, comme nous avons détruit les nôtres».3
Où en sommes nous aujourd'hui
devant ce «paroxysme de perfidie» ? Dans cette négation
de la différence par ce peuple des seigneurs vis à
vis des victimes transformées en bourreaux, le nazisme
a voulu casser l'humain.
Comment la question de la culpabilité
liée à celle du pouvoir peut se transmettre et
quels effets l'Histoire collective a sur nos institutions et
sur chacun ?
La psychanalyse de l'après guerre
en France a principalement été marquée par
l'oeuvre de Jacques Lacan. Si son travail a pu avoir un tel impact
c'est pour autant que des grands axes de la psychanalyse tracés
par Freud, il a su ne pas en faire un dogme. Il s'est
attaché a nous en donner de nouvelles dimensions, à
élargir davantage le champ freudien et celui de la culture.
La psychanalyse apportait alors des ouvertures nouvelles, mais
la pensée de Lacan a suscité un formalisme dogmatique
excluant tout autre approche théorique chez certains de
ses disciples.
Ainsi s'est trouvé érigée
la doctrine exclusive de toute autre doctrine a laquelle il convenait
d'être rallié, même au risque de ne devenir
qu'une des formes modernes et redoutables d'une oppression a
l'égard de ceux qui s'y laissent prendre. Si on se choisit
un maître on se pose en disciple on devient militant d'une
tendance dont on attend le triomphe. On méconnaît
par là que la psychanalyse est une discipline qui consiste
a rester toujours attentif et en accord avec une éthique
dont les contours restent toujours a cerner et a approfondir.
Certains plus soucieux
de cohérence que de psychanalyse ont considéré l'œuvre de Lacan comme un enseignement dont la doctrine s'est
imposée comme vérité; tout comme il en a
été chez les post-freudiens exception faite de
Ferenczi «qui a vécu pour se séparer de son
maître [...] et n'a pas été seulement l'élève
préféré de Freud mais le seul en
face de lui».4 Lorsque
l'histoire se répète elle devient caricature...
Le psychanalyste qui acquiert une certitude
de ce qui n'a été qu'une hypothèse, cela
peut le conduire au prosélytisme et a ne retenir de la
psychanalyse que la philosophie qui peut s'en dégager.
L'expérience analytique ne mérite
ce nom que si le travail effectué a aussi permis à
l'intéressé de faire un travail de reconstruction
de son histoire.
Au fur et a mesure de son oeuvre Lacan
a davantage mis l'accent sur une perspective structurelle, mais
au détriment de l'histoire individuelle et évènementielle
du sujet.
Cela nous amène à nous
questionner sur 1'engouement de ses disciples pour leur maître,
comme ayant pu renforcer cette perspective anhistorique et générer
dans les cures ainsi que dans le social et le politique un certain
type de surdité et de dérives ?
Ce déni de l'histoire individuelle,
tel que pratiqué par les «élèves»
de Lacan dans leur servitude a suivi leur propre refoulement
individuel concernant la page la plus scientifiquement meurtrière
de notre Histoire contemporaine ?
Cela a pu conduire certains, auprès
desquels des analysants ont confié leur vie en venant
à eux dans un état de détresse, à
leur infliger les cruautés mêmes dont ils avaient
été déjà victimes, comme dans un
destin figé et répété.
Qu'en est-il du travail
de mémoire dans ce qui émerge depuis quelques années
au travers de témoignages et d'oeuvres considérables
comme celles de Robert Antelme, de Primo Levi et du monument
que représente le film Shoah.5
Est-ce que, de cet inexprimable, un espace
a pu réellement trouver place pour dire cette horreur
et être entendu ?
Est-ce que ces morts, ces disparus corps
et âmes sont enfin enterrés dans ce lieu de
la parole et du sujet qu'est pour moi, la psychanalyse ?
On sait aujourd'hui que la haine et la
xénophobie sont aussi des éléments fondamentaux
de l'obéissance aveugle à un endoctrinement qui
remonte à plusieurs générations. L'anéantissement
de ce passé est encore au centre des violences qui font
retour aujourd'hui dans les épurations ethniques, dans
le climat d'exclusion et d'oppression qui nous entoure.
Freud écrivait
déjà en 1921 dans Psychologie des foules et
analyse du moi: «[...] l'individu se trouve, dans la
foule, mis dans des conditions qui lui permettent de se débarrasser
des refoulements et de ses motions pulsionnelles inconscientes.
Les propriétés [...] qu'il présente alors
sont justement les manifestations de cet inconscient dans lequel
assurément tout le mal de l'âme humaine est
contenu de façon constitutive».6
«La montée
de l'extrémisme n'est pas une fatalité, elle est
liée à des facteurs culturels et à cet impensé.
C'est le travail de la mémoire, la levée des refoulements
sur la guerre et sur la colonisation qui permettra d'enrayer
les poussées fascistes».7
Il y a actuellement aussi, à poser
de véritables actes pour en obtenir des franchissements
- comme l'a fait le Groupe Bastille dans une certaine finalité
- afin de défendre nos libertés fondamentales.
Catherine Podguszer, Paris - mars 1997
paru dans la revue Bastillard
(avril 1997)
Groupe BASTILLE
notes
1 . Primo
Levi «Les naufragés et les rescapés»
p. 68, ed. Gallimard Paris 1989
2 . Sonderkommandos ou Corbeaux du
crématoire : déportés chargés de
remplir puis de vider les chambres à gaz.
3 . Primo Levi «Les naufragés
et les rescapés» p.53
4 . Wladimir Granoff «Ferenczi
: faux problème ou vrai malentendu» in La
psychanalyse n°6 P.U.F. 1961
5 . «Shoah» de Claude
Lanzman 1984 (en hébreu shoah signifie: destruction)
6 . S. Freud «Essais de psychanalyse»
Petite bibliothèque Payot, Paris 1981, p. 129
7 . Interview d'Andre Glucksman,
journal Tribune Juive (20 mars 1997)