psychanalyse In situ


De ceux qui sont sans communauté...
Ces E.G.P. qu'on ose à peine nommer "communauté" *

Anne-Geneviève Roger

 

"Mais, si le rapport de l'homme à l'homme cesse d'être le rapport du Même avec le Même mais introduit l'Autre comme irréductible et, dans son égalité, toujours en dissymétrie par rapport à celui qui le considère, c'est une tout autre forme de société qu'on osera à peine nommer" communauté. Ou on acceptera de l'appeler ainsi en se demandant ce qui est en jeu dans la pensée d'une communauté et si celle-ci, qu'elle ait existé ou non, ne pose pas toujours à la fin l'absence de communauté." Maurice Blanchot. (1)

" Un affrontement, sans doute, appartient essentiellement à la communauté : il s'agit à la fois d'une confrontation et d'une opposition, d'une venue au-devant de soi-même pour se défier et s'éprouver, pour se diviser dans son être d'un écart qui est aussi la condition de cet être. " Jean-Luc Nancy (2)

 

Gageure politique et sociale au regard du sens commun, les États Généraux de la Psychanalyse présentent la caractéristique de vouloir se chercher en tant que communauté tout en se sachant par avance destinés à rester le modèle même d'une communauté inachevée, difficilement fréquentable, à la limite toujours inconvenante.
La détermination de ceux qui, dans le cadre des EGP, s'efforcent de donner vie à cette forme d'association inédite est d'autant plus remarquable que la plupart des protagonistes de cette nouvelle histoire n'ignorent pas que les entreprises de ce type ont souvent partie liée avec l'horizon pointé par Maurice Blanchot dans son texte sur La communauté inavouable.
Oui, nous pressentons que l'attachement au principe de l'association libre risque de nous faire retraverser les errements de certaines communautés surréalistes. Oui nous sommes au courant que l'engagement politique en faveur du mouvement altermondialiste ne nous met pas pour autant à l'abri de fourvoiements idéologiques comparables à ceux qui ont accompagné les pires expériences de l'époque dite communiste. Oui, nous avons repéré que le nom de Bataille (3) fait partie du maquis culturel des EGP et nous savons aussi que le combat de ce réseau mobilise diverses colonnes de partisans qui tous se réclament de l'idéologie de la libération, ce qui est un signe plutôt inquiétant d'une prédisposition à verser dans le camp de la résistance quand les paradoxes de l'histoire en cours font que nous aurions surtout besoin de gens disposés à explorer les chemins de la collaboration.
Nous saisissons l'extravagance et la folie de ce que l'on n'ose à peine désigner du nom de communauté et ne sommes pas sans percevoir les nombreux faux-pas d'ores et déjà accomplis. Certains actes, quand ce n'est pas la faiblesse conceptuelle de pensées souvent émises au nom de la défense de ce projet, au lieu d'aider à mieux cerner un dessein commun qui reste à définir, laissent entrevoir l'horizon de l'échec.
Et pourtant, en dépit des obstacles rencontrés, des embrouilles produites et des erreurs commises, nous persistons dans cette tentative. Nous persistons pour tout un tas de raisons, certaines bonnes et d'autres mauvaises, qu'il convient évidemment d'analyser dans leur singularité comme dans leur intrication et au rang desquelles on ne saurait éliminer totalement l'idée que la question de la communauté puisse travailler en profondeur un certain nombre d'entre nous.
Alors que nous vivons dans des sociétés qui n'incitent guère à penser la difficulté, voire l'impossibilité de vivre en commun, pour le monde de l'analyse comme pour le milieu intellectuel qui gravite autour, la tenue prochaine de la deuxième rencontre mondiale des EGP est en tout cas l'occasion de réfléchir à nouveau au sens de l'aventure acéphale et atypique proposée, il y a six ans déjà, par René Major.
S'agissait-il de rallumer autour de la mémoire de Freud, de façon gratuite et finalement éphémère les brûlots de la Révolution française, de créer ponctuellement un événement médiatique prestigieux, pouvant ensuite aider à la naissance de l'Institut des Hautes Études en Psychanalyse, ou d'un dessein en fin de compte encore plus ambitieux visant à créer au quotidien des conditions susceptibles d'inciter au moins une fraction des héritiers de Freud à sortir de leur belle indifférence sociale et politique pour assumer cette partie pesante et habituellement refoulée du destin humain qui est d'avoir à se soucier du mieux être de l'ensemble de l'humanité ?
