psychanalyse In situ


Transferts: origines et commencements


Michel Juffé

 

 

 

Origine et commencement

La question du transfert se pose au pluriel : existent des transferts, en tous genres et en tous sens. L'être humain, comme bien d'autres animaux, n'existe que dans la pluralité : être humain c'est être parmi les humains. Une " pure " relation de soi à soi, parfaitement égoïste ou solipsiste, n'a pas de sens, ne se rencontre jamais. " Transférer " en un premier sens veut dire transporter continuellement nos affects de soi aux autres, des uns aux autres. Le premier " portage " (fere = porter), celui qui lie la mère et l'enfant dont elle est enceinte, est un transfert dans les deux directions : l'enfant croissant dans le ventre de la mère lui transfère sa vitalité (bien qu'elle le nourrisse, elle bénéficie de cette extraordinaire profusion de vie qu'est la différenciation continue et extrêmement rapide d'une cellule unique fécondée) pendant qu'elle lui transfère - déjà - sa civilité (j'entends par là le fait qu'elle est membre d'une communauté, laquelle va accueillir le nouveau-né). Transferts dont la multiplicité et l'intensité ne sont sans doute jamais égalées ensuite. Il y a toujours déjà du transfert et des transferts.

Mais " toujours déjà " n'implique pas une origine anhistorique, une sorte de commencement absolu, hors temps (puisque lui-même fondateur du temps), où une entité/divinité esseulée chercherait des interlocuteurs et créerait d'autres entités à cet effet. Aussi loin que nous remontions il y a toujours héritage, transmission d'une génération à l'autre, d'un état antérieur à un état postérieur. Cela n'empêche pas les fondations et les fondateurs, mais suppose que les fondateurs reforment des formes préexistantes : il n'existe pas de matière brute, sans forme. Nous nommons seulement " informes " des formes qui ne nous conviennent pas et que nous cherchons à réformer. Pour en venir tout de suite à la psychanalyse, il est facile de montrer que Freud réforme des concepts et pratiques dont il hérite entièrement. Mais là n'est pas le problème, car c'est le lot commun de tout auteur et inventeur. Ce qui est en question est la prétention, parfois chez un auteur lui-même mais le plus souvent chez ses disciples et épigones, d'un fondement absolu, d'un " sans précédent ", d'une origine qui serait plus qu'un nouveau commencement ou d'un commencement qui aurait la qualité inouïe de nous porter jusqu'à l'origine. Telle la prétention de Heidegger de penser la pensée grecque telle qu'elle n'a jamais été pensée, de la penser enfin en tant que telle, au-delà de toute vicissitude historique, de penser l'être en tant que tel. Telles toutes les prétentions d'en finir avec l'obscurantisme philosophique et religieux, comme, par exemple, Condorcet l'expose dans son Esquisse du tableau des progrès de l'esprit humain (1793). Il s'agit toujours de poser l'arkhè, l'archaïque, comme ce sur quoi tout repose. Un commencement qui est aussi un commandement et qui devient sacré par cette double détermination : d'où la hiérarchie (hieros, arkhè), dont le rôle est de préserver la sacralité de ce commencement, et les hiérarques, chargés de cette mission. La suite va dépendre de l'acharnement avec lequel l'arkhè va être défendu : si le commencement est sacralisé au point d'une faire une origine, un point de départ absolu, un auto-engendrement, alors la tolérance envers toute discussion de ce commencement, envers toute remise en question des doctrines/mythes/théories et des conduites/rites/pratiques… dont il est porteur (ce qui va faire l'objet du trans-port, du trans-fert) tendra vers zéro. Les descendants seront classés en deux groupes inconciliables : les fidèles et les hérétiques. Nous savons à quelles procédures inquisitoriales cela aboutit, avec la meilleure foi du monde. La mise au pas a toujours lieu au nom du salut collectif.

Le choix du transfert en tant que continuation d'un commencement/origine inclus - par souci de cohérence - une conception du transfert qui soit lui-même une reconduction de l'origine, déplacée sur d'autres personnes, héritières fidèles de l'auteur originel. Par exemple, le fils suit les traces du père, à quelques variations près, mais il ne saurait - sous peine d'infidélité - s'en écarter résolument. Si le père n'est qu'un commencement sans origine, alors le fils instaurera un nouveau commencement sans trahison, car la succession va de commencements en commencements et d'accomplissements en accomplissements - sans origine assignable, et, du même mouvement, sans fin assignable (on peut ainsi poursuivre des finalités sans fin, ce qui veut dire que la finalité peut être éventuellement modifiée par la trajectoire elle-même, par la dynamique du mouvement). En ce cas, chaque transfert est un nouveau commencement et le transfert répétitif n'est qu'une réduction, un affaiblissement de transfert, une pathologie du transfert (au sens habituel du terme " pathologie ") . C'est ainsi que nous sommes conduits à parler de transferts au pluriel, de ramification continuelle des transferts et à considérer l'originel/original transféré en copie comme une dégénérescence du commencement se transportant/transférant dans une multiplicité de nouveaux commencements. En d'autres termes, d'un côté il y a des originaux et des copies, des sources, des astres qui surgiraient du néant (origo, source ; ortus, se lever), de l'autre des initiatives et initiations (initium, commencement) successives. Le choix de l'originaire est plutôt stérilisant, le choix du commencement est plutôt fécondant.

 

Deux conceptions des transferts : Freud et Ferenczi

Voyons ce que cela donne pour la psychanalyse (mais on pourrait appliquer la même logique à toutes sortes d'autorités : philosophiques, politiques, scientifiques, artistiques, etc.).

