psychanalyse In situ
Transferts: origines
et commencements
Michel Juffé
Origine et commencement
La question du transfert se pose au pluriel
: existent des transferts, en tous genres et en tous sens. L'être
humain, comme bien d'autres animaux, n'existe que dans la pluralité
: être humain c'est être parmi les humains.
Une " pure " relation de soi à soi, parfaitement
égoïste ou solipsiste, n'a pas de sens, ne se rencontre
jamais. " Transférer " en un premier sens veut
dire transporter continuellement nos affects de soi aux autres,
des uns aux autres. Le premier " portage " (fere
= porter), celui qui lie la mère et l'enfant dont
elle est enceinte, est un transfert dans les deux directions
: l'enfant croissant dans le ventre de la mère lui transfère
sa vitalité (bien qu'elle le nourrisse, elle bénéficie
de cette extraordinaire profusion de vie qu'est la différenciation
continue et extrêmement rapide d'une cellule unique fécondée)
pendant qu'elle lui transfère - déjà - sa
civilité (j'entends par là le fait qu'elle est
membre d'une communauté, laquelle va accueillir le nouveau-né).
Transferts dont la multiplicité et l'intensité
ne sont sans doute jamais égalées ensuite. Il y
a toujours déjà du transfert et des transferts.
Mais " toujours déjà
" n'implique pas une origine anhistorique, une sorte de
commencement absolu, hors temps (puisque lui-même fondateur
du temps), où une entité/divinité esseulée
chercherait des interlocuteurs et créerait d'autres entités
à cet effet. Aussi loin que nous remontions il y a toujours
héritage, transmission d'une génération
à l'autre, d'un état antérieur à
un état postérieur. Cela n'empêche pas les
fondations et les fondateurs, mais suppose que les fondateurs
reforment des formes préexistantes : il n'existe pas de
matière brute, sans forme. Nous nommons seulement "
informes " des formes qui ne nous conviennent pas et que
nous cherchons à réformer. Pour en venir tout de
suite à la psychanalyse, il est facile de montrer que
Freud réforme des concepts et pratiques dont il hérite
entièrement. Mais là n'est pas le problème,
car c'est le lot commun de tout auteur et inventeur. Ce qui est
en question est la prétention, parfois chez un auteur
lui-même mais le plus souvent chez ses disciples et épigones,
d'un fondement absolu, d'un " sans précédent
", d'une origine qui serait plus qu'un nouveau commencement
ou d'un commencement qui aurait la qualité inouïe
de nous porter jusqu'à l'origine. Telle la prétention
de Heidegger de penser la pensée grecque telle qu'elle
n'a jamais été pensée, de la penser enfin
en tant que telle, au-delà de toute vicissitude historique,
de penser l'être en tant que tel. Telles toutes les prétentions
d'en finir avec l'obscurantisme philosophique et religieux, comme,
par exemple, Condorcet l'expose dans son Esquisse du tableau
des progrès de l'esprit humain (1793). Il s'agit
toujours de poser l'arkhè, l'archaïque, comme
ce sur quoi tout repose. Un commencement qui est aussi un commandement
et qui devient sacré par cette double détermination
: d'où la hiérarchie (hieros, arkhè),
dont le rôle est de préserver la sacralité
de ce commencement, et les hiérarques, chargés
de cette mission. La suite va dépendre de l'acharnement
avec lequel l'arkhè va être défendu : si
le commencement est sacralisé au point d'une faire une
origine, un point de départ absolu, un auto-engendrement,
alors la tolérance envers toute discussion de ce commencement,
envers toute remise en question des doctrines/mythes/théories
et des conduites/rites/pratiques
dont il est porteur (ce
qui va faire l'objet du trans-port, du trans-fert) tendra vers
zéro. Les descendants seront classés en deux groupes
inconciliables : les fidèles et les hérétiques.
Nous savons à quelles procédures inquisitoriales
cela aboutit, avec la meilleure foi du monde. La mise au pas
a toujours lieu au nom du salut collectif.
Le choix du transfert en tant que continuation
d'un commencement/origine inclus - par souci de cohérence
- une conception du transfert qui soit lui-même une reconduction
de l'origine, déplacée sur d'autres personnes,
héritières fidèles de l'auteur originel.
Par exemple, le fils suit les traces du père, à
quelques variations près, mais il ne saurait - sous peine
d'infidélité - s'en écarter résolument.
Si le père n'est qu'un commencement sans origine, alors
le fils instaurera un nouveau commencement sans trahison, car
la succession va de commencements en commencements et d'accomplissements
en accomplissements - sans origine assignable, et, du même
mouvement, sans fin assignable (on peut ainsi poursuivre des
finalités sans fin, ce qui veut dire que la finalité
peut être éventuellement modifiée par la
trajectoire elle-même, par la dynamique du mouvement).
En ce cas, chaque transfert est un nouveau commencement et le
transfert répétitif n'est qu'une réduction,
un affaiblissement de transfert, une pathologie du transfert
(au sens habituel du terme " pathologie ") . C'est
ainsi que nous sommes conduits à parler de transferts
au pluriel, de ramification continuelle des transferts et à
considérer l'originel/original transféré
en copie comme une dégénérescence du commencement
se transportant/transférant dans une multiplicité
de nouveaux commencements. En d'autres termes, d'un côté
il y a des originaux et des copies, des sources, des astres qui
surgiraient du néant (origo, source ; ortus, se lever),
de l'autre des initiatives et initiations (initium, commencement)
successives. Le choix de l'originaire est plutôt stérilisant,
le choix du commencement est plutôt fécondant.
Deux conceptions des transferts :
Freud et Ferenczi
Voyons ce que cela donne pour la psychanalyse
(mais on pourrait appliquer la même logique à toutes
sortes d'autorités : philosophiques, politiques, scientifiques,
artistiques, etc.).