Telle qu'elle fut émise avec une apparente sobriété en 1997, la proposition d'organiser pour la première fois des assises générales de la psychanalyse potentiellement ouvertes à toute personne de bonne volonté n'en comportait pas moins une marge d'outrance -si ce n'est un outrage aux bonnes mœurs analytiques- et un volant d'ambiguïté bien fait pour réveiller un métier en passe de perdre ses vertus subversives. Alors qu'il était tacitement admis au siècle dernier que l'ensemble de l'information dite scientifique sur l'inconscient se devait de transiter par le cercle étroit des pairs reconnus, à partir du lancement des EGP, c'est le principe même de confier une fois pour toutes le contrôle quasi exclusif de la totalité du savoir analytique aux chefs d'écoles qui dans les faits s'est trouvé remis en cause.
Quand, dans un univers organisé suivant les normes usuelles du milieu analytique, on prend, à l'heure de la multiplication massive du nombre des praticiens, l'initiative de donner à chacun la possibilité de penser et d'agir en son nom propre, sans délégation ni subordination, il est sûr qu'on se met en position d'endosser, au regard de l'histoire, une double responsabilité : celle d'exposer son propre milieu au risque d'une profonde déstabilisation et celle de lui offrir la possibilité d'explorer des chances inédites de renouveau. Quoi qu'il en soit de la part d'ambiguïté incluse dans le message adressé, (ambitionnait-on de réunir une assemblée d'égaux ou s'agissait-il de donner sa chance à un rassemblement solidaire entre partenaires inégaux, voulait-on promouvoir une nouvelle aristocratie des talents ou déconstruire le pouvoir des privilèges, y compris jusqu'à ceux liés au privilège du talent ?), il y a bien un point sur lequel la position du fondateur a toujours eu le mérite de la clarté et de la constance : c'est d'avoir d'emblée signifié qu'il "appartiendrait à ceux qui ont répondu à cet appel d'en déterminer eux-mêmes la source, le sens et les destinataires. " (Proposition adoptée dès l'allocution de la Sorbonne et encore réaffirmée au printemps 2003 à propos de la controverse engagée en France entre les groupes de travail Subjectivus et Axes et Cibles)
Le flou laissé au départ et intentionnellement maintenu par la suite ne permet à personne -et il est heureux qu'il en soit ainsi -de se prétendre seul détenteur de la bonne interprétation ; pour autant chacun est libre de balayer le champ des commentaires suscités par l'appel, de repérer parmi les interprétations émergeantes celles qui semblent plus ou moins cohérentes, plus ou moins désirables et d'indiquer au passage ses propres préférences.
De mon point de vue, c'est en premier lieu dans le sens remarqué par Lacan dans son séminaire du 10/01/1968 " ...un acte est révolutionnaire de susciter un nouveau désir… " qu'il convient de comprendre le coté " révolutionnaire " de l'entreprise EGP mais il faut être structuré et/ou cultivé de manière bizarre pour ne pas saisir que l'idée d'états généraux de la psychanalyse comporte également une invitation à resituer cette discipline dans la dimension d'une historicité qui la dépasse et offre en prime une incitation à questionner la famille freudienne depuis les bas-fonds de sa propre histoire.
S'il y a évidemment à prendre toute la mesure des perspectives de renouvellement ouvertes par la mise en place d'un tel chantier, il est par ailleurs peu étonnant de constater que l'initiateur du mouvement ne manifeste aucune envie de s'engager de façon partisane auprès de l'une ou l'autre cellule qui travaille sur le sens de son appel puisqu'en agissant ainsi il ne pourrait qu'en borner le sens et évincer un débat de fond qui commence tout juste à s'instaurer. Même si une partie du milieu analytique s'est au départ engagée dans cette aventure sans forcément avoir pris la peine de réfléchir de façon très approfondie aux implications possibles d'un tel intitulé, - il est probable qu'il n'existe pas de révolution, sans danger, sans imprévu et sans remaniement de certains équilibres - les tensions traversées au cours des trois dernières années commencent à susciter matière à réflexion et diverses conceptions sur le présent et l'avenir de ce mouvement sont en train de se formuler plus clairement.
