psychanalyse In situ
Soumission
hypnotique, dépendance unilatérale et mutualité symbiotique
Ricardo Ileyassoff
En un siècle de vie,
la psychanalyse a évolué dans des directions différentes
tant sur le plan clinique que théorique, faisant incursion
dans des territoires nouveaux et créant de nouvelles zones
par des déplacements de frontières. Je me réfère
à son extension à l'enfance, à la psychose
et aux cas relevant des états limites. Ces progrès
notables ont consolidé sa respectabilité thérapeutique
dans le vaste champ de la psychothérapie dont elle a l'origine
de manière décisive. Psychothérapie qui
l'a par la suite débordée et qui exerce sur elle
une pression à partir des exigences d'une société
orientée vers l'efficacité - la production de résultats
au moindre investissement possible en argent et en temps - obtenant
la respectabilité en échange du conformisme. Cependant
fonctionner au rythme d'une machine productive de normalisation
exige de laisser de côté tout ce qui dans l'humain
ne se soumet pas à son impératif, ce qui pour Freud
constituait la base d'un Malaise dans la Culture toujours croissant.
Dans Analyse terminable et interminable, Freud a manifesté
sa crainte de voir la psychanalyse réduite exclusivement
au rang d'une psychothérapie. Ce qui résiste dans
la psychanalyse à cette réduction était
ce qu'il considérait être "sa signification
culturelle". La psychanalyse devait contribuer à
l'éclaircissement des fondements des institutions humaines
qui sont à la base des rapports de pouvoir. Il s'agissait
de l'origine de l'ordre social, de la religion et de la morale.
Selon Freud, pour donner jour à une masse ou à
une institution, deux personnes au moins étaient nécessaires; il suffisait que l'une d'elles occupe la place de l'Idéal
du Moi. L'Idéal du Moi incarné dans un objet constitue
le noyau de la relation hypnotique qui à son tour est
le produit du transfert amoureux. Pour Freud, il existerait une
relation entre le transfert qui se manifeste dans l'analyse et
ce qui arrive dans les phénomènes de l'énamoration,
de l'hypnose et dans la masse conduite par un guide. Ces trois
formations collectives, qu'il situait dans une série continue,
auraient quelque chose en commun: elles viseraient à
la reconstitution d'un état originaire de la famille humaine,
la horde primitive. Dans cette perspective, l'analysant répéterait
dans le transfert les conditions qui ont été à
l'origine de l'évolution de l'institution de la culture
aux deux niveaux, individuel et collectif. De cette façon l'analyste pouvait assister à nouveau
au travers d'un artifice - le dispositif analytique- à
la reproduction des conditions qui ont présidé
à l'ordre social, à la religion et à la
morale.
Freud concevait la relation analytique à partir du modèle
de l'hypnose, une relation asymétrique entre un supérieur
et un subordonné. Nous référant à
la terminologie de Lacan, on pourrait la définir comme
la relation du sujet au grand Autre non barré, le Père
Idéal, auquel Freud a donné une représentation
mythique dans Totem et Tabou. Pour Freud l'objectif ultime de
la thérapie analytique viserait la dissolution de ce transfert,
la barre apposée sur le grand Autre, c'est-à-dire
l'abandon par l'objet de la place de l'Idéal du Moi. Opération
difficile à mener à son terme, en raison des limites
mêmes de cette conception du transfert, transfert fondé
sur l'autorité attribuée à la figure paternelle. Freud n'a jamais cessé de rappeler que la psychanalyse,
tant sur le plan théorique que thérapeutique, administrait
un héritage qui lui avait été légué
par l'hypnose. Il a de même reconnu sans difficulté
que l'abandon de l'hypnose l'avait conduit à redécouvrir
la suggestion sous la forme du transfert. Il avait initialement
formulé sa théorie du transfert comme une tentative
d'expliquer l'hypnose sans se laisser arrêter, comme cela
avait été le cas pour Bernheim, par le mystère
de l'autorité suggestive. Pour Freud, le transfert représentait
ce minimum indispensable d'autorité suggestive, fondée
sur l'amour, qui permettait d'exercer un certain degré
d'influence sur la névrose du patient au travers de l'interprétation.
Dans Psychologie des Masses et Analyse du Moi, Freud déclare
avoir observé qu'au moins une fois dans chaque analyse,
quand le transfert acquérait une certaine intensité,
le patient entrait spontanément dans un état de
transe hypnotique. Dans ces circonstances, il se produit un arrêt
du flux associatif, le patient reste absorbé par une image
de son champ visuel, situation que Freud lui-même résout
en lui donnant un éclaircissement: les observations de
ce type font penser que l'abandon de l'hypnose n'avait pas nécessairement
délogé Freud de son territoire. L'analyste avait
gardé une partie du pouvoir dont disposait antérieurement
l'hypnotiseur. Si nous ajoutons à l'asymétrie de
la relation, la règle d'abstinence que la situation analytique
devait imposer au patient, on obtient comme résultat exactement
ce qui devait différencier l'hypnose de l'énamoration
: l'abandon amoureux devant l'objet qui occupe la place de l'Idéal
du Moi, caractérisé par une inhibition du but libidinal. Freud a construit le dispositif clinique de la psychanalyse comme
un dérivé de la technique hypnotique et suggestive,
mais aussi comme le produit d'une rupture radicale avec elle.
Rupture, non seulement à cause d'une inefficacité
thérapeutique ou de l'exigence de clarté intellectuelle
et scientifique, mais surtout à cause de la position éthique
qui interroge les fondements et les conditions de l'exercice
du pouvoir. Sur ce plan on peut dire qu'il a suivi les traces
des deux grands philosophes maudits et insoumis de la tradition
culturelle européenne, Spinoza et Nietzsche.
Dans un de ses derniers écrits, Analyse terminable et interminable, Freud a constaté la difficulté intrinsèque
à la position de l'analyste due au pouvoir que lui conférait
le transfert : quand un homme est investi du pouvoir, il lui
est difficile de ne pas en abuser. Il place le métier
d'analyste à côté des deux autres, plus anciens,
qui consistent à gouverner et à éduquer.
Il qualifie d'impossibles ces trois métiers dans la mesure
où ils partagent un destin commun : la source de leur
pouvoir représente en même temps la raison qui les
condamne d'avance à un résultat insatisfaisant
et à un échec partiel.
