psychanalyse In situ


Soumission hypnotique, dépendance unilatérale et mutualité symbiotique


Ricardo Ileyassoff

 


En un siècle de vie, la psychanalyse a évolué dans des directions différentes tant sur le plan clinique que théorique, faisant incursion dans des territoires nouveaux et créant de nouvelles zones par des déplacements de frontières. Je me réfère à son extension à l'enfance, à la psychose et aux cas relevant des états limites. Ces progrès notables ont consolidé sa respectabilité thérapeutique dans le vaste champ de la psychothérapie dont elle a l'origine de manière décisive. Psychothérapie qui l'a par la suite débordée et qui exerce sur elle une pression à partir des exigences d'une société orientée vers l'efficacité - la production de résultats au moindre investissement possible en argent et en temps - obtenant la respectabilité en échange du conformisme. Cependant fonctionner au rythme d'une machine productive de normalisation exige de laisser de côté tout ce qui dans l'humain ne se soumet pas à son impératif, ce qui pour Freud constituait la base d'un Malaise dans la Culture toujours croissant.

Dans Analyse terminable et interminable, Freud a manifesté sa crainte de voir la psychanalyse réduite exclusivement au rang d'une psychothérapie. Ce qui résiste dans la psychanalyse à cette réduction était ce qu'il considérait être "sa signification culturelle". La psychanalyse devait contribuer à l'éclaircissement des fondements des institutions humaines qui sont à la base des rapports de pouvoir. Il s'agissait de l'origine de l'ordre social, de la religion et de la morale.

Selon Freud, pour donner jour à une masse ou à une institution, deux personnes au moins étaient nécessaires; il suffisait que l'une d'elles occupe la place de l'Idéal du Moi. L'Idéal du Moi incarné dans un objet constitue le noyau de la relation hypnotique qui à son tour est le produit du transfert amoureux. Pour Freud, il existerait une relation entre le transfert qui se manifeste dans l'analyse et ce qui arrive dans les phénomènes de l'énamoration, de l'hypnose et dans la masse conduite par un guide. Ces trois formations collectives, qu'il situait dans une série continue, auraient quelque chose en commun: elles viseraient à la reconstitution d'un état originaire de la famille humaine, la horde primitive. Dans cette perspective, l'analysant répéterait dans le transfert les conditions qui ont été à l'origine de l'évolution de l'institution de la culture aux deux niveaux, individuel et collectif. De cette façon l'analyste pouvait assister à nouveau au travers d'un artifice - le dispositif analytique- à la reproduction des conditions qui ont présidé à l'ordre social, à la religion et à la morale.

Freud concevait la relation analytique à partir du modèle de l'hypnose, une relation asymétrique entre un supérieur et un subordonné. Nous référant à la terminologie de Lacan, on pourrait la définir comme la relation du sujet au grand Autre non barré, le Père Idéal, auquel Freud a donné une représentation mythique dans Totem et Tabou. Pour Freud l'objectif ultime de la thérapie analytique viserait la dissolution de ce transfert, la barre apposée sur le grand Autre, c'est-à-dire l'abandon par l'objet de la place de l'Idéal du Moi. Opération difficile à mener à son terme, en raison des limites mêmes de cette conception du transfert, transfert fondé sur l'autorité attribuée à la figure paternelle. Freud n'a jamais cessé de rappeler que la psychanalyse, tant sur le plan théorique que thérapeutique, administrait un héritage qui lui avait été légué par l'hypnose. Il a de même reconnu sans difficulté que l'abandon de l'hypnose l'avait conduit à redécouvrir la suggestion sous la forme du transfert. Il avait initialement formulé sa théorie du transfert comme une tentative d'expliquer l'hypnose sans se laisser arrêter, comme cela avait été le cas pour Bernheim, par le mystère de l'autorité suggestive. Pour Freud, le transfert représentait ce minimum indispensable d'autorité suggestive, fondée sur l'amour, qui permettait d'exercer un certain degré d'influence sur la névrose du patient au travers de l'interprétation.

Dans Psychologie des Masses et Analyse du Moi, Freud déclare avoir observé qu'au moins une fois dans chaque analyse, quand le transfert acquérait une certaine intensité, le patient entrait spontanément dans un état de transe hypnotique. Dans ces circonstances, il se produit un arrêt du flux associatif, le patient reste absorbé par une image de son champ visuel, situation que Freud lui-même résout en lui donnant un éclaircissement: les observations de ce type font penser que l'abandon de l'hypnose n'avait pas nécessairement délogé Freud de son territoire. L'analyste avait gardé une partie du pouvoir dont disposait antérieurement l'hypnotiseur. Si nous ajoutons à l'asymétrie de la relation, la règle d'abstinence que la situation analytique devait imposer au patient, on obtient comme résultat exactement ce qui devait différencier l'hypnose de l'énamoration : l'abandon amoureux devant l'objet qui occupe la place de l'Idéal du Moi, caractérisé par une inhibition du but libidinal. Freud a construit le dispositif clinique de la psychanalyse comme un dérivé de la technique hypnotique et suggestive, mais aussi comme le produit d'une rupture radicale avec elle. Rupture, non seulement à cause d'une inefficacité thérapeutique ou de l'exigence de clarté intellectuelle et scientifique, mais surtout à cause de la position éthique qui interroge les fondements et les conditions de l'exercice du pouvoir. Sur ce plan on peut dire qu'il a suivi les traces des deux grands philosophes maudits et insoumis de la tradition culturelle européenne, Spinoza et Nietzsche.