Pour certains, il reste apparemment difficile de concevoir que les sommets mondiaux du mouvement puissent s'organiser autrement qu'à partir de comités exécutifs restreints réunissant quelques barons de la profession. La reproduction du modèle de Paris et le concept de rencontres prestigieuses où des maîtres à penser de la profession ou des sciences humaines voisines viendraient périodiquement exposer les dernières avancées de leurs savoirs est grosso modo le schéma préconisé par les organisateurs de la seconde rencontre mondiale de Rio, lesquels tentent d'imprimer au mouvement une direction élitiste, sous prétexte de l'empêcher de verser dans une hypothétique chienlit.
Autour du comité exécutif de Rio, gravite de plus la vague des attentistes qui demandent à voir dans quel sens le vent va tourner et le lot tout aussi classique des habituels ambivalents, qui, tout en étant en principe favorables au changement, passent leur temps à avancer un tas de raisons justifiant qu'on en retarde la venue.
Les problématiques des organisateurs comme celles de la plupart des participants des trois rencontres intermédiaires latino-américaines sont assez différentes. De ce côté-là, l'enthousiasme initial s'est plutôt bien conservé. Le public des rencontres latino-américaines a l'expérience de congrès organisés sur un mode non-directif. Dans la mesure où les personnes qui viennent là sont à la recherche d'une qualité de rencontre qu'elles ne confondent pas avec le recours systématique au vedettariat de quelques grands noms, elles sont dans l'ensemble clairement favorables à l'idée de faire glisser le rôle d'impulsion venu d'en haut à une responsabilité solidaire qui se diffuserait à l'ensemble et demandeuses de l'ouverture d'un débat franc et loyal sur l'avenir du mouvement. Une discussion plénière devrait permettre d'exposer l'ensemble des conceptions actuellement en présence, sans qu'on écarte ou discrédite par avance certaines thèses présentées comme irrecevables, irréalistes ou sans intérêt.
La règle d'un sommet EGP implique que l'on accepte le principe d'une certaine mixité, que l'on consente à s'exposer à croiser cet autre inconnu qui ne sort pas obligatoirement du même sérail et qui n'a pas forcément le même tempérament ou les mêmes idées. Cela dit, la perspective de devoir poursuivre le dialogue avec des analystes argentins suffisamment voyous pour décliner l'invitation à servir de lecteurs/rapporteurs ou d'avoir à engager la conversation avec des voyelles étrangères coupables de divulguer des idées dangereuses ne semble pas réjouir outre mesure les organisateurs de la rencontre de Rio.
D'un autre côté, bien des participants des premières rencontres ont vécu jusqu'à présent plutôt difficilement le face à face avec des chefs d'école et des statues de maîtres qui, pour s'être engagés publiquement à descendre de leur piédestal, n'en éprouvent pas moins souvent une difficulté patente à accomplir au quotidien et en souplesse ce petit saut en arrière qui pourrait être un grand pas en avant pour la cause commune.
Dans ces conditions, de la rigidité, de l'agacement, de la condescendance et de l'arrogance se sont mis à circuler et ces affects se sont manifestés avec suffisamment de vigueur pour que soit soulevée la question d'une éventuelle rupture entre des sensibilités différentes. Pour autant chez bon nombre d'entre nous, ces tensions récurrentes n'ont pas fondamentalement érodé le désir de continuer à donner sa chance à une communauté hétérogène. Parce qu'il s'agit d'un mouvement dont la logique interne pourrait bien être d'amener ceux qui le rejoignent à entamer un processus analytique permanent capable d'aider à repenser le rapport de chacun à tous, parce qu'il s'agit d'un montage susceptible de nous faire vivre autrement l'expérience de questions politiques élémentaires, il est probable qu'un organisme conçu de la sorte est appelé à connaître fréquemment un niveau élevé de tensions. Il se pourrait même que ce soit justement dans l'interrogation constante des possibles points de rupture que réside une bonne part de l'intérêt de cette affaire communautaire peu commune.