Ferenczi a été celui qui a mené aux limites
les plus extrêmes le transfert paternel que Freud associait
à la technique de la frustration. Prenant appui sur une
remarque de Freud faite lors du Congrès à Budapest
en 1918, et avec son approbation, Ferenczi a commencé
à se servir du transfert pour, moyennant une augmentation
de la tension - technique active - induire l'actualisation des
conflits du patient, avec pour objectif d'accélérer
la cure et de sortir des situations d'empêchement dans
les cas difficiles. Il a poursuivi, après avoir reconnu
son échec, par une opération strictement inverse
à la précédente, qui consistait à
réduire la tension - technique de la relaxation néocathartique
- offrant au patient une pleine liberté d'agir la régression,
sur le modèle de transfert, cette fois-ci maternel, contenant
ses propres réactions, agissant toujours avec douceur
et permettant un certain degré de gratification régressive.
Rétrospectivement, dans son Journal Clinique, Ferenczi
soutenait que la technique active avait représenté
une méthodologie autoritaire, sadico-éducative,
tandis que la technique de permissivité néocathartique,
induisait une fausse disponibilité, qu'on ne pouvait soutenir
qu'au prix d'un certain niveau d'hypocrisie professionnelle.
Il constatait que cette fausse indulgence permissive qui cachait
sa propre irritation n'était pas si éloignée
qu'elle le paraissait de la violence de la technique active,
faisant supporter des tourments au patient dont il attendait
néanmoins de la gratitude en retour. Ferenczi ne cessait
de vérifier que dans les deux cas les conditions relationnelles
du trauma originaire tendaient à se répéter.
Si Ferenczi a remis au premier plan l'importance du trauma, relégué
à un rôle secondaire par Freud, c'est que ses expériences
avec le transfert l'on conduit à le reproduire. Il avait
commencé par un autoritarisme rigide, puis l'avait abandonné
pour incarner une figure extrêmement bienveillante, mais
non moins puissante. Dans les deux cas, il avait mis les patients
dans le même état relationnel qui avait eu lieu
lors du traumatisme. Au travers de la relation, il induisait
chez les patients un état hypnotique, état régressif,
favorisé par le libre cours donné au transfert
maternel. Freud quant à lui, ne supportait pas cet aspect
du transfert chez ses propres patients, il préférait
de loin incarner le rôle du père.
Dans Introjection et Transfert (1909), Ferenczi avait distingué
deux formes d'hypnose : l'une caressante, apaisante, distensive,
et l'autre, menaçante. Il avait attribué la première
au modèle maternel, la seconde au modèle paternel.
Freud n'avait pas oublié de rappeler cette distinction
dans Psychologie des Masses et analyse du Moi en évoquant
la question de l'ordre qui induit le sommeil hypnotique. Il n'en
a cependant jamais fait usage. Le passage opéré
par Ferenczi de la technique active à la technique de
la néocatharsis a représenté un déplacement
de l'hypnose paternelle à l'hypnose maternelle dans la
terminologie conçue par lui en 1909. Une autorité
peut être menaçante ou bienveillante, mais il s'agit
dans les deux cas d'une figure puissante, qui provoque une soumission
surmoïque, sous la forme d'une dépendance due à
l'amour. Si Freud, partant de l'hypnose, a conceptualisé
le transfert à partir du modèle de la soumission
à la figure du père incarnée dans le mythe
de la horde primitive, Ferenczi a fait émerger le phénomène
de la dépendance comme un aspect caractéristique
du transfert maternel.
Faisant un bilan de la manière dont Ferenczi se situait
par rapport au transfert de ses patients, Balint écrit
: "Ferenczi reconnut assez rapidement que, quel qu'ait été
son but, il en résultait toujours une plus grande dépendance
de ses patients à son égard, c'est-à-dire
lui-même devenant de plus en plus important à leurs
yeux. Quant aux raisons pour lesquelles il en était ainsi,
elles lui échappaient complètement. Aujourd'hui
nous pouvons ajouter que sa technique, au lieu de réduire
l'inégalité entre ses patients et lui-même,
augmentait celle-ci, et que ses patients le ressentaient comme
véritablement omniscient et omnipotent."
Ferenczi n'avait pas réussi à sortir de l'asymétrie
de la relation analytique telle que Freud l'avait conçue
à l'origine. De plus cette inégalité était
augmentée par les expérimentations avec la technique
ayant conduit Ferenczi à découvrir les potentialités
thérapeutiques de la régression, évitées
jusqu'alors et considérées comme dangereuses par
Freud. Nonobstant sa tentative de faire l'analyse d'enfant avec
les adultes, au moyen de la régression, il n'a pas réussi
à surmonter lui-même l'obstacle que représentait
le fait d'incarner la figure puissante de l'adulte face à
un enfant dépendant. D'où sa dernière tentative
désespérée pour rééquilibrer
la relation au moyen de l'analyse mutuelle. Il s'agit là
de la troisième phase de son expérimentation clinique
dont nous trouvons le récit détaillé dans
son Journal Clinique.
Balint a poursuivi l'expérimentation avec la technique
laissée inachevée par Ferenczi à cause de
sa mort prématurée. Son intérêt s'est
concentré sur l'étude de la relation de conditionnement
mutuel entre régression et transfert. Pour Balint, la
forme que revêt l'une ou l'autre, tout autant que le résultat
de leur interaction sont déterminés à leur
tour par deux facteurs artificiels de la technique :
1) le degré d'inégalité dans la relation,
2) les conditions dans lesquelles il est possible de transgresser
la règle d'abstinence ou de privation imposée au
patient dans la situation analytique classique.
Pour Balint, l'évolution, ou plutôt la forme que
prend la régression - maligne ou bénigne - dépend,
non seulement des caractéristiques personnelles ou de
la pathologie du patient, mais aussi de la réponse de
l'analyste, déterminée par sa technique qu'il assimile
au contre-transfert. Si l'analyste incarne une figure puissante
il favorise une régression maligne. S'il est capable d'ajuster
sa technique à ce qui est le plus adéquat à
chaque moment pour un patient donné en état de
régression, sans alimenter l'inégalité dans
la relation, compte tenu de l'augmentation de la dépendance
que cela entraîne, alors il favorise le déroulement
d'une forme bénigne. L'alternative entre gratification
et frustration reste subordonnée à ce facteur.
Un autre critère, non moins important qui détermine
la décision de l'analyste à cet égard, c'est
de savoir si la satisfaction d'un besoin permettra la réduction
de la tension ou si elle ne fera que l'augmenter, donnant lieu
à un cycle vicieux où chaque satisfaction provoquera
une nouvelle demande, où l'insatisfaction et la dépendance
deviendront alors chaque fois plus importantes. La réaction
de l'inconscient va dépendre de la manière dont
les pressions qu'il subit seront exercées.