Dans un de ses derniers écrits, Analyse terminable et interminable, Freud a constaté la difficulté intrinsèque à la position de l'analyste due au pouvoir que lui conférait le transfert : quand un homme est investi du pouvoir, il lui est difficile de ne pas en abuser. Il place le métier d'analyste à côté des deux autres, plus anciens, qui consistent à gouverner et à éduquer. Il qualifie d'impossibles ces trois métiers dans la mesure où ils partagent un destin commun : la source de leur pouvoir représente en même temps la raison qui les condamne d'avance à un résultat insatisfaisant et à un échec partiel.
Ferenczi a été celui qui a mené aux limites les plus extrêmes le transfert paternel que Freud associait à la technique de la frustration. Prenant appui sur une remarque de Freud faite lors du Congrès à Budapest en 1918, et avec son approbation, Ferenczi a commencé à se servir du transfert pour, moyennant une augmentation de la tension - technique active - induire l'actualisation des conflits du patient, avec pour objectif d'accélérer la cure et de sortir des situations d'empêchement dans les cas difficiles. Il a poursuivi, après avoir reconnu son échec, par une opération strictement inverse à la précédente, qui consistait à réduire la tension - technique de la relaxation néocathartique - offrant au patient une pleine liberté d'agir la régression, sur le modèle de transfert, cette fois-ci maternel, contenant ses propres réactions, agissant toujours avec douceur et permettant un certain degré de gratification régressive.
Rétrospectivement, dans son Journal Clinique, Ferenczi soutenait que la technique active avait représenté une méthodologie autoritaire, sadico-éducative, tandis que la technique de permissivité néocathartique, induisait une fausse disponibilité, qu'on ne pouvait soutenir qu'au prix d'un certain niveau d'hypocrisie professionnelle. Il constatait que cette fausse indulgence permissive qui cachait sa propre irritation n'était pas si éloignée qu'elle le paraissait de la violence de la technique active, faisant supporter des tourments au patient dont il attendait néanmoins de la gratitude en retour. Ferenczi ne cessait de vérifier que dans les deux cas les conditions relationnelles du trauma originaire tendaient à se répéter.


Si Ferenczi a remis au premier plan l'importance du trauma, relégué à un rôle secondaire par Freud, c'est que ses expériences avec le transfert l'on conduit à le reproduire. Il avait commencé par un autoritarisme rigide, puis l'avait abandonné pour incarner une figure extrêmement bienveillante, mais non moins puissante. Dans les deux cas, il avait mis les patients dans le même état relationnel qui avait eu lieu lors du traumatisme. Au travers de la relation, il induisait chez les patients un état hypnotique, état régressif, favorisé par le libre cours donné au transfert maternel. Freud quant à lui, ne supportait pas cet aspect du transfert chez ses propres patients, il préférait de loin incarner le rôle du père.


Dans Introjection et Transfert (1909), Ferenczi avait distingué deux formes d'hypnose : l'une caressante, apaisante, distensive, et l'autre, menaçante. Il avait attribué la première au modèle maternel, la seconde au modèle paternel. Freud n'avait pas oublié de rappeler cette distinction dans Psychologie des Masses et analyse du Moi en évoquant la question de l'ordre qui induit le sommeil hypnotique. Il n'en a cependant jamais fait usage. Le passage opéré par Ferenczi de la technique active à la technique de la néocatharsis a représenté un déplacement de l'hypnose paternelle à l'hypnose maternelle dans la terminologie conçue par lui en 1909. Une autorité peut être menaçante ou bienveillante, mais il s'agit dans les deux cas d'une figure puissante, qui provoque une soumission surmoïque, sous la forme d'une dépendance due à l'amour. Si Freud, partant de l'hypnose, a conceptualisé le transfert à partir du modèle de la soumission à la figure du père incarnée dans le mythe de la horde primitive, Ferenczi a fait émerger le phénomène de la dépendance comme un aspect caractéristique du transfert maternel.

Faisant un bilan de la manière dont Ferenczi se situait par rapport au transfert de ses patients, Balint écrit : "Ferenczi reconnut assez rapidement que, quel qu'ait été son but, il en résultait toujours une plus grande dépendance de ses patients à son égard, c'est-à-dire lui-même devenant de plus en plus important à leurs yeux. Quant aux raisons pour lesquelles il en était ainsi, elles lui échappaient complètement. Aujourd'hui nous pouvons ajouter que sa technique, au lieu de réduire l'inégalité entre ses patients et lui-même, augmentait celle-ci, et que ses patients le ressentaient comme véritablement omniscient et omnipotent."

Ferenczi n'avait pas réussi à sortir de l'asymétrie de la relation analytique telle que Freud l'avait conçue à l'origine. De plus cette inégalité était augmentée par les expérimentations avec la technique ayant conduit Ferenczi à découvrir les potentialités thérapeutiques de la régression, évitées jusqu'alors et considérées comme dangereuses par Freud. Nonobstant sa tentative de faire l'analyse d'enfant avec les adultes, au moyen de la régression, il n'a pas réussi à surmonter lui-même l'obstacle que représentait le fait d'incarner la figure puissante de l'adulte face à un enfant dépendant. D'où sa dernière tentative désespérée pour rééquilibrer la relation au moyen de l'analyse mutuelle. Il s'agit là de la troisième phase de son expérimentation clinique dont nous trouvons le récit détaillé dans son Journal Clinique.

Balint a poursuivi l'expérimentation avec la technique laissée inachevée par Ferenczi à cause de sa mort prématurée. Son intérêt s'est concentré sur l'étude de la relation de conditionnement mutuel entre régression et transfert. Pour Balint, la forme que revêt l'une ou l'autre, tout autant que le résultat de leur interaction sont déterminés à leur tour par deux facteurs artificiels de la technique :
1) le degré d'inégalité dans la relation,
2) les conditions dans lesquelles il est possible de transgresser la règle d'abstinence ou de privation imposée au patient dans la situation analytique classique.
Pour Balint, l'évolution, ou plutôt la forme que prend la régression - maligne ou bénigne - dépend, non seulement des caractéristiques personnelles ou de la pathologie du patient, mais aussi de la réponse de l'analyste, déterminée par sa technique qu'il assimile au contre-transfert. Si l'analyste incarne une figure puissante il favorise une régression maligne. S'il est capable d'ajuster sa technique à ce qui est le plus adéquat à chaque moment pour un patient donné en état de régression, sans alimenter l'inégalité dans la relation, compte tenu de l'augmentation de la dépendance que cela entraîne, alors il favorise le déroulement d'une forme bénigne. L'alternative entre gratification et frustration reste subordonnée à ce facteur. Un autre critère, non moins important qui détermine la décision de l'analyste à cet égard, c'est de savoir si la satisfaction d'un besoin permettra la réduction de la tension ou si elle ne fera que l'augmenter, donnant lieu à un cycle vicieux où chaque satisfaction provoquera une nouvelle demande, où l'insatisfaction et la dépendance deviendront alors chaque fois plus importantes. La réaction de l'inconscient va dépendre de la manière dont les pressions qu'il subit seront exercées.