Freud était littéralement
obsédé par la question de l'origine (de l'humanité,
de la culture, du complexe d'dipe, de la névrose,
de la psychose, des fantaisies inconscientes, du narcissisme,
etc.). Qu'il s'occupe d'ontogenèse ou de phylogenèse,
il aimerait bien trouver une première fois, une fois sans
précédent, qui lui serve d'assise à sa construction,
de sorte qu'elle soit aussi une première fois, une origine
sans préalable. Cela ne signifie pas qu'il nie ses héritages
: il ne cesse de citer ses sources, ses antécédents,
ses précurseurs, avec un scrupule qu'on aimerait voir
mieux respecté par bon nombre d'auteurs contemporains.
Mais peu à peu il adopte le style " la psychanalyse
nous enseigne que ", comme s'il était l'interprète
suprême, tel Moïse, d'une parole divine incontestable,
indiscutable, que l'humain ne pourrait que dégrader et
qu'il faut sans cesse restaurer par un retour à la source,
autrement à la psychanalyse telle qu'il l'a fondée.
Et précisément, sa théorie
du transfert en témoigne, doublement peut-on dire, car
elle est à la fois un élément-clef de sa
doctrine et une justification du bien fondé de celle-ci.
Elle est donc à la fois théorique et métathéorique.
Freud commence à parler de transfert
dans Sur l'étiologie de l'hystérie, où il
admet que la névrose vient des adultes, " et les
enfants eux-mêmes transfèrent les uns aux autres
la disposition à tomber plus tard malades d'hystérie.
[
] demandez-vous si cette survenue familiale de la névrose
n'est pas propre à égarer vers l'hypothèse
d'une disposition héréditaire, là où
il n'y a cependant qu'une pseudo-hérédité,
et où a eu lieu en réalité un transfert,
une infection dans l'enfance. " (p. 168) Le transfert comme
infection, contamination restera dans l'esprit de Freud.
Il en parle ensuite dans Fragment d'une
analyse d'hystérie, texte écrit en janvier 1900.
Dans l'analyse de Dora, dit-il, on voit des transferts. "
Ce sont de nouvelles éditions, des copies des tendances
et des fantasmes qui doivent être éveillés
et rendus conscients par les progrès de l'analyse, et
dont le trait caractéristique est de remplacer une personne
antérieurement connue par la personne du médecin.
" Ces éditions peuvent des " réimpressions
" ou, par sublimation, " des éditions revues
et corrigées ". (p. 87) Dora transfère M.
K. sur Freud. " Elle se vengea de moi, comme elle voulait
se venger de lui ; et elle m'abandonna comme elle se croyait
trompée et abandonnée par lui. Ainsi, elle mit
en action une importante partie de ses souvenirs et de ses fantasmes,
au lieu de la reproduire dans la cure. " (p. 89) Dora "
fuit " Freud au bout de 11 semaines de cure. Celui-ci en
attribue l'échec, d'une part à son incompréhension
du transfert, d'autre part à sa méconnaissance
du fait que l'amour homosexuel de Dora pour Mme K. " était
sa tendance psychique la plus forte. " (p. 90 n1)
Notons déjà que Freud ne
tire pratiquement rien du jeu pervers entre les deux couples
d'adultes formés par ses parents et les K. et reste totalement
sourd (ou indifférent) à cet aspect des choses,
où Dora est la proie de ces adultes. Il ne lui est donc
pas possible d'envisager que Dora le quitte parce qu'il est incapable
de la secourir et contribue, à sa façon, à
perpétuer ce jeu. Nous y reviendrons.
Freud nuancera ensuite sa conception
du transfert, en fera un pilier de la cure et même de la
théorie (en le reliant au complexe d'dipe), mais
ne reviendra jamais sur le dépit initial qui fait du patient
- donc de l'enfant en souffrance - l'auteur premier et exclusif
du transfert.
Ainsi s'exprime-t-il à l'Université
de Worcester, en 1909 : le patient " adresse au médecin
des motions tendres, bien des fois mêlées à
de l'hostilité, qui n'est fondée sur aucune relation
réelle et qui, d'après tous les détails
de sa survenue, est chez le malade forcément dérivée
de ses souhaits de fantaisie anciens et devenus inconscients.
[
] Les symptômes qui sont [
] les précipités
d'expériences vécues amoureuses antérieures
(amoureuses au sens le plus large) ne peuvent eux aussi être
dissous et amenés à passer dans d'autres produits
psychiques qu'à la température la plus élevée
de l'expérience vécue de transfert. Le médecin
joue dans cette réaction, d'après un mot excellent
de S. Ferenczi, le rôle de ferment catalytique qui attire
à lui pour un temps les affects devenus libres dans ce
procès. [
] Le transfert s'instaure spontanément
dans toutes les relations humaines tout aussi bien que dans le
rapport du malade au médecin [
] La psychanalyse
ne le crée donc pas, elle le découvre seulement
à la conscience et s'empare de lui pour orienter les buts
psychiques vers le but souhaité. " Dans La dynamique
du transfert, il précise que celui-ci peut être
négatif ou " composé d'éléments
érotiques refoulés ". Dans les Observations
sur l'amour de transfert, il en parle comme d'un piège
que le psychanalyste doit éviter, car le patient cherche
à " briser l'autorité du médecin en
abaissant celui-ci au niveau d'un amant " (p. 120) Il faut
donc rester " indifférent ". (p. 122) Le transfert
doit être maintenu, mais " en le traitant comme quelque
chose d'irréel " (p. 124). Le transfert échoue,
pour certaines patientes " à passions élémentaires,
que des compensations ne sauraient satisfaire, des enfants de
la nature, qui refusent d'échanger le matériel
contre le psychique. " Il faut alors " battre en retraite.
" (p. 125) L'amour de transfert n'est en aucun cas authentique.
" Ce n'est qu'un ensemble de répliques et de clichés
de certaines situations passées et aussi de réactions
infantiles. C'est ce que le médecin se fait fort de prouver
par l'analyse détaillée du comportement amoureux
de la malade. Il faut donc, entre autres, combattre les patients
qui " voudraient, avec leur passion dégagée
de tout lien social, tenir à merci le médecin.
" (p. 130) Comme le dira Ferenczi dans son Journal clinique,
il saute aux yeux, ici, que Freud se méfie des patients,
qu'en tous cas lui ne les aime pas (ou s'en défend).