Freud était littéralement obsédé par la question de l'origine (de l'humanité, de la culture, du complexe d'Œdipe, de la névrose, de la psychose, des fantaisies inconscientes, du narcissisme, etc.). Qu'il s'occupe d'ontogenèse ou de phylogenèse, il aimerait bien trouver une première fois, une fois sans précédent, qui lui serve d'assise à sa construction, de sorte qu'elle soit aussi une première fois, une origine sans préalable. Cela ne signifie pas qu'il nie ses héritages : il ne cesse de citer ses sources, ses antécédents, ses précurseurs, avec un scrupule qu'on aimerait voir mieux respecté par bon nombre d'auteurs contemporains. Mais peu à peu il adopte le style " la psychanalyse nous enseigne que ", comme s'il était l'interprète suprême, tel Moïse, d'une parole divine incontestable, indiscutable, que l'humain ne pourrait que dégrader et qu'il faut sans cesse restaurer par un retour à la source, autrement à la psychanalyse telle qu'il l'a fondée.

Et précisément, sa théorie du transfert en témoigne, doublement peut-on dire, car elle est à la fois un élément-clef de sa doctrine et une justification du bien fondé de celle-ci. Elle est donc à la fois théorique et métathéorique.

Freud commence à parler de transfert dans Sur l'étiologie de l'hystérie, où il admet que la névrose vient des adultes, " et les enfants eux-mêmes transfèrent les uns aux autres la disposition à tomber plus tard malades d'hystérie. […] demandez-vous si cette survenue familiale de la névrose n'est pas propre à égarer vers l'hypothèse d'une disposition héréditaire, là où il n'y a cependant qu'une pseudo-hérédité, et où a eu lieu en réalité un transfert, une infection dans l'enfance. " (p. 168) Le transfert comme infection, contamination restera dans l'esprit de Freud.

Il en parle ensuite dans Fragment d'une analyse d'hystérie, texte écrit en janvier 1900. Dans l'analyse de Dora, dit-il, on voit des transferts. " Ce sont de nouvelles éditions, des copies des tendances et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients par les progrès de l'analyse, et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue par la personne du médecin. " Ces éditions peuvent des " réimpressions " ou, par sublimation, " des éditions revues et corrigées ". (p. 87) Dora transfère M. K. sur Freud. " Elle se vengea de moi, comme elle voulait se venger de lui ; et elle m'abandonna comme elle se croyait trompée et abandonnée par lui. Ainsi, elle mit en action une importante partie de ses souvenirs et de ses fantasmes, au lieu de la reproduire dans la cure. " (p. 89) Dora " fuit " Freud au bout de 11 semaines de cure. Celui-ci en attribue l'échec, d'une part à son incompréhension du transfert, d'autre part à sa méconnaissance du fait que l'amour homosexuel de Dora pour Mme K. " était sa tendance psychique la plus forte. " (p. 90 n1)

Notons déjà que Freud ne tire pratiquement rien du jeu pervers entre les deux couples d'adultes formés par ses parents et les K. et reste totalement sourd (ou indifférent) à cet aspect des choses, où Dora est la proie de ces adultes. Il ne lui est donc pas possible d'envisager que Dora le quitte parce qu'il est incapable de la secourir et contribue, à sa façon, à perpétuer ce jeu. Nous y reviendrons.

Freud nuancera ensuite sa conception du transfert, en fera un pilier de la cure et même de la théorie (en le reliant au complexe d'Œdipe), mais ne reviendra jamais sur le dépit initial qui fait du patient - donc de l'enfant en souffrance - l'auteur premier et exclusif du transfert.

Ainsi s'exprime-t-il à l'Université de Worcester, en 1909 : le patient " adresse au médecin des motions tendres, bien des fois mêlées à de l'hostilité, qui n'est fondée sur aucune relation réelle et qui, d'après tous les détails de sa survenue, est chez le malade forcément dérivée de ses souhaits de fantaisie anciens et devenus inconscients. […] Les symptômes qui sont […] les précipités d'expériences vécues amoureuses antérieures (amoureuses au sens le plus large) ne peuvent eux aussi être dissous et amenés à passer dans d'autres produits psychiques qu'à la température la plus élevée de l'expérience vécue de transfert. Le médecin joue dans cette réaction, d'après un mot excellent de S. Ferenczi, le rôle de ferment catalytique qui attire à lui pour un temps les affects devenus libres dans ce procès. […] Le transfert s'instaure spontanément dans toutes les relations humaines tout aussi bien que dans le rapport du malade au médecin […] La psychanalyse ne le crée donc pas, elle le découvre seulement à la conscience et s'empare de lui pour orienter les buts psychiques vers le but souhaité. " Dans La dynamique du transfert, il précise que celui-ci peut être négatif ou " composé d'éléments érotiques refoulés ". Dans les Observations sur l'amour de transfert, il en parle comme d'un piège que le psychanalyste doit éviter, car le patient cherche à " briser l'autorité du médecin en abaissant celui-ci au niveau d'un amant " (p. 120) Il faut donc rester " indifférent ". (p. 122) Le transfert doit être maintenu, mais " en le traitant comme quelque chose d'irréel " (p. 124). Le transfert échoue, pour certaines patientes " à passions élémentaires, que des compensations ne sauraient satisfaire, des enfants de la nature, qui refusent d'échanger le matériel contre le psychique. " Il faut alors " battre en retraite. " (p. 125) L'amour de transfert n'est en aucun cas authentique. " Ce n'est qu'un ensemble de répliques et de clichés de certaines situations passées et aussi de réactions infantiles. C'est ce que le médecin se fait fort de prouver par l'analyse détaillée du comportement amoureux de la malade. Il faut donc, entre autres, combattre les patients qui " voudraient, avec leur passion dégagée de tout lien social, tenir à merci le médecin. " (p. 130) Comme le dira Ferenczi dans son Journal clinique, il saute aux yeux, ici, que Freud se méfie des patients, qu'en tous cas lui ne les aime pas (ou s'en défend).
A cette période (1915), il congédie les schizophrènes : ils sont inaptes au transfert, car ils récusent le monde extérieur, perdent tout objet pour se replier dans le moi (L'inconscient ). Congé confirmé dans le chapitre 27 des Leçons d'introduction à la psychanalyse, consacré au transfert : les narcissiques sont indifférents au médecin : " ce qu'il dit les laisse froids, ne leur fait aucune impression. […] Ils restent comme ils sont. Ils ont déjà fréquemment entrepris, de leur propre chef, des tentatives de rétablissement qui ont conduit à des résultats pathologiques ; nous n'y pouvons rien changer. " (p. 464) D'où l'idée des névroses de transfert et des névroses narcissiques.