Dans le Défaut Fondamental, Balint distingue trois
zones du psychisme. Je ne traiterai ici que des deux niveaux
impliqués dans le processus analytique. Ces zones psychiques
ne s'excluent pas, elles existent parallèlement, et les
phénomènes propres à chacune d'elles ne
se présentent jamais à l'état pur. La première,
l'aire dipienne dans la conception de Freud qui a littéralement
été à l'origine de la psychanalyse classique,
est l'aire de la parole, caractérisée par le conflit
et l'ambivalence. La deuxième est l'aire du "défaut fondamental"
à laquelle on accède par la voie de la régression.
La communication verbale liée à l'association libre
et à l'interprétation perdent l'importance qu'elles
ont dans la zone précédente. Les phénomènes
qui se manifestent dans cette zone ne se prêtent pas facilement
à la verbalisation ; les interprétations de l'analyste
sont moins opérantes au niveau de la parole et prennent
une valeur purement affective ; elles se convertissent en signes
d'acceptation ou de rejet, d'affection ou d'hostilité.
Il arrive alors souvent que le patient commence à en savoir
davantage de l'inconscient de son analyste qu'il ne serait souhaitable,
comme s'il avait acquis une aptitude mystérieuse pouvant
donner l'impression de relever de la télépathie
ou de la voyance.
Dans la zone du "défaut fondamental", il ne
s'agit plus de résoudre un conflit, d'où l'on peut
retirer l'impression que l'interprétation est inutile.
Il s'agit d'un "défaut" provenant d'un traumatisme,
d'une carence de l'environnement, d'un manque d'ajustement aux
besoins de l'enfant, tant sur le plan matériel qu'affectif.
Cette carence peut se reproduire, cette fois-ci par défaut
d'ajustement de la technique de l'analyste aux nécessités
du patient en état de régression. Lorsque le processus
thérapeutique a lieu dans cette aire du défaut
fondamental, des modifications de la technique sont alors requises.
Dans ces cas-là, le but du traitement consiste à
désactiver ce "défaut" par la création
de conditions qui favorisent sa cicatrisation. Il s'agit de créer
des conditions qui permettent au patient de découvrir
de nouvelles modalités de relation avec l'environnement
et de vivre ce que Balint appelle "un renouveau". Cette
forme de régression signifie un retour au moment qui a
précédé le début du développement
défectueux, pour découvrir quelque chose de nouveau,
ce qui équivaut à un progrès. Mais pour
arriver à ce point il est parfois nécessaire d'accepter
que le patient traverse une période d'agressivité,
suivie d'une période de deuil, étant donné
que les effets de cette imperfection ne pourront jamais être
complètement éliminés et qu'il en restera
par conséquent toujours une cicatrice indélébile
dans sa structure psychique.
L'analyste ne représente alors plus une figure dipienne
puissante - paternelle ou maternelle - un objet séparé
aux contours nets mais, plutôt, ce que Balint appelle,
une "substance primaire". La régression au-delà
du niveau dipien conduit au rétablissement de la
relation primaire avec l'environnement, indifférencié,
dépourvu de structure et de confins précis. Le
modèle biologique de cette relation de "mélange
harmonieux par l'interpénétration" entre individu
et environnement, peut se représenter au moyen de plusieurs
exemples. La relation du ftus avec le liquide amniotique,
la relation du poisson à l'eau qui le porte mais qui est
également contenu dans ses branchies, ou notre propre
relation à l'air que nous respirons. Si rien ne vient
déranger cette harmonie et qu'aucune raréfaction
ne se produit dans l'environnement, sa présence reste
en quelque sorte imperceptible ; elle est néanmoins indestructible
comme l'eau ou l'air. La fonction de l'analyste consiste à
donner du temps et l'environnement adéquat ; il accepte
de se laisser utiliser et offre, si nécessaire, le soutien
indispensable, comme le fait l'eau pour le nageur ou la terre
pour le marcheur.
L'accent se déplace alors du pouvoir de l'analyste en
tant qu'objet séparé et bien défini - pouvant
incarner une figure omnipotente et omnisciente - sur le pouvoir
thérapeutique qu'implique la relation de transfert à
la "substance primaire". Jusqu'à ce que le patient
puisse émerger de la régression, l'importance de
la présence de l'analyste prévaut sur sa fonction
interprétative. Le savoir de l'analyste, incarné
dans l'interprétation, tend à organiser la confusion
qui règne chez le patient, l'arrachant prématurément
à la régression. Dans ces cas-là, le patient
a besoin de temps, d'une durée variable allant d'un seul
moment jusqu'à une série plus ou moins longue de
séances. Accepter la régression signifie tolérer
la confusion, l'incohérence, l'absence de sens. À
certains moments, il peut s'avérer important d'accepter
sa propre impuissance, ses propres limites, au lieu d'accentuer
par l'interprétation, l'image d'omniscience et d'omnipuissance
thérapeutique que le patient en état de régression
attribue au psychanalyste.
Balint innove dans le domaine du traitement de la régression
sous le signe modération : il essaye de limiter la dépendance
du patient et évite de tomber dans les situations qui
augmenteraient la disparité de la relation. Continuer
l'expérimentation commencée par Ferenczi n'était
pas chose aisée, après son constat des résultats
non satisfaisants et sous le poids de la désapprobation
de Freud. Balint était convaincu de la valeur du travail
de Ferenczi et en même temps les critiques de Freud ne
lui semblaient pas manquer de fondement. Pour lui, accepter la
régression c'était accepter qu'à certains
moments - courts ou longs - le traitement puisse se développer
à un niveau de communication qui pourrait utiliser l'"acting
out" dans le transfert. La régression impliquait
l'entrée dans une zone où prévalait un niveau
de communication non-verbale. Se servir de la régression
impliquait le changement de certains paramètres de la
situation analytique pour s'ajuster aux possibilités relationnelles
de ces patients avec lesquels la cure serait restée infructueuse
sur un autre mode. Ces variations se référaient,
d'une part au degré d'inégalité impliqué
par la relation thérapeutique afin d'éviter d'augmenter
la dépendance qui s'en serait suivie (obstacle que Ferenczi
n'a pas réussi à surmonter), d'autre part aux conditions
qui permettaient de tolérer l'"acting out" régressif.
Au-delà des résultats satisfaisants obtenus dans
son expérimentation, Balint avait compris le principe
selon lequel - dans la situation analytique - on reproduisait
les conditions naturelles du développement humain ; ce
principe n'était que partiellement vrai, en tant qu'il
ne s'agissait que d'une relation artificielle, c'est-à-dire,
sujette à conditions. En raison du caractère sélectif
de la répétition, les fragments sélectionnés
étaient déformés par les conditions prévalant
dans la situation analytique, surtout si l'on prenait en compte
la recommandation de Freud selon laquelle la cure devait se réaliser
dans un état d'abstinence, c'est-à-dire de privation.