A cette période (1915), il congédie les schizophrènes
: ils sont inaptes au transfert, car ils récusent le monde
extérieur, perdent tout objet pour se replier dans le
moi (L'inconscient ). Congé confirmé dans le chapitre
27 des Leçons d'introduction à la psychanalyse,
consacré au transfert : les narcissiques sont indifférents
au médecin : " ce qu'il dit les laisse froids, ne
leur fait aucune impression. [
] Ils restent comme ils sont.
Ils ont déjà fréquemment entrepris, de leur
propre chef, des tentatives de rétablissement qui ont
conduit à des résultats pathologiques ; nous n'y
pouvons rien changer. " (p. 464) D'où l'idée
des névroses de transfert et des névroses narcissiques.
Freud, toujours scrupuleux s'il n'est
pas souvent empathique, se demande tout de même pourquoi,
avec le médecin, les patients répètent au
lieu de se souvenir. Car le transfert ne peut être que
décevant et, comme le montre le rêve, le plaisir,
la satisfaction est toujours recherchée. La répétition
doit donc être expliquée. C'est ce qu'entreprend
Au-delà du principe de plaisir, où les pulsions
du moi sont dites s'opposer aux pulsions sexuelles. Dans le transfert
les névrosés font revivre des " situations
affectives douloureuses ", de manière compulsive.
Cela conduit à dire qu'il existe dans la vie psychique
" une compulsion de répétition qui se place
au-dessus du principe de plaisir. " (p. 63) D'où
vient-elle ? L'enfant tient à répéter, car
" retrouver l'identité constitue en soi une source
de plaisir. " (p. 79) Il est question de rétablir
" quelque chose d'antérieur " (p. 81) ; "
S'il nous est permis d'admettre comme un fait d'expérience
ne souffrant pas d'exception que tout être vivant meurt,
fait retour à l'inorganique, pour des raisons internes,
alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort
et, en remontant en arrière, le non-vivant était
là avant le vivant. " (p. 82) Les pulsions du moi
vont en ce sens. Résumons (en extrapolant peut-être)
: si le transfert de sentiments vers le médecin est fictif,
sa seule explication possible est la compulsion de répétition,
elle-même tendance innée à la mort, au retour
à l'inorganique.
Pourtant, ce qui est répété dans le transfert
n'est pas une tendance à l'inorganique, une pulsion du
" moi " puisque Freud affirme, dans le même texte,
que : "Cette reproduction qui survient avec une fidélité
qu'on n'aurait pas désirée a toujours pour contenu
un fragment de la vie sexuelle infantile, donc du complexe d'dipe
et de ses ramifications" (pp. 57-58) Idée synthétisée
dans l'article "Psychanalyse" de l'Encyclopaedia Britannica,
édition de 1926 : "On nomme "transfert"
la particularité frappante qu'ont les névrosés
de développer envers leur médecin des relations
de sentiment, de nature aussi bien tendre qu'hostile, qui ne
sont pas fondées dans la situation réelle, mais
sont issues de la relation parentale des patients (complexe d'dipe).
Le transfert est une preuve de ce que même l'adulte n'a
pas surmonté son ancienne dépendance enfantine,
il se recouvre avec la puissance qu'on a nommé "
suggestion" ; seul son maniement, que le médecin
doit apprendre, met celui-ci en état d'amener le malade
à surmonter ses résistances internes et à
supprimer ses refoulements. Le traitement psychanalytique devient
ainsi une pots-éducation de l'adulte, une correction apportée
à l'éducation de l'enfant."
Se rejouerait sans cesse, dans le transfert,
l'éternel combat entre pulsion de vie et pulsion de mort,
actualité en chaque nouveau-venu, et que le névrosé
ne parviendrait pas à surmonter, même partiellement,
au profit des pulsions sexuelles.
Les mêmes idées sont reprises
dans les textes ultérieurs où Freud parle du transfert
: l'"Autoprésentation" où il précise
qu' " Il est un phénomène humain universel
[
] et même domine d'une manière générale
les relations d'une personne à son environnement humain.
" (p. 89) ; La question de l'analyse profane, où
l'amour de transfert est dit " franchement contraint. "
et où il reprend sous une autre forme la défiance
que le médecin doit lui opposer : "il faut veiller
à ne pas se mettre dans la situation ridicule de ce prêtre
qui doit convertir l'agent d'assurances qui est malade. Le malade
reste non converti, mais le prêtre s'en retourne assuré."
; et enfin l'Abrégé de psychanalyse, où
revient l'idée de post-éducation : comme le patient
confère à l'analyste le pouvoir que son surmoi
exerce sur son moi, " le nouveau surmoi a donc la possibilité
de procéder à une post-éducation du névrosé
et peut rectifier certaines erreurs dont les parents furent responsables
dans l'éducation qu'ils donnèrent. " Mais
Freud s'empresse d'ajouter : " C'est d'ailleurs sur ce point
qu'il convient de ne pas mésuser de l'influence qu'on
a prise. Si tenté que puisse être l'analyste de
devenir l'éducateur, le modèle et l'idéal
de ses patients, quelque envie qu'il ait de les façonner
à son image, il lui faut se rappeler que tel n'est pas
le but qu'il cherche à atteindre dans l'analyse et même
qu'il faillit à sa tâche en se laissant aller à
ce penchant. En agissant de la sorte, il ne ferait que répéter
l'erreur des parents dont l'influence a étouffé
l'indépendance de l'enfant et que remplacer l'ancienne
sujétion par une nouvelle. L'analyste, lorsqu'il s'efforce
d'améliorer, d'éduquer son patient, doit toujours
respecter la personnalité de celui-ci. Le degré
d'influence dont il pourra légitimement se servir doit
être déterminé par le degré d'inhibition
dans le développement actuel du patient. Certains névrosés
sont demeurés à tel point infantiles qu'ils ne
peuvent, même dans l'analyse, être traités
que comme des enfants. " (p. 43)
Finalement, de l'ensemble des textes
de Freud (qu'il faudrait citer in extenso), ressortent plusieurs
impressions :
1. Le transfert n'est que la reviviscence,
à l'identique ou modifié, des liens Oedipiens,
lesquels sont le produit de l'éternelle lutte entre vie
et mort
2. Le psychanalyste doit soigneusement s'en protéger,
sinon il devient le jouet du patient (le transfert est une infection)
et devient à son tour malade
3. En l'utilisant avec doigté, il parvient à ré-éduquer
le patient, d'autant plus fermement que celui-ci est resté
plus infantile (tout en le respectant)
Il n'est pas trop surprenant que les
psychanalystes strictement freudiens (au sens de la copie de
l'originaire) à la fois adhèrent à cette
théorie du transfert et prônent notamment les vertus
du contre-transfert et veillent à une protection jalouse
des idées du maître, toute tentative de modification
de ses théories étant jugée révisionniste,
en un sens tout à fait négatif. Ces défenseurs
de la doctrine non-révisable vont bien au-delà
de ce que Freud lui-même souhaitait : la survie de la psychanalyse
et non la dogmatisation de ce que lui-même considérait
souvent comme des hypothèses provisoires, des spéculations,
voire de véritables fantaisies à but heuristique.