Freud, toujours scrupuleux s'il n'est pas souvent empathique, se demande tout de même pourquoi, avec le médecin, les patients répètent au lieu de se souvenir. Car le transfert ne peut être que décevant et, comme le montre le rêve, le plaisir, la satisfaction est toujours recherchée. La répétition doit donc être expliquée. C'est ce qu'entreprend Au-delà du principe de plaisir, où les pulsions du moi sont dites s'opposer aux pulsions sexuelles. Dans le transfert les névrosés font revivre des " situations affectives douloureuses ", de manière compulsive. Cela conduit à dire qu'il existe dans la vie psychique " une compulsion de répétition qui se place au-dessus du principe de plaisir. " (p. 63) D'où vient-elle ? L'enfant tient à répéter, car " retrouver l'identité constitue en soi une source de plaisir. " (p. 79) Il est question de rétablir " quelque chose d'antérieur " (p. 81) ; " S'il nous est permis d'admettre comme un fait d'expérience ne souffrant pas d'exception que tout être vivant meurt, fait retour à l'inorganique, pour des raisons internes, alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort et, en remontant en arrière, le non-vivant était là avant le vivant. " (p. 82) Les pulsions du moi vont en ce sens. Résumons (en extrapolant peut-être) : si le transfert de sentiments vers le médecin est fictif, sa seule explication possible est la compulsion de répétition, elle-même tendance innée à la mort, au retour à l'inorganique.
Pourtant, ce qui est répété dans le transfert n'est pas une tendance à l'inorganique, une pulsion du " moi " puisque Freud affirme, dans le même texte, que : "Cette reproduction qui survient avec une fidélité qu'on n'aurait pas désirée a toujours pour contenu un fragment de la vie sexuelle infantile, donc du complexe d'Œdipe et de ses ramifications" (pp. 57-58) Idée synthétisée dans l'article "Psychanalyse" de l'Encyclopaedia Britannica, édition de 1926 : "On nomme "transfert" la particularité frappante qu'ont les névrosés de développer envers leur médecin des relations de sentiment, de nature aussi bien tendre qu'hostile, qui ne sont pas fondées dans la situation réelle, mais sont issues de la relation parentale des patients (complexe d'Œdipe). Le transfert est une preuve de ce que même l'adulte n'a pas surmonté son ancienne dépendance enfantine, il se recouvre avec la puissance qu'on a nommé " suggestion" ; seul son maniement, que le médecin doit apprendre, met celui-ci en état d'amener le malade à surmonter ses résistances internes et à supprimer ses refoulements. Le traitement psychanalytique devient ainsi une pots-éducation de l'adulte, une correction apportée à l'éducation de l'enfant."

Se rejouerait sans cesse, dans le transfert, l'éternel combat entre pulsion de vie et pulsion de mort, actualité en chaque nouveau-venu, et que le névrosé ne parviendrait pas à surmonter, même partiellement, au profit des pulsions sexuelles.

Les mêmes idées sont reprises dans les textes ultérieurs où Freud parle du transfert : l'"Autoprésentation" où il précise qu' " Il est un phénomène humain universel […] et même domine d'une manière générale les relations d'une personne à son environnement humain. " (p. 89) ; La question de l'analyse profane, où l'amour de transfert est dit " franchement contraint. " et où il reprend sous une autre forme la défiance que le médecin doit lui opposer : "il faut veiller à ne pas se mettre dans la situation ridicule de ce prêtre qui doit convertir l'agent d'assurances qui est malade. Le malade reste non converti, mais le prêtre s'en retourne assuré." ; et enfin l'Abrégé de psychanalyse, où revient l'idée de post-éducation : comme le patient confère à l'analyste le pouvoir que son surmoi exerce sur son moi, " le nouveau surmoi a donc la possibilité de procéder à une post-éducation du névrosé et peut rectifier certaines erreurs dont les parents furent responsables dans l'éducation qu'ils donnèrent. " Mais Freud s'empresse d'ajouter : " C'est d'ailleurs sur ce point qu'il convient de ne pas mésuser de l'influence qu'on a prise. Si tenté que puisse être l'analyste de devenir l'éducateur, le modèle et l'idéal de ses patients, quelque envie qu'il ait de les façonner à son image, il lui faut se rappeler que tel n'est pas le but qu'il cherche à atteindre dans l'analyse et même qu'il faillit à sa tâche en se laissant aller à ce penchant. En agissant de la sorte, il ne ferait que répéter l'erreur des parents dont l'influence a étouffé l'indépendance de l'enfant et que remplacer l'ancienne sujétion par une nouvelle. L'analyste, lorsqu'il s'efforce d'améliorer, d'éduquer son patient, doit toujours respecter la personnalité de celui-ci. Le degré d'influence dont il pourra légitimement se servir doit être déterminé par le degré d'inhibition dans le développement actuel du patient. Certains névrosés sont demeurés à tel point infantiles qu'ils ne peuvent, même dans l'analyse, être traités que comme des enfants. " (p. 43)

Finalement, de l'ensemble des textes de Freud (qu'il faudrait citer in extenso), ressortent plusieurs impressions :

