psychanalyse In situ
En lisant Lacan, en
écoutant Freud
Romain(S) Kchouk
Je me souviens d'une journée d'automne
à Paris, en octobre finissant. Elle m'avait demandé
de l'aider à débarrasser l'appartement d'une vieille
tante décédée. Pour notre peine, après
qu'elle eut effectuée son choix, nous pouvions prendre
ce que nous voulions. Franchissant le seuil de l'immeuble j'ai
d'un bond posé ma paume droite sur la pierre du linteau
et du bout des doigts, caressé le coquillage sculpté.
Ah ! Éprouver sa jeunesse ! Il est quand même plus agréable
de vérifier le résultat d'une addition que celui
d'une soustraction. Je considère être né
à la lecture ce jour. Je considère avoir ce matin
d'octobre, entrevu, su d'une certitude aveugle, bornée,
cyclopéenne, en lisant, en parcourant ces trois pages,
ce que lire pouvait être. Le texte ne m'avait pas accepté
et je n'ai jamais lu plus que ces trois pages. Elles suffisaient
à mon bonheur, même, elles l'excédaient.
Il arrive que par certaines après
midi, grises, closes et sombrées sous un ciel désespérément
immobile, - comme sous la maigre féerie des verrières
d'un jardin d'hiver - dépouillées de l'épiderme
changeant que leur fait le soleil et qui tant bien que mal les
appareille à la vie, le sentiment de la toute - puissante
réserve des choses monte en moi jusqu'à l'horreur.
Où alors :
Sur le front de mer les terrasses vitrées,
mortes, leurs ferronneries mangées de lèpres salines,
angoissent comme des bijouteries mises au pillage,- le bleu usé,
lessivé, des volets clos sur des fenêtres aveugles
recule soudain incroyablement dans le temps le reflux de vie
responsable de cette décrépitude.
Et enfin :
Les jours approchent où la grande
grisaille marine va rendre à tout le décor ses
harmoniques fondamentales - une pigmentation subtile gagne çà
et là, par flaques - le sel pâlit l'enduit des murailles,
avive d'un rouge grinçant le fer des grilles, le vent
de mer sable les planchers par les fentes des portes - une transgression
soudaine, insolite, imprègne la petite ville, dure et
grise comme le sel et le corail, de je ne sais quelles traces
obscures d'un incendie froid, d'un raz de marée à
sec.
Le sentiment de la toute puissante réserve
du texte, voilà ce que j'éprouvais ce jour là,
qui me laissait hébété et profondément
idiot. Etait ce d'avoir passé mon enfance près
du bord de mer et d'avoir vécu cette dévastation
du reflux estival ? Ce n'est que bien plus tard, sept ans, huit
ans, voire plus, qu'enfin, dans le cours de mon analyse se produisit
ce que j'attendais, espérais de toute la force de mon
désir, qu'un livre puisse s'adresser à moi, que
la phrase me pénètre et que je la pénètre
aussi. Que j'en franchisse le seuil : ce fut ceci, un autre livre,
le même auteur :
Sur cette terre engourdie comme un sommeil
sans rêves, le brasillement énorme et stupéfiant
des étoiles déferlait de partout en l'amenuisant
comme une marée, exaspérant l'ouïe jusqu'à
un affinement maladif de son crépitement d'étincelles
bleues et sèches, comme on tend l'oreille malgré
soi à la mer devinée dans l'extrême lointain.
[.....] .Quelque chose m'était promis, quelque chose m'était
dévoilé ; j'entrais sans éclaircissement
aucun dans une intimité presque angoissante, j'attendais
le matin, offert déjà de tous mes yeux aveugles,
comme on s'avance les yeux bandés vers le lieu de la révélation.
Voilà, je sais enfin lire ! Chaque
mot, chaque phrase résonnait en moi comme l'âme
d'un violon sonne à l'oreille avertie. Bouleversement
esthétique. Oui mais? comment se fait il que je ne puisse
rien comprendre aux textes de Freud, aux Ecrits de Lacan? Je
pouvais m'enflammer à la lecture de Pierre Michon, de
Semprun ou de Primo Lévi, snober Darrieussec, Houellebecq
et tutti quanti, admirer Pérec et Pessoa et tant d'autres!