Pourtant Freud se prête à ce jeu : en décidant
que tout transfert n'est qu'une copie de pulsions premières,
il laisse entendre - même à son insu - que ses disciples/patients
ne peuvent que dégrader ses idées.
Témoin, sa dépréciation
progressive de Ferenczi, destiné pourtant à être
son successeur. Dépréciation qui atteint son comble
lorsque Ferenczi rouvre le débat sur la réalité
des traumatismes précoces et lance des idées qui
vont inspirer, ouvertement ou souterrainement, toute la psychothérapie
des psychoses. Là encore, la théorie du transfert
se présente comme élément majeur de la théorie
et métathéorie, dans un cheminement qui autorise
la révision continuelle, la refondation permanente de
la psychanalyse.
Sandor Ferenczi va progressivement lutter
contre la conception du transfert-copie, qui va de pair avec
celle de la " défectuosité " du patient.
Un patient à qui incombe la charge de la preuve de son
innocence, puisque le complexe d'dipe, tel que décrit
par Freud dès le 15 octobre 1897 (lettre à Fliess),
établit la spontanéité des sentiments de
haine meurtrière et de possession incestueuse de tout
enfant.
Bien que jusqu'en 1930 il se réfère
sans cesse à Freud et se présente comme fidèle
disciple, il s'en écarte conceptuellement dès ses
premiers écrits. Dans Transfert et introjection - où
Freud a relevé l'idée de catalyse - il remarque
que : " Le transfert n'est qu'un cas particulier de la tendance
générale au déplacement des névrosés.
" (p. 95) et que le transfert sur le médecin n'est
qu'une manifestation de la " tendance générale
des névrosés au transfert ". (p. 99) Cette
tendance est celle d'une expansion, le transfert du névrosé
est une introjection : " Le névrosé est en
quête perpétuelle d'objets d'identification, de
transfert ; cela signifie qu'il attire tout ce qu'il peut dans
sa sphère d'intérêts, il les "introjecte". [
] Le névrosé s'intéresse
à tout, répand son amour et sa haine sur le monde
entier [
] Le " moi " du névrosé
est pathologiquement dilaté, tandis que le paranoïaque
souffre pour ainsi dire d'un rétrécissement du
" moi ". (p. 100)
Ferenczi s'intéresse à l'action présente
du transfert, alors que Freud ne cherche à saisir que
sa source. Cette action présente doit être aussi
comprise chez le tout-petit enfant, en tant que présente,
et non chez le névrosé adulte pris comme répétant
son enfance. Le nouveau-né est moniste, puis dualiste,
en opposant " moi " et monde extérieur, perçu
objectif et vécu subjectif. Une partie de l'extérieur
refuse de se laisser expulser du moi, " mais persiste à
s'imposer, comme par défi : aime-moi ou hais-moi [
]
Et le moi cède à ce défi, réabsorbe
une partie du monde extérieur et y étend son intérêt
: ainsi de constitue la première introjection, "
l'introjection primitive ". Le premier amour, la première
haine se réalisent grâce au transfert : une partie
des sensations de plaisir ou de déplaisir, auto-érotiques
à l'origine, se déplace sur les objets qui les
ont suscitées. [
] Le premier amour objectal, la
première haine objectale sont donc la racine, le modèle
de tout transfert ultérieur, qui n'est donc pas une caractéristique
de la névrose, mais l'exagération d'un processus
mental normal. " (p. 101)
Au départ, le transfert n'est pas une répétition,
mais une invention : celle du monde peuplé de " je
" et de " tu ", ce que Ferenczi nomme " amour
objectal ". En ce cas transférer n'est pas, d'abord,
la répétition déplacée de sentiments
anciens, mais l'acte fondateur de toute relation à autrui,
de tout amour et haine. La répétition - si c'est
une répétition et non une nécessité
de recommencer sans cesse le même mouvement - est celle
du transfert et non des objets du transfert.
Ferenczi énonce déjà,
en 1909, ce qui sera le support de ses derniers écrits
: nous sommes toujours dans le réel et non dans le fantasme
(du trauma, du clivage, de l'introjection, etc.), les fantaisies
étant toujours un mode de révélation du
réel. Ce qui ne l'empêche pas - discipline oblige
- de répéter après Freud : toutes les psychothérapies
emploient le transfert, mais elles le cultivent et le renforcent,
" alors que l'analyse démasque le plus tôt
possible ces relations fictives, les ramenant à leur source
véritable, ce qui entraîne leur dissolution. "
(p. 106) Comment pourrait-on dissoudre ce qui est inhérent
à toute relation d'amour ? Il serait, dans l'esprit de
Ferenczi, plus juste de dire que le transfert peut continuer
à agir, c'est-à-dire à transférer
(de l'analyste à d'autres personnes). " Dissoudre
" un transfert serait en fait remobiliser le transfert,
au lieu de le figer sur la personne de l'analyste. Ne pourrait-on
même dire que la tentation de " dissoudre " un
transfert est sans doute le meilleur moyen pour le figer, puisque
la peur de la " perte d'objet " peut alors devenir
incoercible, dans des sens que nous verrons plus loin ?