Dans le Défaut Fondamental, Balint distingue trois zones du psychisme. Je ne traiterai ici que des deux niveaux impliqués dans le processus analytique. Ces zones psychiques ne s'excluent pas, elles existent parallèlement, et les phénomènes propres à chacune d'elles ne se présentent jamais à l'état pur. La première, l'aire œdipienne dans la conception de Freud qui a littéralement été à l'origine de la psychanalyse classique, est l'aire de la parole, caractérisée par le conflit et l'ambivalence. La deuxième est l'aire du "défaut fondamental" à laquelle on accède par la voie de la régression. La communication verbale liée à l'association libre et à l'interprétation perdent l'importance qu'elles ont dans la zone précédente. Les phénomènes qui se manifestent dans cette zone ne se prêtent pas facilement à la verbalisation ; les interprétations de l'analyste sont moins opérantes au niveau de la parole et prennent une valeur purement affective ; elles se convertissent en signes d'acceptation ou de rejet, d'affection ou d'hostilité. Il arrive alors souvent que le patient commence à en savoir davantage de l'inconscient de son analyste qu'il ne serait souhaitable, comme s'il avait acquis une aptitude mystérieuse pouvant donner l'impression de relever de la télépathie ou de la voyance.


Dans la zone du "défaut fondamental", il ne s'agit plus de résoudre un conflit, d'où l'on peut retirer l'impression que l'interprétation est inutile. Il s'agit d'un "défaut" provenant d'un traumatisme, d'une carence de l'environnement, d'un manque d'ajustement aux besoins de l'enfant, tant sur le plan matériel qu'affectif. Cette carence peut se reproduire, cette fois-ci par défaut d'ajustement de la technique de l'analyste aux nécessités du patient en état de régression. Lorsque le processus thérapeutique a lieu dans cette aire du défaut fondamental, des modifications de la technique sont alors requises. Dans ces cas-là, le but du traitement consiste à désactiver ce "défaut" par la création de conditions qui favorisent sa cicatrisation. Il s'agit de créer des conditions qui permettent au patient de découvrir de nouvelles modalités de relation avec l'environnement et de vivre ce que Balint appelle "un renouveau". Cette forme de régression signifie un retour au moment qui a précédé le début du développement défectueux, pour découvrir quelque chose de nouveau, ce qui équivaut à un progrès. Mais pour arriver à ce point il est parfois nécessaire d'accepter que le patient traverse une période d'agressivité, suivie d'une période de deuil, étant donné que les effets de cette imperfection ne pourront jamais être complètement éliminés et qu'il en restera par conséquent toujours une cicatrice indélébile dans sa structure psychique.

L'analyste ne représente alors plus une figure œdipienne puissante - paternelle ou maternelle - un objet séparé aux contours nets mais, plutôt, ce que Balint appelle, une "substance primaire". La régression au-delà du niveau œdipien conduit au rétablissement de la relation primaire avec l'environnement, indifférencié, dépourvu de structure et de confins précis. Le modèle biologique de cette relation de "mélange harmonieux par l'interpénétration" entre individu et environnement, peut se représenter au moyen de plusieurs exemples. La relation du fœtus avec le liquide amniotique, la relation du poisson à l'eau qui le porte mais qui est également contenu dans ses branchies, ou notre propre relation à l'air que nous respirons. Si rien ne vient déranger cette harmonie et qu'aucune raréfaction ne se produit dans l'environnement, sa présence reste en quelque sorte imperceptible ; elle est néanmoins indestructible comme l'eau ou l'air. La fonction de l'analyste consiste à donner du temps et l'environnement adéquat ; il accepte de se laisser utiliser et offre, si nécessaire, le soutien indispensable, comme le fait l'eau pour le nageur ou la terre pour le marcheur.

L'accent se déplace alors du pouvoir de l'analyste en tant qu'objet séparé et bien défini - pouvant incarner une figure omnipotente et omnisciente - sur le pouvoir thérapeutique qu'implique la relation de transfert à la "substance primaire". Jusqu'à ce que le patient puisse émerger de la régression, l'importance de la présence de l'analyste prévaut sur sa fonction interprétative. Le savoir de l'analyste, incarné dans l'interprétation, tend à organiser la confusion qui règne chez le patient, l'arrachant prématurément à la régression. Dans ces cas-là, le patient a besoin de temps, d'une durée variable allant d'un seul moment jusqu'à une série plus ou moins longue de séances. Accepter la régression signifie tolérer la confusion, l'incohérence, l'absence de sens. À certains moments, il peut s'avérer important d'accepter sa propre impuissance, ses propres limites, au lieu d'accentuer par l'interprétation, l'image d'omniscience et d'omnipuissance thérapeutique que le patient en état de régression attribue au psychanalyste.
Balint innove dans le domaine du traitement de la régression sous le signe modération : il essaye de limiter la dépendance du patient et évite de tomber dans les situations qui augmenteraient la disparité de la relation. Continuer l'expérimentation commencée par Ferenczi n'était pas chose aisée, après son constat des résultats non satisfaisants et sous le poids de la désapprobation de Freud. Balint était convaincu de la valeur du travail de Ferenczi et en même temps les critiques de Freud ne lui semblaient pas manquer de fondement. Pour lui, accepter la régression c'était accepter qu'à certains moments - courts ou longs - le traitement puisse se développer à un niveau de communication qui pourrait utiliser l'"acting out" dans le transfert. La régression impliquait l'entrée dans une zone où prévalait un niveau de communication non-verbale. Se servir de la régression impliquait le changement de certains paramètres de la situation analytique pour s'ajuster aux possibilités relationnelles de ces patients avec lesquels la cure serait restée infructueuse sur un autre mode. Ces variations se référaient, d'une part au degré d'inégalité impliqué par la relation thérapeutique afin d'éviter d'augmenter la dépendance qui s'en serait suivie (obstacle que Ferenczi n'a pas réussi à surmonter), d'autre part aux conditions qui permettaient de tolérer l'"acting out" régressif.
Au-delà des résultats satisfaisants obtenus dans son expérimentation, Balint avait compris le principe selon lequel - dans la situation analytique - on reproduisait les conditions naturelles du développement humain ; ce principe n'était que partiellement vrai, en tant qu'il ne s'agissait que d'une relation artificielle, c'est-à-dire, sujette à conditions. En raison du caractère sélectif de la répétition, les fragments sélectionnés étaient déformés par les conditions prévalant dans la situation analytique, surtout si l'on prenait en compte la recommandation de Freud selon laquelle la cure devait se réaliser dans un état d'abstinence, c'est-à-dire de privation. Balint observe que si cette règle n'était pas respectée avec rigueur pendant le traitement, la frustration prenait le pas sur la gratification. Il mettait en doute que cette situation pouvait trouver un parallèle effectif dans l'évolution humaine. Il soutenait que les phénomènes observés dans la clinique psychanalytique ne pouvaient être considérés indépendamment des distorsions imposées par la technique.