Balint observe que si cette règle n'était pas respectée
avec rigueur pendant le traitement, la frustration prenait le
pas sur la gratification. Il mettait en doute que cette situation
pouvait trouver un parallèle effectif dans l'évolution
humaine. Il soutenait que les phénomènes observés
dans la clinique psychanalytique ne pouvaient être considérés
indépendamment des distorsions imposées par la
technique.
La technique classique a été conçue à
partir du travail clinique au niveau oedipien. Si l'on accepte
l'existence d'un autre niveau, celui du défaut fondamental,
à la fois antérieur logiquement et temporellement
simultané, il convient alors de reconsidérer la
valeur de la gratification dans le développement humain.
Selon Balint, la tendance dominante à l'époque,
qui accentuait l'importance de la frustration, de l'ambivalence
et de l'agressivité dans le psychisme et qui privilégiait
l'action de la pulsion de la mort, aurait été le
résultat d'un effet induit par la technique lié
à la règle de l'abstinence. En même temps,
notait Balint, cet effet était méconnu par la théorie
analytique, laquelle considérait les phénomènes
observés dans la clinique comme des productions spontanées
de l'inconscient.
Pour Freud l'analyste devait fonctionner avec son patient comme
un miroir opaque qui se limitait à montrer ce qui venait
se refléter en lui, sans introduire de matériel
étranger, ni en déformer l'image. Pour se rapprocher
de cet objectif idéal, il devait pouvoir dominer son contre-transfert,
se soumettant lui-même à une "purification
analytique". Pourtant, à l'aube de la psychanalyse,
Freud ne pouvait envisager que l'image projetée par le
patient sur sa personne - même lorsque l'analyste atteignait
cette neutralité idéale - puisse éventuellement
recevoir l'impact de la distorsion imposée au transfert
par la technique psychanalytique. Dans ce cas, il serait plus
exact de considérer que le degré de distorsion
du miroir était surdéterminé, soit par l'ensemble
constitué par le dispositif analytique - délimité
par les paramètres qui structurent la relation thérapeutique
- soit par l'analyste, non seulement en tant que personne réelle,
subjectivité concrète déterminée
par l'inconscient propre, mais également en tant qu'objet
de transfert, produit artificiellement par ce même dispositif.
L'affirmation de Freud selon laquelle la psychanalyse ne crée
pas le transfert correspondrait au modèle d'objectivité
des sciences naturelles, dont elle s'est inspirée, mais
cette affirmation s'est avérée insuffisante pour
expliquer les phénomènes observés dans la
clinique. La métaphore du miroir opaque qui reflète
sans distorsion les images présuppose un dispositif analytique
neutre, permettant d'isoler et de capturer le transfert à
l'état pur, sans y participer, sans susciter aucune réponse
spécifique. Mais l'opacité de l'analyste interfère
non seulement sur le transfert, favorisant chez le patient l'idéalisation
et la dépendance qui en découle par rapport à
une figure impénétrable censée posséder
un savoir infaillible, mais elle alimente en lui-même l'illusion
de l'autruche, qui se croit invisible parce qu'elle se cache
la tête. Le transfert du patient ne provient pas uniquement
de son passé ; il contient toujours une réaction
à la pression exercée par l'analyse au présent.
Le fait que le transfert soit un phénomène universellement
humain n'exclut pas l'existence de divers modes de le structurer
en fonction des divers dispositifs thérapeutiques et de
leurs possibles variantes.
Dans son Journal clinique, Ferenczi, entre le 1er et le 3 mai
1932, note son impression que le transfert est seulement en partie
une manifestation spontanée de l'inconscient du patient
et signale que son expérience le conduit à découvrir
qu'il contient une bonne partie de réponse au contre-transfert
de l'analyste. Mais il serait surtout un produit artificiel,
déterminé par la technique adoptée. Cette
observation pionnière de Ferenczi ne met pas seulement
en relation la technique adoptée par chaque analyste et
son propre contre-transfert, mais elle implique aussi un changement
décisif en tant que cette dernière ne représente
pas seulement un obstacle à surmonter mais qu'elle est
également un instrument qui peut fournir des infirmations
complémentaires à celles qu'on obtenait jusqu'alors
seulement par le transfert. Transfert et contre-transfert ne
constituent plus seulement deux séries qui s'originent
de sources indépendantes, qui se rencontreraient à
un certain point du chemin, mais elles commencent, du coup, à
se déterminer réciproquement. Ferenczi retient
que sous la pression du transfert du patient, l'analyste, quel
que soit son comportement et malgré son extrême
disponibilité, reproduira inévitablement le traumatisme
relationnel de l'enfance et la conduite inadéquate des
parents. La nouveauté introduite dans la relation consiste
dans la disponibilité du psychanalyste à reconnaître
ses propres erreurs, chose que les parents n'ont pas été
capables de faire.
Ce sont là les raisons qui ont amené Ferenczi,
après avoir constaté les impasses où il
avait été conduit par ses expériences techniques
(initialement avec la frustration, ensuite avec la permissivité
et la relaxation), à abandonner toute technique et à
se permettre d'agir comme un être humain, doté d'émotions,
capable d'osciller entre les moments d'empathie et d'irritation.
Manifester ouvertement ses émotions c'était se
permettre d'agir de la façon accordée jusqu'alors
exclusivement au patient. Cette mise sur un pied d'égalité
avec le patient représentait un effort pour sortir de
la prison du transfert qui, pour Ferenczi, représentait
la figure puissante, incarnée jusqu'alors par le transfert.
Sa tentative fut de passer d'une relation de dépendance
unilatérale à une relation d'interdépendance
qui devait lui permettre de se submerger dans le passé
traumatique du patient, pour pouvoir ensuite réémerger
ensemble de la régression, ce qui comporterait pour l'analyste
également un bénéfice thérapeutique
secondaire. La cure serait le résultat d'un processus
naturel et spontané, qui ne serait plus basée sur
l'autorité de l'adulte. Or, dans ce contexte il n'est
pas étonnant que Ferenczi se soit efforcé de combler
les lacunes de sa propre analyse, en acceptant la proposition
de l'analyse mutuelle, faite par un de ses patients.