Discipline qui lui fait partager l'avis
de Freud, et même en rajouter, quant à la pathologie
de Dora : " aucun membre de son entourage n'est resté
indifférent pour la sexualité de Dora. Les époux
K., la gouvernante, le frère, le père : tous excitaient
sa libido sexuelle. En même temps, comme il est fréquent
chez les névrosés, consciemment elle était
plutôt froide, réservée [
] Le cas Dora
est typique. Son analyse donne une image fidèle du psychisme
humain en général. " (p. 111)
On peut imaginer ce que Ferenczi aurait dit de Dora en 1932 :
son père, sa mère, les époux K. s'appuient
très lourdement sur elle pour résoudre leurs propres
difficultés amoureuses ; elle est écrasée
par cette tâche impossible ; et Freud y pèse de
son propre poids : prise dans le désir qu'a Freud de démontrer
le complexe d'dipe, Dora doit se transformer de victime
en coupable et ainsi se retrouver désespérée,
d'où sa fuite (du complice de ses oppresseurs). Ne pourrait-on
appliquer à Dora ce qu'il écrit dans son Journal
clinique : " cette sorte d'incompréhension pour la
nature profonde de l'enfant et, en particulier, l'absence de
croyance en l'innocence des enfants (et des patients) doit mener
ceux-ci au désespoir, que les adultes contribuent à
transformer en découragement ou défi, parfois en
ambition poussée à l'excès, mais en tout
cas en traits de caractère malheureux. " ?
Lorsqu'en 1918, il parle de la Maîtrise
du contre-transfert, dans les pas de Freud, il ajoute cependant
que l'analyste doit aussi éviter d'être trop dur
ou rejetant pour le patient. Il faut donc aussi résister
au contre-transfert. C'est sans doute pourquoi, en 1923, dans
La psychanalyse au service de l'omnipraticien, il parle de "
dénouer " le transfert et non de le dissoudre. Dénouer,
c'est libérer ; dissoudre, c'est supprimer. Et qu'en 1924,
dans Perspectives de la psychanalyse (avec Otto Rank), il incite
l'analyste à se méfier du " contre-transfert
narcissique qui amène les analysés à mettre
en relief les choses qui flattent le médecin [
]
L'angoisse et le sentiment de culpabilité du patient ne
peuvent jamais être surmontés sans cette autocritique
de l'analyste " (pp. 232-233). En d'autres termes, ceux
que proposera 40 ans plus tard Harold Searles, l'analyste ne
doit pas faire semblant d'être au-dessus du patient ou
de ne rien attendre de lui qui le concerne personnellement, comme
s'il n'avait aucun lien affectif avec ce patient, comme si celui-ci
n'était aussi, à sa manière, son thérapeute.
Nous savons que ce souci d'être
ouvert au patient, de ne pas d'enfermer dans l'indifférence
ou le mépris conduisit Ferenczi aux abus de l'analyse
mutuelle (dont il revint très vite). Mais il le conduisit
surtout à ce qui ouvrit la voie aux psychanalyses de schizophrènes
et autres " psychotiques " et à une réévaluation
des abus réellement subis dans l'enfance par les patients.
C'est ce qu'il exprime très clairement et parfois publiquement
à partir de 1930. Notamment dans Principe de relaxation
et néocatharsis (1930) : avec la compréhension
des rapports entre ça, moi et surmoi, Ferenczi a l'impression
que la relation entre médecin et patient " commençait
un peu trop à ressembler à une relation de maître
à élève. J'ai acquis également la
conviction que mes patients étaient profondément
mécontents de moi, mais qu'ils n'osaient tout simplement
pas se révolter ouvertement contre le dogmatisme et la
pédanterie dont nous faisions preuve. [
] j'ai préconisé
une plus grande élasticité, éventuellement
même aux dépens de nos théories (qui ne sont
certes pas immuables, même si elles constituent des outils
provisoirement utilisables). " (p. 86) Les raisons profondes
du mécontentement des patients sont données dans
le plus célèbre article de Ferenczi, Confusion
de langue entre les adultes et l'enfant (1932) : " Les parents
et les adultes devraient apprendre à reconnaître,
comme nous analystes, derrière l'amour de transfert, soumission
ou adoration de nos enfants, patients, élèves,
le désir nostalgique de se libérer de cet amour
opprimant. Si on aide l'enfant, le patient ou l'élève,
à abandonner cette identification, et à se défendre
de ce transfert pesant, on peut dire que l'on a réussi
à faire accéder la personnalité à
un niveau plus élevé. [
] Nous savons, depuis
longtemps, que l'amour forcé, et aussi les mesures punitives
insupportables, ont un effet de fixation. [
] A côté
de l'amour passionné et des punitions passionnelles, il
existe un troisième moyen de s'attacher un enfant, c'est
le terrorisme de la souffrance. Les enfants sont obligés
d'aplanir toutes sortes de conflits familiaux, et portent, sur
leurs frêles épaules, le fardeau de tous les autres
membres de la famille. [
] Une mère qui se plaint
continuellement de ses souffrances peut transformer son enfant
en une aide soignante, c'est-à-dire en faire un véritable
substitut maternel, sans tenir compte des intérêts
propres de l'enfant. " (pp. 132-133)
Le patient attend du psychanalyste qu'il
l'aide à se "défixer", à retrouver
ou à acquérir une mobilité de sentiment
perdue ou qu'il n'a jamais eue. En ce cas le transfert n'est pas
à dissoudre et on ne peut parler " du " transfert,
mais d'une multiplicité de transferts, dans lequel le
patient demande de l'aide pour s'orienter : transferts morbides
car fixatoires, transferts vitaux car " inventifs "
de l'autre, transferts passés à "présentifier" ou à " endeuiller ", transferts présents
à abandonner ou à valoriser, etc.