La technique classique a été conçue à partir du travail clinique au niveau oedipien. Si l'on accepte l'existence d'un autre niveau, celui du défaut fondamental, à la fois antérieur logiquement et temporellement simultané, il convient alors de reconsidérer la valeur de la gratification dans le développement humain. Selon Balint, la tendance dominante à l'époque, qui accentuait l'importance de la frustration, de l'ambivalence et de l'agressivité dans le psychisme et qui privilégiait l'action de la pulsion de la mort, aurait été le résultat d'un effet induit par la technique lié à la règle de l'abstinence. En même temps, notait Balint, cet effet était méconnu par la théorie analytique, laquelle considérait les phénomènes observés dans la clinique comme des productions spontanées de l'inconscient.

Pour Freud l'analyste devait fonctionner avec son patient comme un miroir opaque qui se limitait à montrer ce qui venait se refléter en lui, sans introduire de matériel étranger, ni en déformer l'image. Pour se rapprocher de cet objectif idéal, il devait pouvoir dominer son contre-transfert, se soumettant lui-même à une "purification analytique". Pourtant, à l'aube de la psychanalyse, Freud ne pouvait envisager que l'image projetée par le patient sur sa personne - même lorsque l'analyste atteignait cette neutralité idéale - puisse éventuellement recevoir l'impact de la distorsion imposée au transfert par la technique psychanalytique. Dans ce cas, il serait plus exact de considérer que le degré de distorsion du miroir était surdéterminé, soit par l'ensemble constitué par le dispositif analytique - délimité par les paramètres qui structurent la relation thérapeutique - soit par l'analyste, non seulement en tant que personne réelle, subjectivité concrète déterminée par l'inconscient propre, mais également en tant qu'objet de transfert, produit artificiellement par ce même dispositif.

L'affirmation de Freud selon laquelle la psychanalyse ne crée pas le transfert correspondrait au modèle d'objectivité des sciences naturelles, dont elle s'est inspirée, mais cette affirmation s'est avérée insuffisante pour expliquer les phénomènes observés dans la clinique. La métaphore du miroir opaque qui reflète sans distorsion les images présuppose un dispositif analytique neutre, permettant d'isoler et de capturer le transfert à l'état pur, sans y participer, sans susciter aucune réponse spécifique. Mais l'opacité de l'analyste interfère non seulement sur le transfert, favorisant chez le patient l'idéalisation et la dépendance qui en découle par rapport à une figure impénétrable censée posséder un savoir infaillible, mais elle alimente en lui-même l'illusion de l'autruche, qui se croit invisible parce qu'elle se cache la tête. Le transfert du patient ne provient pas uniquement de son passé ; il contient toujours une réaction à la pression exercée par l'analyse au présent. Le fait que le transfert soit un phénomène universellement humain n'exclut pas l'existence de divers modes de le structurer en fonction des divers dispositifs thérapeutiques et de leurs possibles variantes.
Dans son Journal clinique, Ferenczi, entre le 1er et le 3 mai 1932, note son impression que le transfert est seulement en partie une manifestation spontanée de l'inconscient du patient et signale que son expérience le conduit à découvrir qu'il contient une bonne partie de réponse au contre-transfert de l'analyste. Mais il serait surtout un produit artificiel, déterminé par la technique adoptée. Cette observation pionnière de Ferenczi ne met pas seulement en relation la technique adoptée par chaque analyste et son propre contre-transfert, mais elle implique aussi un changement décisif en tant que cette dernière ne représente pas seulement un obstacle à surmonter mais qu'elle est également un instrument qui peut fournir des infirmations complémentaires à celles qu'on obtenait jusqu'alors seulement par le transfert. Transfert et contre-transfert ne constituent plus seulement deux séries qui s'originent de sources indépendantes, qui se rencontreraient à un certain point du chemin, mais elles commencent, du coup, à se déterminer réciproquement. Ferenczi retient que sous la pression du transfert du patient, l'analyste, quel que soit son comportement et malgré son extrême disponibilité, reproduira inévitablement le traumatisme relationnel de l'enfance et la conduite inadéquate des parents. La nouveauté introduite dans la relation consiste dans la disponibilité du psychanalyste à reconnaître ses propres erreurs, chose que les parents n'ont pas été capables de faire.

Ce sont là les raisons qui ont amené Ferenczi, après avoir constaté les impasses où il avait été conduit par ses expériences techniques (initialement avec la frustration, ensuite avec la permissivité et la relaxation), à abandonner toute technique et à se permettre d'agir comme un être humain, doté d'émotions, capable d'osciller entre les moments d'empathie et d'irritation. Manifester ouvertement ses émotions c'était se permettre d'agir de la façon accordée jusqu'alors exclusivement au patient. Cette mise sur un pied d'égalité avec le patient représentait un effort pour sortir de la prison du transfert qui, pour Ferenczi, représentait la figure puissante, incarnée jusqu'alors par le transfert. Sa tentative fut de passer d'une relation de dépendance unilatérale à une relation d'interdépendance qui devait lui permettre de se submerger dans le passé traumatique du patient, pour pouvoir ensuite réémerger ensemble de la régression, ce qui comporterait pour l'analyste également un bénéfice thérapeutique secondaire. La cure serait le résultat d'un processus naturel et spontané, qui ne serait plus basée sur l'autorité de l'adulte. Or, dans ce contexte il n'est pas étonnant que Ferenczi se soit efforcé de combler les lacunes de sa propre analyse, en acceptant la proposition de l'analyse mutuelle, faite par un de ses patients.