Pour peu que quelque chose de cet ordre-là ait été effectivement en cause dès le départ était-il judicieux de commencer par agiter le chiffon rouge de revendications radicales, au risque de provoquer d'importantes angoisses de pertes de privilèges, surtout lorsque l'on sait qu'éveiller ou réveiller ce type d'angoisses comporte le danger d'accroître la tentation de repli sur des grilles interprétatives et des comportements anciens ? L'avenir dira si la communauté inaccomplie que nous formons sera capable de gérer convenablement les tensions qu'elle laisse remonter à la surface mais l'on voit mal comment des analystes pourraient souscrire à l'idée d'une analyse quelconque se déroulant sans turbulences, sans mise à jour d'un fond pulsionnel archaïque et sans réveil des anciens réflexes. Soyons donc tous un peu patients et, dans quelque temps, il se pourrait que l'on commence à y voir plus clair.

Lorsque j'ai lancé le groupe Axes et Cibles en mai 2002, il n'existait à Paris aucun espace installé dans un lieu public permettant à quiconque de venir sans recommandation ou cooptation particulière partager ses réflexions autour des thèmes abordés par les Etats Généraux de la Psychanalyse. Aujourd'hui Axes et Cibles est l'une des cellules qui se réunit régulièrement en France au titre des EGP. L'espace de discussion que nous avons ouvert permet à quiconque d'interroger sans censure et sans tabou les divers champs et manifestations de la psychanalyse et offre à qui le souhaite la possibilité de proposer un thème de réflexion ou d'intervenir sur les sujets déjà inscrits. La consultation des travaux d'ores et déjà installés en ligne par l'intermédiaire de ce groupe (4) prouve que nous nous soucions effectivement d'interroger la psychanalyse à partir de ses pratiques nouvelles, d'établir un dialogue avec des gens venant de disciplines voisines et de penser la dimension socio-économique de la psychanalyse. Avec ceux qui m'ont rejoint depuis pour assurer la coordination de ce groupe (5) nous nous efforçons également de réfléchir à comment concrétiser la conception a-hiérarchique des EGP. Notre souhait est de voir se mettre en place une communauté libre et responsable de partenaires capables de contra-dictions. Mais comme les institutions analytiques et les sociétés humaines en général n'ont jusqu'à présent pas beaucoup investi en direction de l'autogestion responsable entre partenaires dissemblables, nous situons l'expérience en cours plutôt du côté de la création d'une utopie. Option qui pose autant de problèmes qu'elle en résout puisque chacun sait que la fonction de l'utopie, dans sa partie la plus novatrice, la plus révolutionnaire introduit obligatoirement du différent et que plus ce différent est autre, plus il est facilement source de différends.
Nous percevons en fait l'ensemble du réseau EGP comme un vaste laboratoire où peuvent s'interroger les points d'articulation entre désir singulier et contrainte groupale. Le groupe Axes et Cibles a été ouvert avec l'assentiment de René Major, pourtant à partir du moment où du différent non contrôlé par Les Amis a trouvé à s'exprimer au sein des EGP France, des tensions n'ont pas manqué de se produire. Que nous ayons certaines réserves à vis-à-vis des fonctionnements élitistes ne signifie pas pour autant que nous sommes favorables à un renversement des valeurs qui effacerait toute distinction entre maîtres et élèves, que nous sommes incapables de reconnaître l'autorité morale de certains collègues ou de discerner des niveaux dans l'intérêt de certaines communications ou prises de parole. Mais pointer l'écart entre ce que les EGP sont et ce qu'ils sont censés être, discuter publiquement des limites, des freins et des disfonctionnements de la construction en cours et transformer les tensions rencontrées en objets d'études est une démarche naturelle à nos yeux. Cette attitude, tantôt mal comprise tantôt mal admise, nous est parfois reprochée par des collègues qui estiment qu'elle porte tort à l'image du mouvement. Aux yeux des Amis, nous avons la réputation d'être une marge turbulente et frondeuse. Il est à noter que les arguments de certains de nos contradicteurs sont parfois relativement proches de ceux qui servirent jadis pour demander aux militants et aux intellectuels communistes de ne pas critiquer le Parti afin de ne pas désespérer les ouvriers. Quant on sait où cette stratégie a conduit les divers partis communistes, cela ne nous incite guère à aligner notre discours sur la ligne du parti des Amis. Et quand on réalise qu'en l'occurrence, il s'agit non pas tant d'éviter de désespérer les descendants de Freud devenus manouvriers du divan, mais plus de veiller à ne pas inquiéter le groupe des notables et la frange la plus aisée du monde de l'analyse, frange respectable certes, mais dont on voit mal à quel titre et en fonction de quel facteur inanalysé et inanalysable elle se devrait de diriger à jamais et à elle seule l'organisation de la communauté EGP au moment de ses sommets mondiaux, cela ne nous convainc pas non plus de l'absolue nécessité de censurer nos propos pour mieux garantir la défense de l'intérêt collectif.