Le Journal clinique, de ce point de vue,
est un long plaidoyer pour la transformation des transferts malheureux
(que Ferenczi détaille comme nul ne l'a fait avant lui
et peut-être depuis) en transferts heureux, en pointant
continuellement ce qui a figé l'enfant dans l'infantile,
ce que résume excellemment l'Avant-propos de Judith Dupont
: " Ferenczi met en parallèle l'enfant traumatisé
par l'hypocrisie des adultes, le malade mental traumatisé
par celle de la société, et le patient dont les
traumatismes anciens sont ravivés et redoublés
par l'hypocrisie professionnelle et la rigidité technique
de l'analyste. Ferenczi décrit le processus qui se déroule
en celui qui subit une agression par une force écrasante
: l'agressé, dont les défenses sont débordées,
s'abandonne en quelque sorte à son destin inéluctable
et se retire hors de lui-même, pour observer l'événement
traumatique à partir d'une grande distance. De cette position
d'observateur, il pourra éventuellement considérer
l'agresseur comme un malade, un fou, qu'il essaiera même
parfois de soigner, de guérir. Comme l'enfant peut, à
l'occasion, se faire le psychiatre de ses parents. Ou comme l'analyste
qui fait sa propre analyse à travers ses patients. [
]
Il estimait que tout malade qui demandait de l'aide devait en
recevoir, et que c'était au psychanalyste d'inventer la
manière de répondre aux problèmes qui lui
étaient posés. [
] Le Journal rend compte
de toute cette lutte que Ferenczi a menée pour ses patients
et pour lui-même. Il recense tous les moyens dont dispose
la victime d'un trauma écrasant pour survivre et sauver
ce qui peut l'être de sa personnalité " (pp.
31-32).
Dans ce Journal Ferenczi opte ouvertement
pour la pleine participation de l'analyste aux transferts des
patients, afin d'aller avec lui où et quand il a été
abandonné à lui-même et, cette fois, lui
porter secours : " prendre vraiment au sérieux le
rôle dans lequel on se met en tant qu'observateur bienveillant
et secourable, c'est-à-dire qu'on est en fin de compte
transporté avec le patient dans cette période de
son passé (une façon de faire interdite contre
laquelle Freud m'avait mis en garde)". Si nous le refusons,
le patient doute que cela lui soit vraiment arrivé et,
comme dans le passé, se trouve sans secours, car il ne
peut croire à " notre stupidité et notre méchanceté.
" (p. 71) Il vaut mieux être " franchement un
être humain doué d'émotions, tantôt
capable d'empathie, tantôt ouvertement irrité [
]
se montrer sans fard, comme on le demande au patient. "On
plonge ainsi plus vite dans le passé traumatique et le
médecin " dégrisé de son délire
scientifique" exercera une action plus féconde. [
]
"Par moments, on a l'impression qu'une partie de ce que
l'on appelle situation de transfert n'est pas, en fait, une manifestation
spontanée d'émotions chez le patient, mais est
créé artificiellement au moyen de la situation
engendrée par l'analyse [
] l'interprétation
[
] de chaque fait particulier tout d'abord dans le sens
d'un affect personnel à l'égard de l'analyste,
est susceptible de créer une sorte d'atmosphère
paranoïde qu'un observateur objectif pourrait décrire
comme délire narcissique, voire érotomaniaque de
l'analyste. Il est possible qu'on soit beaucoup trop vite enclin
à présupposer chez le patient des sentiments d'amour
ou de haine envers nous ". (pp. 150-151) "C'est aussi
ce que font les adultes lorsqu'ils projettent sur les enfants
leur propre disposition aux passions, et c'est ce que nous avons
fait aussi, nous analystes, en posant comme théories sexuelles
infantiles nos propres distorsions sexuelles imposées
aux enfants." (pp. 230-231)
D'où la contestation du complexe d'dipe : un père
déçu par sa femme se tourne passionnément
vers sa fille. Elle accepte pour ne pas tout perdre. Exemple
de cas où " la fixation incestueuse n'apparaît
pas comme un produit naturel du développement, mais est
implantée de l'extérieur dans la psyché,
donc est un produit du Surmoi. Bien entendu, des excitations
non seulement sexuelles mais aussi d'autres sortes, ni écrasantes
ni à maîtriser (haine, effroi, etc.) peuvent, tout
comme l'amour imposé, produire un effet mimétisant.
" (p. 243)
On en arrive ainsi à constater
que, dans la cure, le transfert commence par l'analyste : vouloir
guérir le patient ou même simplement lui proposer
le processus analytique, c'est un transfert de l'analyste vers
le patient, dont le contenu varie sans doute selon les analystes
et pour chaque couple analyste/patient.
D'où le "Registre des péchés
de la psychanalyse. (Reproches d'une patiente.) 1) la psychanalyse
attire les patients dans le "transfert". La profonde
compréhension, le grand intérêt pour les
détails les plus infimes de l'histoire de sa vie et les
mouvements de son âme seront tout naturellement interprétés
par le patient comme les marques d'une profonde amitié
personnelle, voire de tendresse. 2) Comme la plupart des patients
sont des naufragés psychiques, qui s'accrochent au moindre
fétu de paille, ils deviennent sourds et aveugles face
aux faits qui pourraient leur montrer à quel point les
analystes ont peu d'intérêt personnel pour leurs
patients. 3) Pendant ce temps, l'inconscient des patients perçoit
tous les sentiments négatifs de l'analyste, sentiments
d'ennui, d'irritation, de haine quand le patient dit quelque
chose de désagréable ou pouvant agacer les complexes
du médecin. 4) L'analyse est une bonne occasion d'effectuer
sans culpabilité des actions inconscientes purement égoïstes,
sans scrupule, immorales, voire qu'on pourrait qualifier de criminelles.
[
] Le transfert, qu'on ne trouve que beaucoup trop dans
la constitution de l'analyse, et que l'ignorance des analystes
ne permet pas de résoudre [
] joue en fin de compte
le même rôle dans l'analyse que l'amour de soi (égoïsme)
des parents dans l'éducation. [
] Le remède
[
] c'est la " contrition "authentique de l'analyste." [
] Seule la sympathie guérit. (Healing)" (pp. 270-271)
Conclusion clinique de Ferenczi : "L'analyse
devrait être en mesure de procurer au patient le milieu
favorable à la construction du Moi qui lui a manqué
autrefois, et de mettre fin à l'état de mimétisme
qui, tel un réflexe conditionné, n'incite qu'à
des répétitions. Une nouvelle couvade et un nouvel
envol, pour ainsi dire." (p. 283)
Résumons la thèse de
Ferenczi :
1. Tout sentiment envers autrui est un
transfert, par extension de soi. Le transfert n'est pas d'abord
une répétition mais une action inaugurale.