Avec Ferenczi et Balint la psychanalyse entre dans un territoire où le modèle scientifique qui présuppose une connaissance objective commence à vaciller : ses bases théoriques impliquaient l'existence d'une réalité objective et indépendante de l'observateur. Ce modèle d'objectivité avait conduit à la création d'un standard technique auquel devait se soumettre tant le patient que l'analyste et auquel devaient se confronter les résultats obtenus lors de chaque expérience de psychanalyse, indépendamment de la réaction singulière du psychanalyste. Ferenczi et Balint proposent comme alternative à ce standard technique une réponse différenciée dans chaque situation d'analyse, ainsi que l'introduction de modifications du cadre en fonction des nécessités du patient dans un état de régression.

Dans la zone du défaut fondamental, l'analyste, au travers de ses propres réponses, ne conditionne pas seulement les phénomènes qu'il observe mais il constate que se perdent également les confins nets des deux termes de la relation. Sujet et objet s'interpénètrent et se confondent en un tout indifférencié si, dans le processus de la cure qui se développe au niveau œdipien - où le patient se présente comme un sujet séparé et aux confins nets - nous exerçons sur son transfert un effet de distorsion par le biais de notre technique. Dans la zone du défaut fondamental, nous exerçons une influence sur un sujet encore amorphe, qui existe dans un état potentiel, non encore défini. C'est la relation analytique qui crée les conditions qui lui permettent de sortir de cet état d'indétermination pour assumer une détermination concrète. Au niveau du défaut fondamental le processus analytique opère une zone d'indétermination, où coexistent plusieurs valences libres dans le psychisme, prêtes à être déterminées en fonction des possibilités combinatoires offertes par l'environnement. Influencer un sujet qui possède une forme définie, comme c'est le cas dans la zone œdipienne - même si elle peut encore être méconnue par nous - est tout à fait différent du fait de contribuer au travers de notre intervention - quelle qu'elle soit - à donner forme à quelque chose encore non défini, ambigu, confus, dans une zone où se superposent plusieurs potentialités relationnelles. Cette approche n'exclut pas la psychanalyse classique, pas plus que la physique quantique n'exclut la physique classique. Que se soit la physique quantique ou la psychanalyse qui opère au niveau du défaut fondamental, elles offrent un modèle théorique qui tente d'expliquer les conditions du passage d'une réalité confuse, indéterminée et non appréhendable, à une autre réalité nette et bien définie, comme cela se présente dans le monde de notre expérience.

Mon intention n'est pas de mettre en rapport la psychanalyse et la physique quantique, ce qui serait absurde et insensé. C'est la lecture du livre de David Lyndley :"Where Does the Weirdeness Go ?" Basic Books, 1996, qui m'a suggéré la possibilité de recourir à ses métaphores, en les transposant dans le domaine de la psychanalyse, chose qui pourrait déconcerter un physicien ou même l'irriter.
La physique classique pose l'évidence de l'existence d'une réalité objective et indépendante de l'observateur et de ses instruments de mesure. La mécanique quantique dit que certaines propriétés physiques de la matière, au niveau de l'infiniment petit, sont indéterminées jusqu'à ce qu'elles soient observées, c'est-à-dire mesurées et qu'elles obtiennent de cette façon une réalité concrète, une détermination. C'est l'acte de mesurer qui permet de passer du monde confus quantique au monde net de la physique classique. Durant le processus de la cure qui se développe au niveau du défaut fondamental, il se produit quelque chose de similaire. La relation analytique fonctionne comme un dispositif de mesure, créant les conditions qui permettent de passer du monde confus, indéfini et symbiotique à la construction d'un espace psychique d'où nous pouvons commencer à nous exprimer en termes de détermination inconsciente qui opère au niveau de la parole.

L'idée selon laquelle l'acte de mesurer exerce une influence sur la chose mesurée n'est pas une exclusivité de la mécanique quantique. N'importe quel acte de mesure appartenant à un système physique, implique nécessairement une interaction entre tel système et un instrument de mesure, où chaque interaction comporte la transmission d'influences dans les deux directions. Dans le cas de la mécanique quantique, il n'est pas exact de dire que l'acte de mesurer modifie la chose mesurée parce que cette affirmation paraîtrait impliquer le fait qu'un objet quantique se rencontre dans un état défini, encore inconnu, perturbé par l'acte de la mesure et qui se trouverait maintenant dans un autre état. Or c'est l'acte de mesure qui confère une forme définie à un système précédemment indéterminé.

Imaginons, avec le physicien autrichien Erwin Schrödinger, un chat enfermé dans une boîte et un dispositif qui réalise automatiquement la mesure de l'orientation du spin d'un électron. Le destin du chat dépendra du résultat de cet acte de mesure, qui se réduit à deux alternatives, opposées et incompatibles, de 50 % pour chacune. Dans le premier cas, le chat recevra de la nourriture, dans le deuxième cas, il recevra une dose létale de gaz vénéneux et mourra instantanément. Une fois l'expérience terminée, au moment d'ouvrir la boite, le chat se trouvera nécessairement ou mort ou vif. Mais à l'instant de la mesure, tant le chat que le spin de l'électron se retrouvent dans un état quantique d'indétermination : le chat se trouvera simultanément vif et mort. Mais un même temps, ni une chose ni l'autre. Après l'acte de mesure, cette situation va se résoudre en une dichotomie : ou une chose ou l'autre. Cet état indéfini, appelé superposition, contient les deux possibilités, simultanément et également présentes, mais sans être équivalentes l'une de l'autre.

Nous pourrions dire que le chat se retrouve suspendu dans un état intermédiaire, ambigu, inimaginable et indescriptible par les moyens du langage. Les mots se révèlent inadéquats, vides, manquant de tout pouvoir signifiant. L'usage du langage présuppose l'instauration d'un ordre dichotomique qui fonctionne en termes d'opposition et de différence. En une superposition nous ne pouvons dire qu'un objet se rencontre dans un état encore inconnu, sa situation incertaine ne pouvant coïncider à aucune expérience du monde défini de notre vie quotidienne.
La psychose et le rêve sont deux modalités possibles pour atteindre une expérience subjective qui se rapproche de l'état de "superposition" dans lequel se trouve le chat de Schrödinger. Cela arrive lorsque se produit une régression à l'état d'absence de différentiation, où les opposés sont la même chose et en même temps ne sont ni l'une ni l'autre. Margaret Little désigne cela par le terme d'"unité fondamentale": "La conclusion logique de cette idée est qu'il existe un point où toute séparation ou différence cesse d'exister, où toutes les polarités et toutes les distinctions disparaissent ; où vie et mort, plaisir et douleur, espoir et désespoir, amour et haine, destructivité et créativité, toutes les personnes, lieux et choses, sont une seule et même chose. Il n'y a qu'une seule chose, et aucune autre."