Avec Ferenczi et Balint la psychanalyse entre dans un territoire
où le modèle scientifique qui présuppose
une connaissance objective commence à vaciller : ses bases
théoriques impliquaient l'existence d'une réalité
objective et indépendante de l'observateur. Ce modèle
d'objectivité avait conduit à la création
d'un standard technique auquel devait se soumettre tant le patient
que l'analyste et auquel devaient se confronter les résultats
obtenus lors de chaque expérience de psychanalyse, indépendamment
de la réaction singulière du psychanalyste. Ferenczi
et Balint proposent comme alternative à ce standard technique
une réponse différenciée dans chaque situation
d'analyse, ainsi que l'introduction de modifications du cadre
en fonction des nécessités du patient dans un état
de régression.
Dans la zone du défaut fondamental, l'analyste, au travers
de ses propres réponses, ne conditionne pas seulement
les phénomènes qu'il observe mais il constate que
se perdent également les confins nets des deux termes
de la relation. Sujet et objet s'interpénètrent
et se confondent en un tout indifférencié si, dans
le processus de la cure qui se développe au niveau dipien
- où le patient se présente comme un sujet séparé
et aux confins nets - nous exerçons sur son transfert
un effet de distorsion par le biais de notre technique. Dans
la zone du défaut fondamental, nous exerçons une
influence sur un sujet encore amorphe, qui existe dans un état
potentiel, non encore défini. C'est la relation analytique
qui crée les conditions qui lui permettent de sortir de
cet état d'indétermination pour assumer une détermination
concrète. Au niveau du défaut fondamental le processus analytique
opère une zone d'indétermination, où coexistent
plusieurs valences libres dans le psychisme, prêtes à
être déterminées en fonction des possibilités
combinatoires offertes par l'environnement. Influencer un sujet
qui possède une forme définie, comme c'est le cas
dans la zone dipienne - même si elle peut encore
être méconnue par nous - est tout à fait
différent du fait de contribuer au travers de notre intervention
- quelle qu'elle soit - à donner forme à quelque
chose encore non défini, ambigu, confus, dans une zone
où se superposent plusieurs potentialités relationnelles.
Cette approche n'exclut pas la psychanalyse classique, pas plus
que la physique quantique n'exclut la physique classique. Que
se soit la physique quantique ou la psychanalyse qui opère
au niveau du défaut fondamental, elles offrent un modèle
théorique qui tente d'expliquer les conditions du passage
d'une réalité confuse, indéterminée
et non appréhendable, à une autre réalité
nette et bien définie, comme cela se présente dans
le monde de notre expérience.
Mon intention n'est pas de mettre en rapport la psychanalyse
et la physique quantique, ce qui serait absurde et insensé.
C'est la lecture du livre de David Lyndley :"Where Does
the Weirdeness Go ?" Basic Books, 1996, qui m'a suggéré
la possibilité de recourir à ses métaphores,
en les transposant dans le domaine de la psychanalyse, chose
qui pourrait déconcerter un physicien ou même l'irriter.
La physique classique pose l'évidence de l'existence d'une
réalité objective et indépendante de l'observateur
et de ses instruments de mesure. La mécanique quantique
dit que certaines propriétés physiques de la matière,
au niveau de l'infiniment petit, sont indéterminées
jusqu'à ce qu'elles soient observées, c'est-à-dire
mesurées et qu'elles obtiennent de cette façon
une réalité concrète, une détermination.
C'est l'acte de mesurer qui permet de passer du monde confus
quantique au monde net de la physique classique. Durant le processus
de la cure qui se développe au niveau du défaut
fondamental, il se produit quelque chose de similaire. La relation
analytique fonctionne comme un dispositif de mesure, créant
les conditions qui permettent de passer du monde confus, indéfini
et symbiotique à la construction d'un espace psychique
d'où nous pouvons commencer à nous exprimer en
termes de détermination inconsciente qui opère
au niveau de la parole.
L'idée selon laquelle l'acte de mesurer exerce une influence
sur la chose mesurée n'est pas une exclusivité
de la mécanique quantique. N'importe quel acte de mesure
appartenant à un système physique, implique nécessairement
une interaction entre tel système et un instrument de
mesure, où chaque interaction comporte la transmission
d'influences dans les deux directions. Dans le cas de la mécanique
quantique, il n'est pas exact de dire que l'acte de mesurer modifie
la chose mesurée parce que cette affirmation paraîtrait
impliquer le fait qu'un objet quantique se rencontre dans un
état défini, encore inconnu, perturbé par
l'acte de la mesure et qui se trouverait maintenant dans un autre
état. Or c'est l'acte de mesure qui confère une
forme définie à un système précédemment
indéterminé.
Imaginons, avec le physicien autrichien Erwin Schrödinger,
un chat enfermé dans une boîte et un dispositif
qui réalise automatiquement la mesure de l'orientation
du spin d'un électron. Le destin du chat dépendra
du résultat de cet acte de mesure, qui se réduit
à deux alternatives, opposées et incompatibles,
de 50 % pour chacune. Dans le premier cas, le chat recevra de
la nourriture, dans le deuxième cas, il recevra une dose
létale de gaz vénéneux et mourra instantanément.
Une fois l'expérience terminée, au moment d'ouvrir
la boite, le chat se trouvera nécessairement ou mort ou
vif. Mais à l'instant de la mesure, tant le chat que le
spin de l'électron se retrouvent dans un état quantique
d'indétermination : le chat se trouvera simultanément
vif et mort. Mais un même temps, ni une chose ni l'autre.
Après l'acte de mesure, cette situation va se résoudre
en une dichotomie : ou une chose ou l'autre. Cet état
indéfini, appelé superposition, contient les deux
possibilités, simultanément et également
présentes, mais sans être équivalentes l'une
de l'autre.
Nous pourrions dire que le chat se retrouve suspendu dans un
état intermédiaire, ambigu, inimaginable et indescriptible
par les moyens du langage. Les mots se révèlent
inadéquats, vides, manquant de tout pouvoir signifiant.
L'usage du langage présuppose l'instauration d'un ordre
dichotomique qui fonctionne en termes d'opposition et de différence.
En une superposition nous ne pouvons dire qu'un objet se rencontre
dans un état encore inconnu, sa situation incertaine ne
pouvant coïncider à aucune expérience du monde
défini de notre vie quotidienne.