Il est sûr qu'un certain nombre d'arguments avancés dans la mouvance du groupe Axes et Cibles sont dérangeants. Face à cela, au lieu d'accepter la confrontation et d'entamer un vrai débat d'idées, d'aucuns préfèrent nous ignorer, quand d'autres nous accusent de déloyauté, de visées subversives ou nous décrivent comme désireux d'éliminer les hiérarchies en place alors qu'il suffit de nous lire d'un peu près pour percevoir que le vieux schéma d'une révolution se soldant par la victoire d'une catégorie, d'une division, d'une fraction sur une autre, ne constitue clairement pas pour nous un modèle attractif. Nous n'aspirons pas non plus à promouvoir un type de communauté où il serait mal vu de plaisanter avec l'expérience en cours et où _rôderait en filigrane la préoccupation de répartir les membres entre le bon grain des orthodoxes et l'ivraie des dissidents en puissance. À partir de là, nous retrouver face à des disciples pétris de bonnes intentions qui gaspillent une partie de leur talent à vouloir nous intimer de choisir entre la place d'ami inconditionnel des EGP ou celle de suspect ou d'ennemi nous paraît un destin mi fun mi funeste. Étrange demande, venant involontairement s'inscrire dans le prolongement de la droite ligne préconisée par tous les théoriciens de la Terreur, lesquels sont unanimes à expliquer qu'il ne faut surtout pas plaisanter avec le pouvoir, qu'un bon militant se doit d'adhérer à la Révolution sans jamais la critiquer et qu'en dehors des amis inconditionnels de la Révolution, il n'y a que des suspects ou des traîtres.
Une remarque d'Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray peut éventuellement nous aider à comprendre une partie de nos embrouilles, en même temps qu'elle viendrait pointer une direction à explorer pour tenter de soigner notre mal à vivre ensemble : "L'humanité se prend trop au sérieux. C'est le péché originel de notre monde. Si l'homme des cavernes avait su rire, le cours de l'histoire eût été changé." En regardant les différents sacs de nœuds empilés au fil des ans par les divers regroupements à base d'analystes, mon humble sentiment est que la famille freudienne, restée en cela relativement proche de l'homme de Cro-Magnon, du moins tel que perçu par O. Wilde, présente un défaut majeur assez handicapant : celui d'être souvent composée de gens qui souffrent (et font souffrir les autres) de se prendre beaucoup trop au sérieux. J'en profite pour préciser au passage que le point de vue jacobin par mes soins revisité à l'occasion des EGP s'est toujours caractérisé d'intégrer une dimension ludique. S'installer dans cette position réunissant à mes yeux le double mérite de penser les problèmes de l'entreprise en cours et d'indiquer de façon paradoxale la nécessité de se distancier d'avec ce que le robespierrisme incarne comme pensée paranoïaque.
Que la liberté d'expression reste la règle fondamentale au sein des EGP sans que se réinstalle de façon détournée une censure qui n'oserait pas dire son nom est un point particulièrement cher aux participants de notre cellule de travail. À cet égard, le fait qu'un groupe comme le nôtre se soit finalement, après hésitation et réflexion, vu confirmé dans son droit de publier librement sur le site officiel français de la Cyber Revue EGP nous paraît plutôt rassurant.