Si les manifestations d'un tel état sont plus évidentes dans l'analyse des patients pour qui le transfert présente des caractéristiques de type psychotique plutôt que névrotique, ceci n'est pas l'apanage exclusif de la psychose. Cette unité fondamentale que présente le moment de l'identification absolue à la mère, dont dépend la survie, constitue la condition indispensable de toute vie affective et se trouve à la base de toute relation entre sujets entiers et séparés.
H. Searles se situe dans cette même ligne de pensée quand il observe : "Comme je l'ai indiqué, chez le schizophrène - et peut-être aussi dans les rêves du névrosé (c'est une question que je n'aborderai pas ici) - la condensation est un phénomène dans lequel il n'y a pas expression condensée de sentiments et d'idées divers qui, à un niveau inconscient, sont bien distincts, mais plutôt expression condensée de sentiments et d'idées qui, même dans l'inconscient, ont encore à se différencier les uns des autres." .
Dans l'Interprétation des Rêves, Freud s'était référé à l'idée de superposition pour expliquer le mécanisme de la condensation onirique. Il affirmait que chaque élément du contenu manifeste du rêve ne serait pas le produit d'une seule représentation inconsciente, présente dans le contenu latent qui s'exprime déformée à travers lui, mais le résultat d'une surdétermination provoquée par une série de représentations qui convergent vers chaque composant signifiant du contenu manifeste. Dans la construction métapsychologique de Freud, la superposition a lieu entre des éléments différenciés dont la présence simultanée, bien que contradictoire, peut s'exprimer par l'intermédiaire de la successivité temporelle du langage, chose qui présuppose la suspension du principe de non contradiction, liée au processus secondaire, et non à son abolition. L'état quantique de la superposition où se trouve le chat de Schrödinger, implique un moment d'abolition de la différentiation et de l'incompatibilité liée au processus secondaire, qui mène la régression à un état d'indifférenciation dans le psychisme. Dans ces circonstances seulement, la condition du fonctionnement du mécanisme de la répression manque, dans la mesure où le conflit psychique suppose la différentiation et la coexistence de représentations incompatibles.


Par l'expression "zone d'indétermination", j'entends recouvrir les phénomènes décrits par des auteurs différents, qui, par des appellations différentes, ont consacré leur attention aux aires de catastrophe du psychisme. Je me réfère au "défaut fondamental" de M. Balint, à la "régression à la dépendance" de D.W. Winnicott, à l'"unité fondamentale" de M. Little et à la "symbiose thérapeutique" de H. Searles.
La psychanalyse classique fut conçue à partir d'une zone du psychisme d'où les processus inconscients étaient régis par des lois déterministes, qui homologuaient le processus de l'élaboration onirique à celui de la formation des symptômes. Le travail analytique consistait à mettre en relation à travers l'interprétation, les différents processus inconscients qui contribuaient à surdéterminer les produits de l'inconscient. Le transfert représentait un fragment de répétition inconsciente que l'analyste devait démasquer. La fonction du cadre analytique consistait à permettre d'isoler le transfert, dans un état de pureté libre de contamination, dans les limites imposées par un cadre fixe, égal pour tous. Afin de garantir la concordance avec le modèle répandu d'objectivité scientifique, il était fondamental d'exclure au maximum toute possibilité de contamination du processus analytique, que ce soit par l'analyste ou par la technique.
Personnellement, je préfère le terme de "dispositif analytique" au terme plus traditionnel de "cadre" ou de "setting". Cela rend mieux l'idée d'un trucage ("marchingenio",) d'un artifice, d'un instrument quantique de mesure, qui contribue à donner forme et organisation aux phénomènes observés. Il ne s'agit plus d'une réalité objective, c'est-à-dire séparée de l'observateur, mais d'une réalité ouverte, intersubjective, ce qui signifie une réalité construite entre deux qui ne font qu'un seul, l'"unité fondamentale" de M. Little ou la "symbiose thérapeutique" de H. Searles.


Le transfert symbiotique conduit de façon régressive la relation thérapeutique à un terrain situé au-delà de la frontière du psychisme, où prévalent la différentiation et l'intégration, que ce soit au niveau intersubjectif ou intrapsychique. La symbiose thérapeutique me suggère un dispositif de mesures quantique, dont la fonction consisterait à faciliter le passage du chaos informe, de l'indéfini, à la détermination. Mais pour permettre ce passage au processus de personnalisation, de constitution d'un individu entier et séparé, il est inévitable et nécessaire d'entrer avec lui dans la zone d'indétermination où il se trouve prisonnier. On a la sensation d'être rentré dans un type de relation où, inévitablement, les confins entre son propre moi et l'objet sont confus, où des sentiments contradictoires tendent à se fondre en un tout unique, situation qui rend difficile de distinguer à certains moments de cette interaction thérapeutique en actes, entre les processus de projection et d'introjection, entre patient et analyste.
Pendant cette phase de symbiose thérapeutique, il n'est pas facile de distinguer quelle partie du comportement, des affects et de l'ensemble de l'expérience subjective de l'analyste, est provoqué par le transfert du patient et quelle partie provient de son contre-transfert, lié aux vicissitudes de sa propre existence. La relation oscille constamment entre deux pôles qui tiennent à entrer dans un état de superposition, comme celui illustré par le chat imaginaire de Schrödinger. À certains moments, le psychanalyste revit les mêmes émotions conflictuelles que, de son temps, la mère du patient a pu expérimenter avec son fils tout petit. À d'autres moments, il incarne la partie du patient qui représente, à son tour, sa propre mère. Une autre éventualité, non moins fréquente, consiste dans le fait que le patient lui-même tend à faire le thérapeute de son propre analyste, répétant dans la cure un fragment de sa propre histoire infantile, où le maintien de la symbiose servit à remplir cette fonction (de thérapeute) en relation à l'un des parents ou de la famille dans son ensemble, sans pour autant avoir obtenu de résultat, ni de reconnaissance implicite pour sa tentative.