2. Ce transfert n'est " maladif " que si l'enfant a
été écrasé par les passions des adultes,
et non par suite d'impulsions innées
3. Les analystes qui prêtent une morbidité spontanée
aux enfants répètent sur les patients les abus
des adultes qui les ont côtoyés
4. Les analystes ne peuvent venir en aide aux patient qu'en admettant
la réalité de leurs propres sentiments/transferts,
donc en cessant d'être les maîtres des patients.
Retenons l'idée essentielle :
le transfert avant d'être répétition est
mouvement, translation vers un " objet d'amour ". Ce
n'est que sous l'effet de la déception qu'il devient répétition
mimétique. Autrement dit, avant le déplacement
entendu comme remplacement ou substitution, il faut prendre en
compte le déplacement comme mouvement vers. Rappelons
que le terme allemand Übertragung comporte tous ces sens
: transposition, transfert, translation, délégation
de pouvoir, traduction, image, métaphore, endossement,
transport, relais. Il présuppose seulement que "
quelque chose " existe au départ, susceptible de
déplacement.
Le problème que l'on pourrait
soulever, mais qui dépasse le cadre de la présente
réflexion, est celui de la nature de ce " quelque
chose ", autrement de la nature du sujet et par suite du
sujet de l'analyse, qui nous éclairerait plus sur ce qui
se joue dans le transfert. Disons seulement que tout n'existe
que par et pour d'autres sujets ; tout nouveau-né ne devient
sujet qu'attendu, protégé et admis dans un groupe
humain ; accueil qui est aussi responsabilité assignée
: celle d'être effectivement un humain parmi les humains.
Le premier transfert va ainsi des parents aux enfants : il est
transmission d'une responsabilité mutuelle (mais non symétrique)
que l'objet du transfert doit aussi assumer (c'est ainsi que
commence la Bible : Dieu crée l'homme à son image,
c'est-à-dire chargé de mettre en uvre, parfaire,
continuer la création ; ainsi il s'engage à tenir
sa part et demande à l'homme de tenir la sienne : c'est
là le sens ultime de l'Alliance).
Sacralisation du commencement et hiérarchisation
de l'autorité (savoir) et de l'organisation (pouvoir)
depuis Freud
Lorsqu'on lit de près les textes de Freud destiné
à ses disciples, on constate que pour lui la psychanalyse
est un chantier sans cesse ouvert ; si on lit ses textes destinés
au public cultivé mais non-analyste, l'impression contraire
se dégage : la psychanalyse est un monument, auquel certes
on peut ajouter des étages et dont on peut modifier décoration
et ameublement, mais dont les fondations sont assurées
une fois pour toutes.
Un psychanalyste qui n'aurait pour tout
viatique que la lecture des uvres complètes (ou
incomplètes) de Freud et/ou d'un de ses éminents
successeurs, qui n'aurait fréquenté que le cercle
de ses formateurs, contrôleurs et autres animateurs de
séminaires, qui se laisserait convaincre que les sciences
humaines et la philosophie ne sont que des refus, méconnaissance
et résistance à la psychanalyse se retrouverait
dans la position de l'assiégé autophage (qui ne
peut se nourrir que de lui-même et de ses proches).
Si, de plus, il est lui-même pris
dans des règles de transfert telles qu'il est forcé
de croire : 1° que le transfert est un déplacement
du passé dans le présent ; 2° qu'il va essentiellement
des descendants vers les ascendants ; 3° qu'il peut être
" dissous ", précisément par l'analyse
il ne va guère, non plus, s'ouvrir à ses
patients (malgré le discours rituel qui consiste à
répéter que l'analyste est à l'école/écoute
de ses patients, qu'ils sont ses seuls maîtres, qu'il fait
le vide de toute théorie - sauf bien entendu celles du
transfert, du fantasme, du refoulement et du complexe d'dipe
- pour les laisser se découvrir eux-mêmes).
Un tel psychanalyste, s'il existe, va
être pris dans une impasse : car les règles de transfert
que je viens d'évoquer sont elles-mêmes l'objet
d'un transfert : celui que Freud opéra - à son
insu admettons-le - vers ses descendants pour les maintenir dans
la dépendance du fondateur, afin d'assurer le devenir
de l'institution psychanalytique. Ce qui est particulièrement
contraignant est que dès lors que cette doctrine du transfert
est admise, elle interdit d'examiner de plus près ce que
sont les transferts.
Plus précisément, du moment
qu'un psychanalyste croit que le transfert n'est qu'un avatar
du complexe d'dipe, qu'il ne résulte que d'un attachement
excessif aux parents et que, par suite, l'amour (ou la haine,
etc.) transféré sur l'analyste n'est que celui
que nous avions pour nos parents, l'analyste n'aura qu'à
se protéger de ce transfert - n'en être pas dupe,
l'utiliser, le faire découvrir au patient. Il aura aussi
à lutter contre son propre transfert, au sens où
lui-même aurait des attentes infantiles vis-à-vis
du patient. C'est là qu'est l'impasse : les transferts
des parents vers les enfants vont être systématiquement
laissés de côté ou dévalorisés,
le patient devant alors prendre en charge ce refus d'assumer
la place des parents, qui ont projeté sur l'enfant leurs
propres désirs et angoisses. Peut-on espérer que
le patient devienne un analysant, c'est-à-dire capable
d'assumer ses propres sentiments face à l'analyste, y
compris en discutant de ce que l'analyste peut attendre de lui,
s'il se laisse persuader, par l'analyste, comme il l'a jadis
été par ses parents, que celui-ci sait " ce
qui est bon pour lui ", en lui indiquant la voie de salut
qui est contenue dans la doctrine freudienne (liquider le complexe
d'dipe, dépasser son narcissisme, etc.). Ainsi l'analysant
ne serait-il censé mener au bout son analyse qu'en devenant
un adepte de la psychanalyse. Cela répété
sur plusieurs générations donne les sociétés
de psychanalyse où l'obéissance aux autorités
est très difficile à dépasser, tant le dédain
ou le rejet peut être vécu comme intensément
douloureux puisque les transferts mis en oeuvre au cours de l'analyse
sont eux-mêmes pathogènes. Alors que l'obéissance
rapporte : elle lève - au moins pour un temps - doutes
et angoisses face aux patients et face à la valeur des
concepts de la psychanalyse. Mais, en fin de compte, elle stérilise
ou elle tue.