La psychose et le rêve sont deux modalités possibles
pour atteindre une expérience subjective qui se rapproche
de l'état de "superposition" dans lequel se
trouve le chat de Schrödinger. Cela arrive lorsque se produit
une régression à l'état d'absence de différentiation,
où les opposés sont la même chose et en même
temps ne sont ni l'une ni l'autre. Margaret Little désigne
cela par le terme d'"unité fondamentale": "La
conclusion logique de cette idée est qu'il existe un point
où toute séparation ou différence cesse
d'exister, où toutes les polarités et toutes les
distinctions disparaissent ; où vie et mort, plaisir et
douleur, espoir et désespoir, amour et haine, destructivité
et créativité, toutes les personnes, lieux et choses,
sont une seule et même chose. Il n'y a qu'une seule chose,
et aucune autre."
Si les manifestations d'un tel état sont plus évidentes
dans l'analyse des patients pour qui le transfert présente
des caractéristiques de type psychotique plutôt
que névrotique, ceci n'est pas l'apanage exclusif de la
psychose. Cette unité fondamentale que présente
le moment de l'identification absolue à la mère,
dont dépend la survie, constitue la condition indispensable
de toute vie affective et se trouve à la base de toute
relation entre sujets entiers et séparés.
H. Searles se situe dans cette même ligne de pensée
quand il observe : "Comme je l'ai indiqué, chez le
schizophrène - et peut-être aussi dans les rêves
du névrosé (c'est une question que je n'aborderai
pas ici) - la condensation est un phénomène dans
lequel il n'y a pas expression condensée de sentiments
et d'idées divers qui, à un niveau inconscient,
sont bien distincts, mais plutôt expression condensée
de sentiments et d'idées qui, même dans l'inconscient,
ont encore à se différencier les uns des autres."
.
Dans l'Interprétation des Rêves, Freud s'était
référé à l'idée de superposition
pour expliquer le mécanisme de la condensation onirique.
Il affirmait que chaque élément du contenu manifeste
du rêve ne serait pas le produit d'une seule représentation
inconsciente, présente dans le contenu latent qui s'exprime
déformée à travers lui, mais le résultat
d'une surdétermination provoquée par une série
de représentations qui convergent vers chaque composant
signifiant du contenu manifeste. Dans la construction métapsychologique de Freud, la superposition
a lieu entre des éléments différenciés
dont la présence simultanée, bien que contradictoire,
peut s'exprimer par l'intermédiaire de la successivité
temporelle du langage, chose qui présuppose la suspension
du principe de non contradiction, liée au processus secondaire,
et non à son abolition. L'état quantique de la
superposition où se trouve le chat de Schrödinger,
implique un moment d'abolition de la différentiation et
de l'incompatibilité liée au processus secondaire,
qui mène la régression à un état
d'indifférenciation dans le psychisme. Dans ces circonstances
seulement, la condition du fonctionnement du mécanisme
de la répression manque, dans la mesure où le conflit
psychique suppose la différentiation et la coexistence
de représentations incompatibles.
Par l'expression "zone d'indétermination", j'entends
recouvrir les phénomènes décrits par des
auteurs différents, qui, par des appellations différentes,
ont consacré leur attention aux aires de catastrophe du
psychisme. Je me réfère au "défaut
fondamental" de M. Balint, à la "régression
à la dépendance" de D.W. Winnicott, à
l'"unité fondamentale" de M. Little et à
la "symbiose thérapeutique" de H. Searles.
La psychanalyse classique fut conçue à partir d'une
zone du psychisme d'où les processus inconscients étaient
régis par des lois déterministes, qui homologuaient
le processus de l'élaboration onirique à celui
de la formation des symptômes. Le travail analytique consistait
à mettre en relation à travers l'interprétation,
les différents processus inconscients qui contribuaient
à surdéterminer les produits de l'inconscient.
Le transfert représentait un fragment de répétition
inconsciente que l'analyste devait démasquer. La fonction
du cadre analytique consistait à permettre d'isoler le
transfert, dans un état de pureté libre de contamination,
dans les limites imposées par un cadre fixe, égal
pour tous. Afin de garantir la concordance avec le modèle
répandu d'objectivité scientifique, il était
fondamental d'exclure au maximum toute possibilité de
contamination du processus analytique, que ce soit par l'analyste
ou par la technique.
Personnellement, je préfère le terme de "dispositif
analytique" au terme plus traditionnel de "cadre"
ou de "setting". Cela rend mieux l'idée d'un
trucage ("marchingenio",) d'un artifice, d'un instrument
quantique de mesure, qui contribue à donner forme et organisation
aux phénomènes observés. Il ne s'agit plus
d'une réalité objective, c'est-à-dire séparée
de l'observateur, mais d'une réalité ouverte, intersubjective,
ce qui signifie une réalité construite entre deux
qui ne font qu'un seul, l'"unité fondamentale"
de M. Little ou la "symbiose thérapeutique"
de H. Searles.
Le transfert symbiotique conduit de façon régressive
la relation thérapeutique à un terrain situé
au-delà de la frontière du psychisme, où
prévalent la différentiation et l'intégration,
que ce soit au niveau intersubjectif ou intrapsychique. La symbiose
thérapeutique me suggère un dispositif de mesures
quantique, dont la fonction consisterait à faciliter le
passage du chaos informe, de l'indéfini, à la détermination.
Mais pour permettre ce passage au processus de personnalisation,
de constitution d'un individu entier et séparé,
il est inévitable et nécessaire d'entrer avec lui
dans la zone d'indétermination où il se trouve
prisonnier. On a la sensation d'être rentré dans
un type de relation où, inévitablement, les confins
entre son propre moi et l'objet sont confus, où des sentiments
contradictoires tendent à se fondre en un tout unique,
situation qui rend difficile de distinguer à certains
moments de cette interaction thérapeutique en actes, entre
les processus de projection et d'introjection, entre patient
et analyste.
Pendant cette phase de symbiose thérapeutique, il n'est
pas facile de distinguer quelle partie du comportement, des affects
et de l'ensemble de l'expérience subjective de l'analyste,
est provoqué par le transfert du patient et quelle partie
provient de son contre-transfert, lié aux vicissitudes
de sa propre existence. La relation oscille constamment entre
deux pôles qui tiennent à entrer dans un état
de superposition, comme celui illustré par le chat imaginaire
de Schrödinger. À certains moments, le psychanalyste
revit les mêmes émotions conflictuelles que, de
son temps, la mère du patient a pu expérimenter
avec son fils tout petit. À d'autres moments, il incarne
la partie du patient qui représente, à son tour,
sa propre mère. Une autre éventualité, non
moins fréquente, consiste dans le fait que le patient
lui-même tend à faire le thérapeute de son
propre analyste, répétant dans la cure un fragment
de sa propre histoire infantile, où le maintien de la
symbiose servit à remplir cette fonction (de thérapeute)
en relation à l'un des parents ou de la famille dans son
ensemble, sans pour autant avoir obtenu de résultat, ni
de reconnaissance implicite pour sa tentative.