Pour Freud, Lacan et quelques autres, je pouvais toujours repasser.
J'étais sur pourtant de pouvoir les lire avec l'intensité
perçue ailleurs.
Lacan me heurtait, il me laissait là
au chevet d'un amoncellement de mots, je ne pouvais commencer
à lire une phrase qu'à son mitant, déjà,
je rebroussais chemin. J'avais pratiqué très peu
la langue allemande et je songeais à l'époque que
dans sa construction, la phrase lacanienne était bâtie
"à l'allemande" où, brièvement,
verbe et complément étaient relégués
à la fin de celle ci, cette structure me dérangeait
car elle imposait de lire la phrase jusqu'à son terme
qui seul lui donnait pleinement son sens, nul moyen d'échapper
à la monotonie d'une suite de mots dont les multiples
significations créaient une impression d'errance, ainsi
j'avais la sensation de mâchonner des mots étrangers
bien que de langue française, si bien que deux fonctions
aussi différentes que celles de mâchonner et comprendre
finissaient par empêcher l'une et l'autre. En somme il
fallait avoir franchi quelque étape pour accéder
à la lecture du texte lacanien.
Ce jeu signifiant de la métonymie
et de la métaphore, jusque et y compris sa pointe active
qui clavette mon désir sur un refus du signifiant ou sur
un manque de l'être et noue mon sort à la question
de mon destin, ce jeu se joue, jusqu'à ce que la partie
soit levée, dans son inexorable finesse, là où
je ne suis pas parce que je ne peux m'y situer.
-L'instance de la lettre dans l'inconscient- Écrits
Entrer dans le texte freudien c'était
entrer dans les ténèbres de l'inconscient, son
regard de cyclope, cet éclairage rectiligne n'illuminait
que le motif décrit, puis ceci accompli, il nous plongeait
à nouveau dans le noir, un saut mettait au jour le motif
suivant dont le sort était semblable au précédent,
ce clignotement n'avait d'autre fonction que celle de briser,
me semble-t-il, chez le lecteur toute certitude, de vaincre sa
résistance à l'abandon, de le contraindre à
lire, plus précisément à écouter
le texte que lui, Sigmund Freud, avait écrit, il faisait
sienne l'exclamation de la patiente de Breuer "Taisez vous
maintenant, et écoutez moi!" Il nous hystérisait.
Jung confia avoir lu par trois fois "L'homme aux rats"
avant d'en comprendre le thème, il reste à déterminer
si ce qu'il avait compris était suffisant au regard du
texte freudien. Il nécessite un autre appareillage, lire
avec l'oreille je crois.
Freud convoque l'analyste lorsqu'il écrit,
il impose l'écoute sinon nous errons dans le clignotement.
J'entends par là non pas le philosophe féru de
psychanalyse, pas le brillant théoricien, mais le praticien
de l'analyse, le psychanalyste et sa pratique.
C'est bien ce que Lacan a enseigné : non pas Freud, mais
l'enseignement qu'il tira de la lecture de Freud. C'est comme
analysant qu'il nous invite à sa table. Dans ses écrits,
un analyste nous parle et nous l'écoutons. La compréhension
du texte lacanien est directement liée aux progrès
de la cure de l'analysant. La lecture de Freud nécessite
le passage à l'analyste, à la clinique ; c'est
le lieu privilégié de son interrogation.
De la voix timide et chevrotante d'un
"Herr Professor" au regard profond et douloureux, à
la voix tonitruante, aux harmoniques étendues d'un presbytérien
bouleversé et, à l'inverse de ce qu'ils furent
et accomplirent (Freud a beaucoup écrit pour qu'on l'écoute,
Lacan a beaucoup parlé pour qu'on le lise), nous lisons
Lacan, nous écoutons Freud.
Romain(S)Kchouk
octobre 2002