Les disputes recèlent très probablement les chances comme les risques de l'avenir de ce mouvement. Cela étant, il nous reste des progrès à faire pour " (…) devenir capables de regarder en face notre béance et notre affrontement, non pour y sombrer, mais pour y puiser, malgré tout, la force de nous affronter d'abord en connaissance de cause, ensuite de manière à réellement nous dévisager - sans quoi l'affrontement n'est que bousculade indistincte et aveugle ? " (6) Au moment de la deuxième rencontre mondiale, on peut tout de même espérer que la grande majorité des participants sera d'accord pour maintenir ouvert le dialogue entre tous les partenaires qui s'intéressent à ce mouvement et aura perçu l'intér_êt de laisser se développer dans les cellules qui composent ce réseau quelque chose qui soit de l'ordre d'une certaine anarchie critique. Maintenant il est sûr qu'il y a un équilibre à trouver pour laisser un certain " dé-chaînement " des pensées s'exprimer sans que se développent parallèlement des tensions insupportables pour le plus grand nombre. Aboutir à une scission entre divers camps en présence serait de toute manière un échec. Et dans ce cas, peu importerait en fin de compte, de savoir quel serait le bord qui l'emporterait, celui des ultra progressistes contre celui des progressistes modérés, celui des notables contre celui des analystes ordinaires, celui des partisans de Rio contre les adeptes du modèle de Sao Paolo, puisque les vainqueurs seraient évidemment en même temps les perdants.
La capacité de chacun à dépasser ses craintes, l'aptitude à entretenir une circulation fluide entre le rêve et les exigences de la raison, le refus d'adopter des positions qui diabolisent le contradicteur, le rejet des solutions à base d'exclusions ou de domination d'un groupe sur un autre sont autant de points sur lesquels nous avons tous à nous montrer vigilants si nous voulons continuer à avancer dans la construction de cette utopie sans illusion.
La volonté de maintien de l'ordre, l'exigence de la fidélité à la tradition, l'appel à la raison et au sérieux, la régulation collective sont nécessaires aux EGP, la dynamique contestataire, l'esprit de rébellion, l'élan libertaire, l'exubérance généreuse, la fibre poétique et humoristique le sont tout autant.