1. Le transfert n'est que la reviviscence, à l'identique ou modifié, des liens Oedipiens, lesquels sont le produit de l'éternelle lutte entre vie et mort
2. Le psychanalyste doit soigneusement s'en protéger, sinon il devient le jouet du patient (le transfert est une infection) et devient à son tour malade
3. En l'utilisant avec doigté, il parvient à ré-éduquer le patient, d'autant plus fermement que celui-ci est resté plus infantile (tout en le respectant)

Il n'est pas trop surprenant que les psychanalystes strictement freudiens (au sens de la copie de l'originaire) à la fois adhèrent à cette théorie du transfert et prônent notamment les vertus du contre-transfert et veillent à une protection jalouse des idées du maître, toute tentative de modification de ses théories étant jugée révisionniste, en un sens tout à fait négatif. Ces défenseurs de la doctrine non-révisable vont bien au-delà de ce que Freud lui-même souhaitait : la survie de la psychanalyse et non la dogmatisation de ce que lui-même considérait souvent comme des hypothèses provisoires, des spéculations, voire de véritables fantaisies à but heuristique. Pourtant Freud se prête à ce jeu : en décidant que tout transfert n'est qu'une copie de pulsions premières, il laisse entendre - même à son insu - que ses disciples/patients ne peuvent que dégrader ses idées.

Témoin, sa dépréciation progressive de Ferenczi, destiné pourtant à être son successeur. Dépréciation qui atteint son comble lorsque Ferenczi rouvre le débat sur la réalité des traumatismes précoces et lance des idées qui vont inspirer, ouvertement ou souterrainement, toute la psychothérapie des psychoses. Là encore, la théorie du transfert se présente comme élément majeur de la théorie et métathéorie, dans un cheminement qui autorise la révision continuelle, la refondation permanente de la psychanalyse.

Sandor Ferenczi va progressivement lutter contre la conception du transfert-copie, qui va de pair avec celle de la " défectuosité " du patient. Un patient à qui incombe la charge de la preuve de son innocence, puisque le complexe d'Œdipe, tel que décrit par Freud dès le 15 octobre 1897 (lettre à Fliess), établit la spontanéité des sentiments de haine meurtrière et de possession incestueuse de tout enfant.

Bien que jusqu'en 1930 il se réfère sans cesse à Freud et se présente comme fidèle disciple, il s'en écarte conceptuellement dès ses premiers écrits. Dans Transfert et introjection - où Freud a relevé l'idée de catalyse - il remarque que : " Le transfert n'est qu'un cas particulier de la tendance générale au déplacement des névrosés. " (p. 95) et que le transfert sur le médecin n'est qu'une manifestation de la " tendance générale des névrosés au transfert ". (p. 99) Cette tendance est celle d'une expansion, le transfert du névrosé est une introjection : " Le névrosé est en quête perpétuelle d'objets d'identification, de transfert ; cela signifie qu'il attire tout ce qu'il peut dans sa sphère d'intérêts, il les "introjecte". […] Le névrosé s'intéresse à tout, répand son amour et sa haine sur le monde entier […] Le " moi " du névrosé est pathologiquement dilaté, tandis que le paranoïaque souffre pour ainsi dire d'un rétrécissement du " moi ". (p. 100)
Ferenczi s'intéresse à l'action présente du transfert, alors que Freud ne cherche à saisir que sa source. Cette action présente doit être aussi comprise chez le tout-petit enfant, en tant que présente, et non chez le névrosé adulte pris comme répétant son enfance. Le nouveau-né est moniste, puis dualiste, en opposant " moi " et monde extérieur, perçu objectif et vécu subjectif. Une partie de l'extérieur refuse de se laisser expulser du moi, " mais persiste à s'imposer, comme par défi : aime-moi ou hais-moi […] Et le moi cède à ce défi, réabsorbe une partie du monde extérieur et y étend son intérêt : ainsi de constitue la première introjection, " l'introjection primitive ". Le premier amour, la première haine se réalisent grâce au transfert : une partie des sensations de plaisir ou de déplaisir, auto-érotiques à l'origine, se déplace sur les objets qui les ont suscitées. […] Le premier amour objectal, la première haine objectale sont donc la racine, le modèle de tout transfert ultérieur, qui n'est donc pas une caractéristique de la névrose, mais l'exagération d'un processus mental normal. " (p. 101)
Au départ, le transfert n'est pas une répétition, mais une invention : celle du monde peuplé de " je " et de " tu ", ce que Ferenczi nomme " amour objectal ". En ce cas transférer n'est pas, d'abord, la répétition déplacée de sentiments anciens, mais l'acte fondateur de toute relation à autrui, de tout amour et haine. La répétition - si c'est une répétition et non une nécessité de recommencer sans cesse le même mouvement - est celle du transfert et non des objets du transfert.

Ferenczi énonce déjà, en 1909, ce qui sera le support de ses derniers écrits : nous sommes toujours dans le réel et non dans le fantasme (du trauma, du clivage, de l'introjection, etc.), les fantaisies étant toujours un mode de révélation du réel. Ce qui ne l'empêche pas - discipline oblige - de répéter après Freud : toutes les psychothérapies emploient le transfert, mais elles le cultivent et le renforcent, " alors que l'analyse démasque le plus tôt possible ces relations fictives, les ramenant à leur source véritable, ce qui entraîne leur dissolution. " (p. 106) Comment pourrait-on dissoudre ce qui est inhérent à toute relation d'amour ? Il serait, dans l'esprit de Ferenczi, plus juste de dire que le transfert peut continuer à agir, c'est-à-dire à transférer (de l'analyste à d'autres personnes). " Dissoudre " un transfert serait en fait remobiliser le transfert, au lieu de le figer sur la personne de l'analyste. Ne pourrait-on même dire que la tentation de " dissoudre " un transfert est sans doute le meilleur moyen pour le figer, puisque la peur de la " perte d'objet " peut alors devenir incoercible, dans des sens que nous verrons plus loin ?