H. Searles appelle "thérapeute symbiotique" le patient qui sacrifie sa propre individuation pour servir de complément au moi fragmentaire et incomplet de l'autre. Il considère que l'étiologie de la maladie psychique vient en bonne partie d'une distorsion précoce de la tendance thérapeutique présente chez tous les êtres humains. Cette distorsion serait le résultat d'une inversion dans la relation entre les générations où, malgré les apparences, le fils fonctionne inconsciemment comme le père de ses propres parents. Au niveau symbiotique, l'égoïsme et l'altruisme forment un ensemble unique et indivisible. Soutenir l'autre sur le plan affectif est une façon d'assurer son propre secours. Plus grande est la fragilité de l'un des parents, plus forte sera la tendance à transférer sur le fils sa propre dépendance infantile envers ses parents, en la niant dans le même temps.
La clef d'accès à cette zone du psychisme réside dans l'idée de mutualité symbiotique. Les deux participants à la relation thérapeutique, bien qu'à des degrés différents, expérimentent une régression à une phase de dépendance réciproque, où alternent absence de différenciation et symbiose, ce qui implique déjà, comme le signale M. Little, un degré de séparation plus important. La pression du transfert symbiotique conduit inévitablement à répéter en acte la dynamique des relations familiales de l'enfance du patient. La fonction de l'analyste ne consiste pas à éviter la formation de dynamiques de ce type, chose par ailleurs impossible, mais à être capable de les accepter et de les reconnaître. L'analyste devra traverser toute la gamme des sentiments humains : la colère, la dépendance la dépression, l'angoisse, la culpabilité et l'incompétence, qui vont alterner avec des sentiments vrais de satisfaction, liés au jeu partagé, à l'humour et aux modifications thérapeutiques obtenues, non seulement pour le patient, mais aussi pour l'analyste. Paradoxalement, c'est la répétition involontaire de la part de l'analyste des comportements et des attitudes des figures parentales du patient qui crée les conditions pour réaliser dans le transfert une nouvelle expérience psychique. Cette expérience favorise un dénouement différent de la relation, où l'adulte donne et seul l'enfant s'avère capable de recevoir, sans avoir à son tour à donner quoi que se soit en échange et où la dépendance s'exerce dans un seul sens ; l'expérience de la réciprocité n'est pas reconnue. La nouveauté vient de la répétition que le transfert du patient induit chez l'analyste.


Plus intense était le besoin de la mère du complément que lui offrait le fils pour atteindre une intégrité personnelle, plus elle se sentait en faute et plus obstinément elle niait cela. De la même façon l'analyste se sent coupable d'accepter ce que lui offre le patient, comme s'il l'utilisait en tant que bénéfice personnel ou comme s'il acceptait quelque chose qui ne lui reviendrait pas de droit. L'analyste se sent coupable de recevoir simultanément et une compensation économique et un bénéfice thérapeutique. Si, d'un côté, le sentiment de culpabilité de l'analyste renforce celui du patient, de l'autre côté, ce n'est que si l'analyste est capable de le surmonter que peut alors s'ouvrir également pour le patient cette possibilité. C'est après avoir traversé cette double expérience que le patient pourra expérimenter, dans le transfert, pour la première fois, la sensation qu'il a pu, lui aussi, être utile à l'analyste-mère. À partir de ce moment-là il pourra surmonter le sentiment de culpabilité qui le liait à la mère, ce qui va initier le processus qui lui permettra de se transformer en un individu séparé et entier.
Selon H. Searles, le sentiment de culpabilité du patient est un résidu de la sensation d'échec liée au résultat négatif de ses efforts thérapeutiques avec ses propres parents. À la différence de Mélanie Klein, cette tentative thérapeutique ne représente pas un geste réparateur, il ne s'origine pas d'un sentiment de culpabilité mais constitue au contraire une de ses sources principales. Au niveau de la pré-individuation, le sentiment de culpabilité n'est pas une production de l'ambivalence œdipienne, qui présuppose déjà une différentiation entre l'amour et la haine, entre sujet et objet. Le sentiment de culpabilité surgit d'une source préœdipienne, il se réfère à l'être du sujet, à son existence en tant qu'individu séparé et distinct. La constitution de sa propre identité personnelle signifie l'abandon de l'autre à son destin, à son incapacité d'affronter la vie pour son propre compte, et en dernière instance à la mort. Si la fusion symbiotique, malgré les gratifications qu'elle offre, implique une annulation de la personne, la séparation représente quant à elle un acte criminel.