Que penser aujourd'hui de ce qui est maintenant voulu et désiré en divers lieux sous le nom d'Etats Généraux de la Psychanalyse ?
Certes, tout n'est pas parfait dans l'expérience en cours, mais on pouvait s'attendre à ce qu'il en soit ainsi. De temps à autre, ressurgit inévitablement ici ou là la tentation de mettre à part la parole de l'expert reconnu ou celle de l'autorité influente et supposée supérieure de tel ou tel Comité National ou International, pourtant dans l'ensemble, il s'est déjà passé quelque chose qui est en train de permettre qu'adviennent dans ce milieu des fonctionnements et des raisonnements légèrement autres. Si l'on se doit de reconnaître à René Major la paternité de ce projet de communauté analytique acéphale, on peut tout à fait lui en être reconnaissant sans pour autant se sentir obligé d'affirmer publiquement que ce rêve est déjà accompli ou même qu'il est en passe d'être convenablement réalisé en France ou en Amérique Latine. Maintenant les tensions rencontrées de part et d'autre de l'Atlantique sont-elles uniquement à comprendre en tant que destin affligeant d'une communauté incapable de faire autre chose que de se condamner éternellement à la reproduction du même ?
Au-delà des habituelles rivalités de pouvoir, par-delà les classiques conflits de générations, en dépit des complications dues à d'inévitables interférences transférentielles et contre-transférentielles, il se pourrait que nous soyons face à une expérience qui, du plus profond de ses balbutiements, arrive à dire ceci : il y a, malgré tout, chez nous une résistance et une insistance de la communauté. Cette communauté est destinée à rester encore longtemps sinon toujours inconvenante et difficilement présentable en public. Pour autant elle n'est pas une pure abstraction, elle n'est pas sans effets remarquables.
Comme le formule là encore Jean-Luc Nancy dans la Communauté affrontée, texte dont chaque ligne semble avoir été écrite sinon en écho du moins en résonance avec l'expérience en cours - mais est-ce tant que cela un hasard ? - : " Il y a déjà eu entre nous - nous tous ensemble et par ensembles distincts - le partage d'un commun qui n'est que son partage, mais qui en partageant fait exister et touche donc à l'existence même en ce que celle-ci est exposition à sa propre limite. C'est cela qui nous a fait " nous ", nous séparant et nous rapprochant, créant la proximité par l'éloignement entre nous -" nous " dans l'indécision majeure où se tient ce sujet collectif ou pluriel, condamné (mais c'est sa grandeur), à ne jamais trouver sa propre voix.( 7) .
Il y a dans le projet EGP, contre nos démons de l'affrontement, contre nos sirènes de la séparation, une exigence philosophique et politique de l'être en commun, une nécessité de l'ouverture à l'autre, quoique l'autre soit inquiétant ou précisément pour cette raison-là. Passer accord entre des personnes semblables ou qui ont des intérêts concordants n'est pas un acte politique méritoire ; là où il y a en revanche une vraie vertu politique c'est de décider de vivre ensemble après avoir pris la mesure des multiples raisons que nous aurions de ne pas le faire. La communauté des EGP n'est pas accomplie, nous savons qu'elle ne sera jamais achevée et ce d'autant plus que la psychanalyse est naturellement porteuse d'un facteur d'inachèvement.
La négativité des EGP, si d'aventure elle est repérable, l'est dans la mesure où cette communauté n'est pas appelée à se matérialiser par l'accomplissement d'une œuvre bien nette. La positivité des EGP, si d'aventure elle devait devenir un peu plus repérable, le serait dans la mesure où cette communauté se mettrait à assumer un peu mieux le risque de faire vivre ensemble non pas des individus tous plus ou moins bâtis sur le même modèle mais des personnes vraiment dissemblables. Il est probable que le prochain défi et en même temps le risque existentiel le plus important actuellement couru par ce mouvement, consiste à rompre avec la tradition des grands rassemblements d'analystes dont une des caractéristiques est de réunir des catégories d'individus sensiblement homogènes. Vu les dépenses liées à la participation à un congrès international et vu les conditions sociologiques moyennes des nouvelles générations d'analystes ou des chercheurs en sciences humaines, personne, parmi les congressistes inscrits au deuxième mondial des EGP, n'est en situation d'ignorer qu'une grande partie de la communauté concernée par ce mouvement est aujourd'hui tenue à l'écart de ce type de rencontres pour des raisons financières. En négligeant cette donnée, en respectant les barrières financières qui font obstacle à la mobilité des hommes et des idées, en oubliant d'instaurer entre nous un minimum de solidarité susceptible d'atténuer ce phénomène, nous souscrivons à des choix économiques, politiques et culturels qui ne sont pas sans effet sur la collectivité ni sans rapport avec ceux qu'opèrent quotidiennement tous les nantis de la terre, lesquels manifestent généralement une propension naturelle à préférer rester entre eux.