Discipline qui lui fait partager l'avis de Freud, et même en rajouter, quant à la pathologie de Dora : " aucun membre de son entourage n'est resté indifférent pour la sexualité de Dora. Les époux K., la gouvernante, le frère, le père : tous excitaient sa libido sexuelle. En même temps, comme il est fréquent chez les névrosés, consciemment elle était plutôt froide, réservée […] Le cas Dora est typique. Son analyse donne une image fidèle du psychisme humain en général. " (p. 111)
On peut imaginer ce que Ferenczi aurait dit de Dora en 1932 : son père, sa mère, les époux K. s'appuient très lourdement sur elle pour résoudre leurs propres difficultés amoureuses ; elle est écrasée par cette tâche impossible ; et Freud y pèse de son propre poids : prise dans le désir qu'a Freud de démontrer le complexe d'Œdipe, Dora doit se transformer de victime en coupable et ainsi se retrouver désespérée, d'où sa fuite (du complice de ses oppresseurs). Ne pourrait-on appliquer à Dora ce qu'il écrit dans son Journal clinique : " cette sorte d'incompréhension pour la nature profonde de l'enfant et, en particulier, l'absence de croyance en l'innocence des enfants (et des patients) doit mener ceux-ci au désespoir, que les adultes contribuent à transformer en découragement ou défi, parfois en ambition poussée à l'excès, mais en tout cas en traits de caractère malheureux. " ?

Lorsqu'en 1918, il parle de la Maîtrise du contre-transfert, dans les pas de Freud, il ajoute cependant que l'analyste doit aussi éviter d'être trop dur ou rejetant pour le patient. Il faut donc aussi résister au contre-transfert. C'est sans doute pourquoi, en 1923, dans La psychanalyse au service de l'omnipraticien, il parle de " dénouer " le transfert et non de le dissoudre. Dénouer, c'est libérer ; dissoudre, c'est supprimer. Et qu'en 1924, dans Perspectives de la psychanalyse (avec Otto Rank), il incite l'analyste à se méfier du " contre-transfert narcissique qui amène les analysés à mettre en relief les choses qui flattent le médecin […] L'angoisse et le sentiment de culpabilité du patient ne peuvent jamais être surmontés sans cette autocritique de l'analyste " (pp. 232-233). En d'autres termes, ceux que proposera 40 ans plus tard Harold Searles, l'analyste ne doit pas faire semblant d'être au-dessus du patient ou de ne rien attendre de lui qui le concerne personnellement, comme s'il n'avait aucun lien affectif avec ce patient, comme si celui-ci n'était aussi, à sa manière, son thérapeute.

Nous savons que ce souci d'être ouvert au patient, de ne pas d'enfermer dans l'indifférence ou le mépris conduisit Ferenczi aux abus de l'analyse mutuelle (dont il revint très vite). Mais il le conduisit surtout à ce qui ouvrit la voie aux psychanalyses de schizophrènes et autres " psychotiques " et à une réévaluation des abus réellement subis dans l'enfance par les patients. C'est ce qu'il exprime très clairement et parfois publiquement à partir de 1930. Notamment dans Principe de relaxation et néocatharsis (1930) : avec la compréhension des rapports entre ça, moi et surmoi, Ferenczi a l'impression que la relation entre médecin et patient " commençait un peu trop à ressembler à une relation de maître à élève. J'ai acquis également la conviction que mes patients étaient profondément mécontents de moi, mais qu'ils n'osaient tout simplement pas se révolter ouvertement contre le dogmatisme et la pédanterie dont nous faisions preuve. […] j'ai préconisé une plus grande élasticité, éventuellement même aux dépens de nos théories (qui ne sont certes pas immuables, même si elles constituent des outils provisoirement utilisables). " (p. 86) Les raisons profondes du mécontentement des patients sont données dans le plus célèbre article de Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant (1932) : " Les parents et les adultes devraient apprendre à reconnaître, comme nous analystes, derrière l'amour de transfert, soumission ou adoration de nos enfants, patients, élèves, le désir nostalgique de se libérer de cet amour opprimant. Si on aide l'enfant, le patient ou l'élève, à abandonner cette identification, et à se défendre de ce transfert pesant, on peut dire que l'on a réussi à faire accéder la personnalité à un niveau plus élevé. […] Nous savons, depuis longtemps, que l'amour forcé, et aussi les mesures punitives insupportables, ont un effet de fixation. […] A côté de l'amour passionné et des punitions passionnelles, il existe un troisième moyen de s'attacher un enfant, c'est le terrorisme de la souffrance. Les enfants sont obligés d'aplanir toutes sortes de conflits familiaux, et portent, sur leurs frêles épaules, le fardeau de tous les autres membres de la famille. […] Une mère qui se plaint continuellement de ses souffrances peut transformer son enfant en une aide soignante, c'est-à-dire en faire un véritable substitut maternel, sans tenir compte des intérêts propres de l'enfant. " (pp. 132-133)

Le patient attend du psychanalyste qu'il l'aide à se "défixer", à retrouver ou à acquérir une mobilité de sentiment perdue ou qu'il n'a jamais eue. En ce cas le transfert n'est pas à dissoudre et on ne peut parler " du " transfert, mais d'une multiplicité de transferts, dans lequel le patient demande de l'aide pour s'orienter : transferts morbides car fixatoires, transferts vitaux car " inventifs " de l'autre, transferts passés à "présentifier" ou à " endeuiller ", transferts présents à abandonner ou à valoriser, etc.