Témoin, encore, Ferenczi : Freud
- écrit Ferenczi - tenait à lui en tant que fils
"aveuglé et dépendant." Ainsi il était
assuré de la valeur de ses "fantasmes théoriques".
[
] " Les avantages de cette façon aveugle de
le suivre étaient : 1° l'appartenance à un
groupe distingué, parce que cautionné par le roi,
et de ce fait, dignité de maréchal en chef. (Fantasme
de prince héritier.) 2) on apprenait de lui et des modalités
de sa technique, différentes choses qui rendaient la vie
et le travail plus commodes : se mettre en retrait paisiblement,
sans émotion, s'appuyer imperturbablement sur le fait
de mieux savoir et sur les théories, chercher et trouver
les causes de l'échec chez le patient, au lieu d'en prendre
notre part. - La malhonnêteté qui consiste à
réserver la technique pour sa propre personne, le conseil
de ne rien laisser apprendre aux patients en ce qui concerne
la technique, et enfin le point de vue pessimiste communiqué
aux quelques intimes : les névrosés sont de la
racaille, justes bons à nous entretenir financièrement
et à nous permettre de nous instruire à partir
de leur cas : la psychanalyse comme thérapie serait sans
valeur. "
D'où la violence que subissent
et font subir, tour à tour, successivement et réciproquement,
ceux qui font du transfert une relique du passé et adorent/brûlent
cette relique. Violence qui s'installera, se transmettra et se
pérennisera dans celles des institutions psychanalytiques
où l'adhésion stricte à la doctrine "
originaire " et " originale " du transfert, sera
préconisée (tout en dénonçant toute
adhésion stricte à une théorie comme étant
anti-analytique, etc.).
Certains d'entre nous savent bien mieux
que moi - qui n'ai eu à subir cette violence que de manière
très marginale - ce que l'adhésion étroite
à un groupe social peut avoir de rassurant/terrifiant
(rassurant d'en faire partie, terrifiant de risquer de le perdre)
et peuvent mieux apprécier le degré de coercition
que produisent tel ou tel regroupement d'analystes. Il est probable
que l'adhésion à la doctrine classique du transfert-copie
en est un symptôme important. Adhésion qui, à
mon sens, ôte à l'analyste non seulement une bonne
partie de sa capacité critique vis-à-vis de ses
propres institutions mais, portant bien plus à conséquence,
lui ôte une bonne partie de sa capacité de rencontre
avec ses patients.
A ce compte, la psychanalyse risque de
devenir elle-même génératrice d'une malaise
ou d'une maladie grave: la déception de l'espoir qu'elle
portait, celui d'un mieux-être (même si l'on admet,
à juste titre, que le psychanalyste n'est pas là
pour "guérir", puisqu'il ne dispose pas d'un
modèle normatif de l'état de bonne santé
de l'âme), mieux-être indissociablement psychique
et social. Déception qui se tisse au quotidien par le
déni de la parole de l'enfant (en le patient ou chez l'enfant
en cure), dont le témoignage sur le traumatisme subi est
réduit, même en partie, à une élaboration
fantasmatique - comme si la production imaginaire et imaginale
n'était pas elle-même l'effet de ce qui a marqué
fortement la vie des patients. Je repense à l'dipe
de Sophocle qui, apprenant qu'il fut exposé étant
nouveau-né, commence à divaguer sur le fait qu'il
est peut-être fils d'esclave (et non de roi), fantaisie
protectrice (car ce sera bien pire d'apprendre qu'il est fils
de Laïos, ce qu'il soupçonne déjà)
mais aussi vérité profonde : il fut le jouet des
désirs/hantises de ses parents, puis de ses parents adoptifs,
puis de sa mère, comme une non-personne, comme un esclave,
qui lui-même descendrait d'esclaves. Dire "ce n'est
que du fantasme" ou même "ce n'est que de la
réalité psychique" est un déni : il
n'existe pas une réalité qui ne serait que psychique
; s'il existe plusieurs modalités du réel, rien
de ce qui est éprouvé par une personne n'est irréel
ou d'une réalité autre.
L'emprise du transfert-copie, de la sacralisation
de l'origine, du commencement pris dans la répétition
sans innovation, est-elle évitable ? Un psychanalyste
peut-il supporter, tout en restant lié à une ou
des institutions, de ne pas adhérer, être englué
dans cette ou ces institutions ? Est-il possible qu'il parle
en nom propre, sans pour cela nier toute ascendance, toute référence,
voire révérence, mais sans s'assujettir à
ce qu'il révère ? Ne doit-il pas y parvenir, ne
serait-ce que dans la mesure où il attend du patient qu'il
parvienne à parler en son nom propre, ayant précisément
reconnu ses attaches et dépendances, au lieu de persister
à être suspendu aux fils des désirs et craintes
de sa parentèle (familiale, politique, confessionnelle,
professionnelle, etc.)? Comment espérer que le psychanalyste
aide son patient à cet affranchissement, à accéder
à cette majorité, tout simplement à grandir,
s'il n'y parvient pas lui-même?
Est-il possible que les analystes s'affranchissent
de la dette dont ils ont été accablés par
la transmission de la psychanalyse, dette qui les pousse à
accorder au passé une importance bien plus grande qu'au
présent, car elle récuse le fait que les racines
de la psychanalyse, autant que ses fruits, ne sont pas un passé
opposé à un futur mais qu'elles continuent à
pousser, de manière imprévisible, à chaque
nouvelle floraison?
(Texte revu après communication faite lors de la
journée d'études Axes
et Cibles Analytiques du 24 mai 2003)
Michel Juffé
adresse électronique : mjuffe@noos.fr
adresse postale : 6, rue Pierre Gourdault 75013 Paris