Les EGP sont une figure de l'incomplétude qui offre en permanence les joies et les inquiétudes d'une ballade au bord d'un précipice ; ils sont ondulation et mouvement, un cadre sans véritable garde-fou, un cadre sans toile où chacun peut choisir de venir dessiner la trame de ses rêveries de promeneur non solitaire. En pratique, tout se passe comme si cette association avait été conçue pour que les frères et les sœurs ennemis de la Horde puissent venir s'exposer un temps, sans défense, à la cruauté de tous les autres. Parce qu'elle ressemble à une esquisse sans clou, cette forme informe offre au bien-pensant et au malfaiteur si étroitement associé en chacun de nous la possibilité de pouvoir s'accrocher virtuellement et parfois même très fermement avec son double mal-pensant et bienfaiteur, sans pour autant se déchirer à mort.

Diagnostic : Amour impossible d'une communauté inavouable d'amis impossibles et maudits qui se donneraient les moyens de sonder ensemble les limites de leur tolérance….
État actuel : Plus proche du monde de Bacon que de l'univers du naïf Rousseau.
État futur : Forcément complexe, d'autant plus aléatoire que les prochaines sommets internationaux ne s'annoncent ni désertés, ni dé-affectés.

Personne n'ayant les moyens de savoir aujourd'hui où l'appel du 17 Juin 1997 finira par conduire l'ensemble de ceux qui ont décidé d'y répondre, la piste mérite d'être poursuivie. Pour peu que nous ayons l'esprit curieux et que nous soyons suffisamment nombreux à avoir envie de repousser à un au-delà de demain la fin toujours programmée et toujours incertaine inscrite dans le destin d'une communauté.

Anne-Geneviève Roger
ag.roger@wanadoo.fr
Paris Septembre 2003.


* Cet article constitue une contribution aux travaux de la Deuxième Rencontre Mondiale des Etats Généraux de la Psychanalyse tenus à Rio du 30 octobre au 2 novembre 2003.
Pour plus d'informations concernant le réseau des EGP :
www.estadosgerais.org/

www.etatsgeneraux-psychanalyse.net/)

 

 

Notes

1) Blanchot M. La communauté inavouable Paris Éditions de Minuit,1983. p 12.
2) Nancy J.-L. La communauté affrontée Galilée, Paris, 2001, p. 50.
3) Allusion à l'œuvre de Georges Bataille, écrivain français. Concernant les idées politiques de Bataille, voir la thèse de Francis Marmande Georges Bataille politique Presses Universitaires de Lyon, 1985.
4) Pour avoir une idée des thèmes mis en travail et des textes discutés au sein du groupe Axes et Cibles, voir notamment la rubrique Groupes de travail France au sein de la Cyber Revue des EGP (www.etatsgeneraux-psychanalyse.net/groupes/groupes.html), et http://www.psychanalyse-in-situ.fr/ (dans la revu.e du site) et sur le site des Etats Généraux d'Amérique latine : : http://estadosgerais.org
5) Depuis décembre 2002 la coordination du groupe Axes et Cibles est assurée par trois personnes : Michel Juffé, Jacques Letondal et Anne-Geneviève Roger, tous trois membres de l'Association les Amis des EGP.
6) Nancy J.-L. La communauté affrontée Galilée, Paris, 2001p. 19. Parmi les autres ouvrages intéressants à consulter sur ce thème, voir également du même auteur La communauté désœuvrée. Première parution1986, Christian Bourgeois éditeur, réédition 1990 et 1999.
7) Nancy J.-L. La communauté affrontée Galilée, Paris, 2001, p 45.

 

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