Le Journal clinique, de ce point de vue, est un long plaidoyer pour la transformation des transferts malheureux (que Ferenczi détaille comme nul ne l'a fait avant lui et peut-être depuis) en transferts heureux, en pointant continuellement ce qui a figé l'enfant dans l'infantile, ce que résume excellemment l'Avant-propos de Judith Dupont : " Ferenczi met en parallèle l'enfant traumatisé par l'hypocrisie des adultes, le malade mental traumatisé par celle de la société, et le patient dont les traumatismes anciens sont ravivés et redoublés par l'hypocrisie professionnelle et la rigidité technique de l'analyste. Ferenczi décrit le processus qui se déroule en celui qui subit une agression par une force écrasante : l'agressé, dont les défenses sont débordées, s'abandonne en quelque sorte à son destin inéluctable et se retire hors de lui-même, pour observer l'événement traumatique à partir d'une grande distance. De cette position d'observateur, il pourra éventuellement considérer l'agresseur comme un malade, un fou, qu'il essaiera même parfois de soigner, de guérir. Comme l'enfant peut, à l'occasion, se faire le psychiatre de ses parents. Ou comme l'analyste qui fait sa propre analyse à travers ses patients. […] Il estimait que tout malade qui demandait de l'aide devait en recevoir, et que c'était au psychanalyste d'inventer la manière de répondre aux problèmes qui lui étaient posés. […] Le Journal rend compte de toute cette lutte que Ferenczi a menée pour ses patients et pour lui-même. Il recense tous les moyens dont dispose la victime d'un trauma écrasant pour survivre et sauver ce qui peut l'être de sa personnalité " (pp. 31-32).

Dans ce Journal Ferenczi opte ouvertement pour la pleine participation de l'analyste aux transferts des patients, afin d'aller avec lui où et quand il a été abandonné à lui-même et, cette fois, lui porter secours : " prendre vraiment au sérieux le rôle dans lequel on se met en tant qu'observateur bienveillant et secourable, c'est-à-dire qu'on est en fin de compte transporté avec le patient dans cette période de son passé (une façon de faire interdite contre laquelle Freud m'avait mis en garde)". Si nous le refusons, le patient doute que cela lui soit vraiment arrivé et, comme dans le passé, se trouve sans secours, car il ne peut croire à " notre stupidité et notre méchanceté. " (p. 71) Il vaut mieux être " franchement un être humain doué d'émotions, tantôt capable d'empathie, tantôt ouvertement irrité […] se montrer sans fard, comme on le demande au patient. "On plonge ainsi plus vite dans le passé traumatique et le médecin " dégrisé de son délire scientifique" exercera une action plus féconde. […] "Par moments, on a l'impression qu'une partie de ce que l'on appelle situation de transfert n'est pas, en fait, une manifestation spontanée d'émotions chez le patient, mais est créé artificiellement au moyen de la situation engendrée par l'analyse […] l'interprétation […] de chaque fait particulier tout d'abord dans le sens d'un affect personnel à l'égard de l'analyste, est susceptible de créer une sorte d'atmosphère paranoïde qu'un observateur objectif pourrait décrire comme délire narcissique, voire érotomaniaque de l'analyste. Il est possible qu'on soit beaucoup trop vite enclin à présupposer chez le patient des sentiments d'amour ou de haine envers nous ". (pp. 150-151) "C'est aussi ce que font les adultes lorsqu'ils projettent sur les enfants leur propre disposition aux passions, et c'est ce que nous avons fait aussi, nous analystes, en posant comme théories sexuelles infantiles nos propres distorsions sexuelles imposées aux enfants." (pp. 230-231)
D'où la contestation du complexe d'Œdipe : un père déçu par sa femme se tourne passionnément vers sa fille. Elle accepte pour ne pas tout perdre. Exemple de cas où " la fixation incestueuse n'apparaît pas comme un produit naturel du développement, mais est implantée de l'extérieur dans la psyché, donc est un produit du Surmoi. Bien entendu, des excitations non seulement sexuelles mais aussi d'autres sortes, ni écrasantes ni à maîtriser (haine, effroi, etc.) peuvent, tout comme l'amour imposé, produire un effet mimétisant. " (p. 243)

On en arrive ainsi à constater que, dans la cure, le transfert commence par l'analyste : vouloir guérir le patient ou même simplement lui proposer le processus analytique, c'est un transfert de l'analyste vers le patient, dont le contenu varie sans doute selon les analystes et pour chaque couple analyste/patient.

D'où le "Registre des péchés de la psychanalyse. (Reproches d'une patiente.) 1) la psychanalyse attire les patients dans le "transfert". La profonde compréhension, le grand intérêt pour les détails les plus infimes de l'histoire de sa vie et les mouvements de son âme seront tout naturellement interprétés par le patient comme les marques d'une profonde amitié personnelle, voire de tendresse. 2) Comme la plupart des patients sont des naufragés psychiques, qui s'accrochent au moindre fétu de paille, ils deviennent sourds et aveugles face aux faits qui pourraient leur montrer à quel point les analystes ont peu d'intérêt personnel pour leurs patients. 3) Pendant ce temps, l'inconscient des patients perçoit tous les sentiments négatifs de l'analyste, sentiments d'ennui, d'irritation, de haine quand le patient dit quelque chose de désagréable ou pouvant agacer les complexes du médecin. 4) L'analyse est une bonne occasion d'effectuer sans culpabilité des actions inconscientes purement égoïstes, sans scrupule, immorales, voire qu'on pourrait qualifier de criminelles. […] Le transfert, qu'on ne trouve que beaucoup trop dans la constitution de l'analyse, et que l'ignorance des analystes ne permet pas de résoudre […] joue en fin de compte le même rôle dans l'analyse que l'amour de soi (égoïsme) des parents dans l'éducation. […] Le remède […] c'est la " contrition "authentique de l'analyste." […] Seule la sympathie guérit. (Healing)" (pp. 270-271)

Conclusion clinique de Ferenczi : "L'analyse devrait être en mesure de procurer au patient le milieu favorable à la construction du Moi qui lui a manqué autrefois, et de mettre fin à l'état de mimétisme qui, tel un réflexe conditionné, n'incite qu'à des répétitions. Une nouvelle couvade et un nouvel envol, pour ainsi dire." (p. 283)

Résumons la thèse de Ferenczi :

1. Tout sentiment envers autrui est un transfert, par extension de soi. Le transfert n'est pas d'abord une répétition mais une action inaugurale.
2. Ce transfert n'est " maladif " que si l'enfant a été écrasé par les passions des adultes, et non par suite d'impulsions innées
3. Les analystes qui prêtent une morbidité spontanée aux enfants répètent sur les patients les abus des adultes qui les ont côtoyés
4. Les analystes ne peuvent venir en aide aux patient qu'en admettant la réalité de leurs propres sentiments/transferts, donc en cessant d'être les maîtres des patients.