La tendance à former une entité psychique indifférenciée fondée sur une relation de dépendance mutuelle, où chacun des deux tend à sentir et à agir comme une partie d'un tout unique, transforme le contre-transfert de l'analyste en un instrument de compréhension emphatique des processus psychiques essentiellement non verbaux dans le transfert. Du côté du patient, la labilité des confins du moi accentue le phénomène de la communication d'inconscient à inconscient, phénomène qui dissipe la fonction de miroir opaque que Freud attribuait à l'analyste. Le sens de cette fonction dans le dispositif classique était de favoriser une neutralité qui garantirait la pureté du transfert en évitant toute forme d'influence suggestive externe qui puisse remettre en question l'objectivité de la méthode psychanalytique. Mais la question n' est pas d'abandonner la technique classique ni le modèle scientifique sur lequel elle est basée, mais bien plus de pouvoir reconnaître ses limites dans la zone du psychisme où prévaut l'indétermination.
Dans la mesure où lors de chaque cure psychanalytique, et non seulement à propos de psychotiques ou de borderlines, il existe des moments de régression à la symbiose (phénomène qui se trouve à la base de n'importe quelle relation humaine) : le patient en sait plus sur son analyste que celui-ci peut imaginer. La limite du savoir du patient est due à la distorsion perceptive imputable à son transfert - qui n'est pas seulement provoquée par les images parentales qu'il tient à projeter sur l'analyste - mais aussi aux réactions inhabituelles qu'il peut susciter dans le contre-transfert. L'intense pression exercée par le transfert symbiotique sur les confins du moi de l'analyste envahit son expérience subjective avec des sentiments et des fantasmes où il ne se reconnaît pas, qui sont parfois ouvertement insensés et qui surgissent en tant qu'effets de l'introjection des corps étrangers à sa vie psychique. L'exploration du contre-transfert constitue la voie royale pour la compréhension de ces processus d'introjection, actifs chez l'analyste.
La relation de dépendance mutuelle symbiotique ne se base pas sur la réciprocité entre pairs, c'est-à-dire elle n'est pas réversible de façon égale dans les deux directions. Les positions du patient et de l'analyste ne sont pas interchangeables, comme elles devaient l'être lors des analyses mutuelles pratiquées par Ferenczi. De toute façon il convient de reconnaître que, malgré son échec, cette ultime expérience de Ferenczi contenait un noyau de vérité. Le patient ne parvient à un progrès thérapeutique notable ou du moins celui-ci n'est consolidé que dans la mesure où, pendant la cure, l'analyste aussi a obtenu un bénéfice personnel et professionnel, c'est-à-dire qu'il a obtenu un changement lié au dépassement de certaines limites de sa propre analyse. La rencontre analytique est également pour l'analyste l'occasion de découvrir quelque chose de nouveau le concernant lui-même. Nous savons bien que, comme tout être humain, aucun analyste ne parvient à terminer véritablement sa propre analyse. Et ceci est un moindre mal, car dans le cas contraire, le patient n'aurait pas trouvé un espace pour déployer dans le transfert sa propre tendance thérapeutique. Freud pensait que l'analyse était interminable, mais il n'était pas exclu pour autant que l'on puisse arriver à un terme. Pour un analyste il est utile de répéter l'expérience au moment où il découvre que l'auto-analyse ne suffit plus et qu'il a encore besoin d'une aide extérieure. Dans le cas contraire, le risque de peser gravement sur le patient est grand. Pour ce dernier, une expérience de ce type signifie la répétition ponctuelle du modèle infantile, selon lequel il a porté de façon excessive le fardeau de la santé psychique de l'un des deux parents, quand ce n'est des deux, voire de la famille entière. La valeur fondamentale de la répétition analytique consiste à créer au présent les conditions relationnelles offrant une solution nouvelle à une vieille histoire qui s'était terminée par un échec, laissant comme séquelle une blessure de son auto-estime, accompagnée d'un sentiment d'inutilité et de culpabilité écrasante.


La mutualité symbiotique exclut à la fois la soumission hypnotique et la dépendance unilatérale comme les étapes qui suivent la différenciation. Cette dernière est la condition indispensable à l'instauration de relations de pouvoir entre les humains. L'autorité hypnotique, qu'elle soit paternelle ou maternelle, présuppose la séparation entre sujet et objet dont procède la division du sujet décrite par J. Lacan à partir de la Spaltung de Freud. Cette différentiation constitue une condition préalable pour que l'objet puisse occuper le lieu de l'idéal du moi. Freud avait individualisé le transfert à partir de l'hypnose. Nonobstant son renoncement à cette méthode, il n'est pas arrivé à séparer le transfert du pouvoir suggestif émanant d'une figure revêtue d'autorité, ce que Lacan appela la relation à l'Autre, au "Sujet Supposé Savoir". La conviction selon laquelle il n'était possible d'exercer aucun type d'influence suggestive sur les psychotiques amena Freud à la conclusion qu'ils n'étaient pas capables d'établir une relation de transfert utilisable par l'analyse, à l'inverse des névrosés.
Dans la zone d'indétermination du psychisme ce modèle d'autorité ne fonctionne pas, donc il est incompatible avec la possibilité d'instaurer une relation fondée sur le transfert symbiotique. La notion de transfert psychotique, liée à la problématique de l'indifférenciation et de la symbiose, a commencé à se développer à partir des années cinquante. Je suis entièrement d'accord avec Radmila Zygouris, lorsqu'elle signale que l'expression transfert psychotique n'implique pas que le patient soit nécessairement psychotique. Cette expression n'a pas de valeur de diagnostic. Cette forme de transfert fut découverte et approfondie par des analystes travaillant avec les psychotiques, ce qui ne signifie pas nécessairement la présence d'une structure psychotique, ni un cadre borderline ; il peut suffire parfois d'un moment de régression.
Il existe des patients qui se trouvent dans un état quantique, proche de celui du chat de Schrödinger. Ils sont à la frontière, ni d'un côté ni de l'autre, dans une situation d'incertitude et de confusion que je propose d'appeler "superposition". Pour que le patient puisse sortir de cet état, il faut d'abord que l'analyste entre dans son monde, pour pouvoir ensuite en sortir ensemble, patient et analyste. Avoir accès à ce lieu signifie l'expérimenter sur sa propre personne, acceptant de revivre avec le patient les relations et les situations impossibles qui l'ont maintenu prisonnier et qui, dans bien des cas persistent dans le réel et l'actuel, rendant impossible toute solution dans le présent.
Il est important de préciser qu'au cours de la régression analytique, y compris dans les cas de psychose, il existe toujours - à des degrés variables - les phénomènes de différenciation et par conséquent aussi de détermination. Le moment d'une indifférenciation totale n'est pas répétable au cours du traitement analytique, il représente seulement une conjoncture et une hypothèse théorique.


Pour que le patient puisse changer dans sa vie, l'analyste doit être capable de reconnaître qu'il a contribué à l'enrichir, tant sur le plan personnel que professionnel, et qu'il a reçu de lui quelque chose qui n'est pas uniquement de l'argent. Ceci n'exige pas nécessairement une reconnaissance explicite de la part de l'analyste, c'est quelque chose que le patient arrive à percevoir, soit à travers un changement d'attitude soit dans une plus grande liberté et flexibilité dans le maniement du dispositif analytique. Je me réfère à la possibilité de varier quelques-uns de ces paramètres en permettant au patient de faire un usage créatif de ce dispositif - aspect auquel Winnicott a prêté une attention particulière au cours de ses dernières années. Cet usage créatif est lié à la dimension ludique de la relation thérapeutique et constitue, pour l'analyste, une source d'enrichissement tant clinique qu'humain, un capital dont il pourra disposer avec d'autres patients.

 

Ricardo Ileyassoff
Texte parut dans Epistolettre N° 29, Paris, avril 2000

Intervention à la journée organisée par la
Fédération des Ateliers de Psychanalyse
le 28 novembre 1998, sur le thème de La Soumission