H. Searles appelle "thérapeute symbiotique"
le patient qui sacrifie sa propre individuation pour servir de
complément au moi fragmentaire et incomplet de l'autre.
Il considère que l'étiologie de la maladie psychique
vient en bonne partie d'une distorsion précoce de la tendance
thérapeutique présente chez tous les êtres
humains. Cette distorsion serait le résultat d'une inversion
dans la relation entre les générations où,
malgré les apparences, le fils fonctionne inconsciemment
comme le père de ses propres parents. Au niveau symbiotique,
l'égoïsme et l'altruisme forment un ensemble unique
et indivisible. Soutenir l'autre sur le plan affectif est une
façon d'assurer son propre secours. Plus grande est la
fragilité de l'un des parents, plus forte sera la tendance
à transférer sur le fils sa propre dépendance
infantile envers ses parents, en la niant dans le même
temps.
La clef d'accès à cette zone du psychisme réside
dans l'idée de mutualité symbiotique. Les deux
participants à la relation thérapeutique, bien
qu'à des degrés différents, expérimentent
une régression à une phase de dépendance
réciproque, où alternent absence de différenciation
et symbiose, ce qui implique déjà, comme le signale
M. Little, un degré de séparation plus important.
La pression du transfert symbiotique conduit inévitablement
à répéter en acte la dynamique des relations
familiales de l'enfance du patient. La fonction de l'analyste
ne consiste pas à éviter la formation de dynamiques
de ce type, chose par ailleurs impossible, mais à être
capable de les accepter et de les reconnaître. L'analyste
devra traverser toute la gamme des sentiments humains : la colère,
la dépendance la dépression, l'angoisse, la culpabilité
et l'incompétence, qui vont alterner avec des sentiments
vrais de satisfaction, liés au jeu partagé, à
l'humour et aux modifications thérapeutiques obtenues,
non seulement pour le patient, mais aussi pour l'analyste. Paradoxalement,
c'est la répétition involontaire de la part de
l'analyste des comportements et des attitudes des figures parentales
du patient qui crée les conditions pour réaliser
dans le transfert une nouvelle expérience psychique. Cette
expérience favorise un dénouement différent
de la relation, où l'adulte donne et seul l'enfant s'avère
capable de recevoir, sans avoir à son tour à donner
quoi que se soit en échange et où la dépendance
s'exerce dans un seul sens ; l'expérience de la réciprocité
n'est pas reconnue. La nouveauté vient de la répétition
que le transfert du patient induit chez l'analyste.
Plus intense était le besoin de la mère du complément
que lui offrait le fils pour atteindre une intégrité
personnelle, plus elle se sentait en faute et plus obstinément
elle niait cela. De la même façon l'analyste se
sent coupable d'accepter ce que lui offre le patient, comme s'il
l'utilisait en tant que bénéfice personnel ou comme
s'il acceptait quelque chose qui ne lui reviendrait pas de droit.
L'analyste se sent coupable de recevoir simultanément
et une compensation économique et un bénéfice
thérapeutique. Si, d'un côté, le sentiment
de culpabilité de l'analyste renforce celui du patient,
de l'autre côté, ce n'est que si l'analyste est
capable de le surmonter que peut alors s'ouvrir également
pour le patient cette possibilité. C'est après
avoir traversé cette double expérience que le patient
pourra expérimenter, dans le transfert, pour la première
fois, la sensation qu'il a pu, lui aussi, être utile à
l'analyste-mère. À partir de ce moment-là
il pourra surmonter le sentiment de culpabilité qui le
liait à la mère, ce qui va initier le processus
qui lui permettra de se transformer en un individu séparé
et entier.
Selon H. Searles, le sentiment de culpabilité du patient
est un résidu de la sensation d'échec liée
au résultat négatif de ses efforts thérapeutiques
avec ses propres parents. À la différence de Mélanie
Klein, cette tentative thérapeutique ne représente
pas un geste réparateur, il ne s'origine pas d'un sentiment
de culpabilité mais constitue au contraire une de ses
sources principales. Au niveau de la pré-individuation,
le sentiment de culpabilité n'est pas une production de
l'ambivalence dipienne, qui présuppose déjà
une différentiation entre l'amour et la haine, entre sujet
et objet. Le sentiment de culpabilité surgit d'une source
prédipienne, il se réfère à
l'être du sujet, à son existence en tant qu'individu
séparé et distinct. La constitution de sa propre
identité personnelle signifie l'abandon de l'autre à
son destin, à son incapacité d'affronter la vie
pour son propre compte, et en dernière instance à
la mort. Si la fusion symbiotique, malgré les gratifications
qu'elle offre, implique une annulation de la personne, la séparation
représente quant à elle un acte criminel.
La tendance à former une entité psychique indifférenciée
fondée sur une relation de dépendance mutuelle,
où chacun des deux tend à sentir et à agir
comme une partie d'un tout unique, transforme le contre-transfert
de l'analyste en un instrument de compréhension emphatique des processus psychiques essentiellement non verbaux dans le
transfert. Du côté du patient, la labilité
des confins du moi accentue le phénomène de la
communication d'inconscient à inconscient, phénomène
qui dissipe la fonction de miroir opaque que Freud attribuait
à l'analyste. Le sens de cette fonction dans le dispositif
classique était de favoriser une neutralité qui
garantirait la pureté du transfert en évitant toute
forme d'influence suggestive externe qui puisse remettre en question
l'objectivité de la méthode psychanalytique. Mais
la question n' est pas d'abandonner la technique classique ni
le modèle scientifique sur lequel elle est basée,
mais bien plus de pouvoir reconnaître ses limites dans
la zone du psychisme où prévaut l'indétermination.
Dans la mesure où lors de chaque cure psychanalytique,
et non seulement à propos de psychotiques ou de borderlines,
il existe des moments de régression à la symbiose
(phénomène qui se trouve à la base de n'importe
quelle relation humaine) : le patient en sait plus sur son analyste
que celui-ci peut imaginer. La limite du savoir du patient est
due à la distorsion perceptive imputable à son
transfert - qui n'est pas seulement provoquée par les
images parentales qu'il tient à projeter sur l'analyste
- mais aussi aux réactions inhabituelles qu'il peut susciter
dans le contre-transfert. L'intense pression exercée par
le transfert symbiotique sur les confins du moi de l'analyste
envahit son expérience subjective avec des sentiments
et des fantasmes où il ne se reconnaît pas, qui
sont parfois ouvertement insensés et qui surgissent en
tant qu'effets de l'introjection des corps étrangers à
sa vie psychique. L'exploration du contre-transfert constitue
la voie royale pour la compréhension de ces processus
d'introjection, actifs chez l'analyste.