Retenons l'idée essentielle : le transfert avant d'être répétition est mouvement, translation vers un " objet d'amour ". Ce n'est que sous l'effet de la déception qu'il devient répétition mimétique. Autrement dit, avant le déplacement entendu comme remplacement ou substitution, il faut prendre en compte le déplacement comme mouvement vers. Rappelons que le terme allemand Übertragung comporte tous ces sens : transposition, transfert, translation, délégation de pouvoir, traduction, image, métaphore, endossement, transport, relais. Il présuppose seulement que " quelque chose " existe au départ, susceptible de déplacement.

Le problème que l'on pourrait soulever, mais qui dépasse le cadre de la présente réflexion, est celui de la nature de ce " quelque chose ", autrement de la nature du sujet et par suite du sujet de l'analyse, qui nous éclairerait plus sur ce qui se joue dans le transfert. Disons seulement que tout n'existe que par et pour d'autres sujets ; tout nouveau-né ne devient sujet qu'attendu, protégé et admis dans un groupe humain ; accueil qui est aussi responsabilité assignée : celle d'être effectivement un humain parmi les humains. Le premier transfert va ainsi des parents aux enfants : il est transmission d'une responsabilité mutuelle (mais non symétrique) que l'objet du transfert doit aussi assumer (c'est ainsi que commence la Bible : Dieu crée l'homme à son image, c'est-à-dire chargé de mettre en œuvre, parfaire, continuer la création ; ainsi il s'engage à tenir sa part et demande à l'homme de tenir la sienne : c'est là le sens ultime de l'Alliance).

 

Sacralisation du commencement et hiérarchisation de l'autorité (savoir) et de l'organisation (pouvoir) depuis Freud

Lorsqu'on lit de près les textes de Freud destiné à ses disciples, on constate que pour lui la psychanalyse est un chantier sans cesse ouvert ; si on lit ses textes destinés au public cultivé mais non-analyste, l'impression contraire se dégage : la psychanalyse est un monument, auquel certes on peut ajouter des étages et dont on peut modifier décoration et ameublement, mais dont les fondations sont assurées une fois pour toutes.

Un psychanalyste qui n'aurait pour tout viatique que la lecture des œuvres complètes (ou incomplètes) de Freud et/ou d'un de ses éminents successeurs, qui n'aurait fréquenté que le cercle de ses formateurs, contrôleurs et autres animateurs de séminaires, qui se laisserait convaincre que les sciences humaines et la philosophie ne sont que des refus, méconnaissance et résistance à la psychanalyse se retrouverait dans la position de l'assiégé autophage (qui ne peut se nourrir que de lui-même et de ses proches).

Si, de plus, il est lui-même pris dans des règles de transfert telles qu'il est forcé de croire : 1° que le transfert est un déplacement du passé dans le présent ; 2° qu'il va essentiellement des descendants vers les ascendants ; 3° qu'il peut être " dissous ", précisément par l'analyse … il ne va guère, non plus, s'ouvrir à ses patients (malgré le discours rituel qui consiste à répéter que l'analyste est à l'école/écoute de ses patients, qu'ils sont ses seuls maîtres, qu'il fait le vide de toute théorie - sauf bien entendu celles du transfert, du fantasme, du refoulement et du complexe d'Œdipe - pour les laisser se découvrir eux-mêmes).

Un tel psychanalyste, s'il existe, va être pris dans une impasse : car les règles de transfert que je viens d'évoquer sont elles-mêmes l'objet d'un transfert : celui que Freud opéra - à son insu admettons-le - vers ses descendants pour les maintenir dans la dépendance du fondateur, afin d'assurer le devenir de l'institution psychanalytique. Ce qui est particulièrement contraignant est que dès lors que cette doctrine du transfert est admise, elle interdit d'examiner de plus près ce que sont les transferts.

Plus précisément, du moment qu'un psychanalyste croit que le transfert n'est qu'un avatar du complexe d'Œdipe, qu'il ne résulte que d'un attachement excessif aux parents et que, par suite, l'amour (ou la haine, etc.) transféré sur l'analyste n'est que celui que nous avions pour nos parents, l'analyste n'aura qu'à se protéger de ce transfert - n'en être pas dupe, l'utiliser, le faire découvrir au patient. Il aura aussi à lutter contre son propre transfert, au sens où lui-même aurait des attentes infantiles vis-à-vis du patient. C'est là qu'est l'impasse : les transferts des parents vers les enfants vont être systématiquement laissés de côté ou dévalorisés, le patient devant alors prendre en charge ce refus d'assumer la place des parents, qui ont projeté sur l'enfant leurs propres désirs et angoisses. Peut-on espérer que le patient devienne un analysant, c'est-à-dire capable d'assumer ses propres sentiments face à l'analyste, y compris en discutant de ce que l'analyste peut attendre de lui, s'il se laisse persuader, par l'analyste, comme il l'a jadis été par ses parents, que celui-ci sait " ce qui est bon pour lui ", en lui indiquant la voie de salut qui est contenue dans la doctrine freudienne (liquider le complexe d'Œdipe, dépasser son narcissisme, etc.). Ainsi l'analysant ne serait-il censé mener au bout son analyse qu'en devenant un adepte de la psychanalyse. Cela répété sur plusieurs générations donne les sociétés de psychanalyse où l'obéissance aux autorités est très difficile à dépasser, tant le dédain ou le rejet peut être vécu comme intensément douloureux puisque les transferts mis en oeuvre au cours de l'analyse sont eux-mêmes pathogènes. Alors que l'obéissance rapporte : elle lève - au moins pour un temps - doutes et angoisses face aux patients et face à la valeur des concepts de la psychanalyse. Mais, en fin de compte, elle stérilise ou elle tue.

Témoin, encore, Ferenczi : Freud - écrit Ferenczi - tenait à lui en tant que fils "aveuglé et dépendant." Ainsi il était assuré de la valeur de ses "fantasmes théoriques". […] " Les avantages de cette façon aveugle de le suivre étaient : 1° l'appartenance à un groupe distingué, parce que cautionné par le roi, et de ce fait, dignité de maréchal en chef. (Fantasme de prince héritier.) 2) on apprenait de lui et des modalités de sa technique, différentes choses qui rendaient la vie et le travail plus commodes : se mettre en retrait paisiblement, sans émotion, s'appuyer imperturbablement sur le fait de mieux savoir et sur les théories, chercher et trouver les causes de l'échec chez le patient, au lieu d'en prendre notre part. - La malhonnêteté qui consiste à réserver la technique pour sa propre personne, le conseil de ne rien laisser apprendre aux patients en ce qui concerne la technique, et enfin le point de vue pessimiste communiqué aux quelques intimes : les névrosés sont de la racaille, justes bons à nous entretenir financièrement et à nous permettre de nous instruire à partir de leur cas : la psychanalyse comme thérapie serait sans valeur. "

D'où la violence que subissent et font subir, tour à tour, successivement et réciproquement, ceux qui font du transfert une relique du passé et adorent/brûlent cette relique. Violence qui s'installera, se transmettra et se pérennisera dans celles des institutions psychanalytiques où l'adhésion stricte à la doctrine " originaire " et " originale " du transfert, sera préconisée (tout en dénonçant toute adhésion stricte à une théorie comme étant anti-analytique, etc.).

Certains d'entre nous savent bien mieux que moi - qui n'ai eu à subir cette violence que de manière très marginale - ce que l'adhésion étroite à un groupe social peut avoir de rassurant/terrifiant (rassurant d'en faire partie, terrifiant de risquer de le perdre) et peuvent mieux apprécier le degré de coercition que produisent tel ou tel regroupement d'analystes. Il est probable que l'adhésion à la doctrine classique du transfert-copie en est un symptôme important. Adhésion qui, à mon sens, ôte à l'analyste non seulement une bonne partie de sa capacité critique vis-à-vis de ses propres institutions mais, portant bien plus à conséquence, lui ôte une bonne partie de sa capacité de rencontre avec ses patients.

A ce compte, la psychanalyse risque de devenir elle-même génératrice d'une malaise ou d'une maladie grave: la déception de l'espoir qu'elle portait, celui d'un mieux-être (même si l'on admet, à juste titre, que le psychanalyste n'est pas là pour "guérir", puisqu'il ne dispose pas d'un modèle normatif de l'état de bonne santé de l'âme), mieux-être indissociablement psychique et social. Déception qui se tisse au quotidien par le déni de la parole de l'enfant (en le patient ou chez l'enfant en cure), dont le témoignage sur le traumatisme subi est réduit, même en partie, à une élaboration fantasmatique - comme si la production imaginaire et imaginale n'était pas elle-même l'effet de ce qui a marqué fortement la vie des patients. Je repense à l'Œdipe de Sophocle qui, apprenant qu'il fut exposé étant nouveau-né, commence à divaguer sur le fait qu'il est peut-être fils d'esclave (et non de roi), fantaisie protectrice (car ce sera bien pire d'apprendre qu'il est fils de Laïos, ce qu'il soupçonne déjà) mais aussi vérité profonde : il fut le jouet des désirs/hantises de ses parents, puis de ses parents adoptifs, puis de sa mère, comme une non-personne, comme un esclave, qui lui-même descendrait d'esclaves. Dire "ce n'est que du fantasme" ou même "ce n'est que de la réalité psychique" est un déni : il n'existe pas une réalité qui ne serait que psychique ; s'il existe plusieurs modalités du réel, rien de ce qui est éprouvé par une personne n'est irréel ou d'une réalité autre.

L'emprise du transfert-copie, de la sacralisation de l'origine, du commencement pris dans la répétition sans innovation, est-elle évitable ? Un psychanalyste peut-il supporter, tout en restant lié à une ou des institutions, de ne pas adhérer, être englué dans cette ou ces institutions ? Est-il possible qu'il parle en nom propre, sans pour cela nier toute ascendance, toute référence, voire révérence, mais sans s'assujettir à ce qu'il révère ? Ne doit-il pas y parvenir, ne serait-ce que dans la mesure où il attend du patient qu'il parvienne à parler en son nom propre, ayant précisément reconnu ses attaches et dépendances, au lieu de persister à être suspendu aux fils des désirs et craintes de sa parentèle (familiale, politique, confessionnelle, professionnelle, etc.)? Comment espérer que le psychanalyste aide son patient à cet affranchissement, à accéder à cette majorité, tout simplement à grandir, s'il n'y parvient pas lui-même?

Est-il possible que les analystes s'affranchissent de la dette dont ils ont été accablés par la transmission de la psychanalyse, dette qui les pousse à accorder au passé une importance bien plus grande qu'au présent, car elle récuse le fait que les racines de la psychanalyse, autant que ses fruits, ne sont pas un passé opposé à un futur mais qu'elles continuent à pousser, de manière imprévisible, à chaque nouvelle floraison?



(Texte revu après communication faite lors de la
journée d'études Axes et Cibles Analytiques du 24 mai 2003)

Michel Juffé
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