La relation de dépendance mutuelle symbiotique ne se base
pas sur la réciprocité entre pairs, c'est-à-dire
elle n'est pas réversible de façon égale
dans les deux directions. Les positions du patient et de l'analyste
ne sont pas interchangeables, comme elles devaient l'être
lors des analyses mutuelles pratiquées par Ferenczi. De
toute façon il convient de reconnaître que, malgré
son échec, cette ultime expérience de Ferenczi
contenait un noyau de vérité. Le patient ne parvient
à un progrès thérapeutique notable ou du
moins celui-ci n'est consolidé que dans la mesure où,
pendant la cure, l'analyste aussi a obtenu un bénéfice
personnel et professionnel, c'est-à-dire qu'il a obtenu
un changement lié au dépassement de certaines limites
de sa propre analyse. La rencontre analytique est également
pour l'analyste l'occasion de découvrir quelque chose
de nouveau le concernant lui-même. Nous savons bien que,
comme tout être humain, aucun analyste ne parvient à
terminer véritablement sa propre analyse. Et ceci est
un moindre mal, car dans le cas contraire, le patient n'aurait
pas trouvé un espace pour déployer dans le transfert
sa propre tendance thérapeutique. Freud pensait que l'analyse
était interminable, mais il n'était pas exclu pour
autant que l'on puisse arriver à un terme. Pour un analyste
il est utile de répéter l'expérience au
moment où il découvre que l'auto-analyse ne suffit
plus et qu'il a encore besoin d'une aide extérieure. Dans
le cas contraire, le risque de peser gravement sur le patient
est grand. Pour ce dernier, une expérience de ce type
signifie la répétition ponctuelle du modèle
infantile, selon lequel il a porté de façon excessive
le fardeau de la santé psychique de l'un des deux parents,
quand ce n'est des deux, voire de la famille entière.
La valeur fondamentale de la répétition analytique
consiste à créer au présent les conditions
relationnelles offrant une solution nouvelle à une vieille
histoire qui s'était terminée par un échec,
laissant comme séquelle une blessure de son auto-estime,
accompagnée d'un sentiment d'inutilité et de culpabilité
écrasante.
La mutualité symbiotique exclut à la fois la soumission
hypnotique et la dépendance unilatérale comme les
étapes qui suivent la différenciation. Cette dernière
est la condition indispensable à l'instauration de relations
de pouvoir entre les humains. L'autorité hypnotique, qu'elle
soit paternelle ou maternelle, présuppose la séparation
entre sujet et objet dont procède la division du sujet
décrite par J. Lacan à partir de la Spaltung de
Freud. Cette différentiation constitue une condition préalable
pour que l'objet puisse occuper le lieu de l'idéal du
moi. Freud avait individualisé le transfert à partir
de l'hypnose. Nonobstant son renoncement à cette méthode,
il n'est pas arrivé à séparer le transfert
du pouvoir suggestif émanant d'une figure revêtue
d'autorité, ce que Lacan appela la relation à l'Autre,
au "Sujet Supposé Savoir". La conviction selon
laquelle il n'était possible d'exercer aucun type d'influence
suggestive sur les psychotiques amena Freud à la conclusion
qu'ils n'étaient pas capables d'établir une relation
de transfert utilisable par l'analyse, à l'inverse des
névrosés.
Dans la zone d'indétermination du psychisme ce modèle
d'autorité ne fonctionne pas, donc il est incompatible
avec la possibilité d'instaurer une relation fondée
sur le transfert symbiotique. La notion de transfert psychotique,
liée à la problématique de l'indifférenciation
et de la symbiose, a commencé à se développer
à partir des années cinquante. Je suis entièrement
d'accord avec Radmila Zygouris, lorsqu'elle signale que l'expression
transfert psychotique n'implique pas que le patient soit nécessairement
psychotique. Cette expression n'a pas de valeur de diagnostic.
Cette forme de transfert fut découverte et approfondie
par des analystes travaillant avec les psychotiques, ce qui ne
signifie pas nécessairement la présence d'une structure
psychotique, ni un cadre borderline ; il peut suffire parfois
d'un moment de régression.
Il existe des patients qui se trouvent dans un état quantique,
proche de celui du chat de Schrödinger. Ils sont à
la frontière, ni d'un côté ni de l'autre,
dans une situation d'incertitude et de confusion que je propose
d'appeler "superposition". Pour que le patient puisse
sortir de cet état, il faut d'abord que l'analyste entre
dans son monde, pour pouvoir ensuite en sortir ensemble, patient
et analyste. Avoir accès à ce lieu signifie l'expérimenter
sur sa propre personne, acceptant de revivre avec le patient
les relations et les situations impossibles qui l'ont maintenu
prisonnier et qui, dans bien des cas persistent dans le réel
et l'actuel, rendant impossible toute solution dans le présent.
Il est important de préciser qu'au cours de la régression
analytique, y compris dans les cas de psychose, il existe toujours
- à des degrés variables - les phénomènes
de différenciation et par conséquent aussi de détermination.
Le moment d'une indifférenciation totale n'est pas répétable
au cours du traitement analytique, il représente seulement
une conjoncture et une hypothèse théorique.
Pour que le patient puisse changer dans sa vie, l'analyste doit
être capable de reconnaître qu'il a contribué
à l'enrichir, tant sur le plan personnel que professionnel,
et qu'il a reçu de lui quelque chose qui n'est pas uniquement
de l'argent. Ceci n'exige pas nécessairement une reconnaissance
explicite de la part de l'analyste, c'est quelque chose que le
patient arrive à percevoir, soit à travers un changement
d'attitude soit dans une plus grande liberté et flexibilité
dans le maniement du dispositif analytique. Je me réfère
à la possibilité de varier quelques-uns de ces
paramètres en permettant au patient de faire un usage
créatif de ce dispositif - aspect auquel Winnicott a prêté
une attention particulière au cours de ses dernières
années. Cet usage créatif est lié à
la dimension ludique de la relation thérapeutique et constitue,
pour l'analyste, une source d'enrichissement tant clinique qu'humain,
un capital dont il pourra disposer avec d'autres patients.
Ricardo Ileyassoff
Texte parut dans Epistolettre
N° 29, Paris, avril 2000
Intervention à
la journée organisée par la
Fédération
des Ateliers de Psychanalyse
le 28 novembre 1998, sur le thème
de La Soumission