psychanalyse In situ


Le Groupe Bastille, une interprétation

catherine podguszer

" Ethique de la rencontre, socialité.
De toute éternité un homme répond d'un autre. D'unique à unique. Qu'il me regarde ou non,"il me regarde"; j'ai à répondre de lui. J'appelle visage ce qui, en autrui, regarde le moi -me regarde- en rappelant, de derrière la contenance qu'il se donne dans son portrait, son abandon, son sans-défense et sa mortalité et son appel à mon antique responsabilité, comme s'il était unique au monde-aimé".
Emmanuel Lévinas 1

J'ai reçu la "Lettre aux psychanalystes" 2, envoyée par l'Association du Groupe Bastille comme une vraie convocation. Des psychanalystes prenaient acte de ce qui restait en souffrance dans nos sociétés, et de ce qui renforçait encore le mythe de l'humain en l'homme.

Il ne s'agissait pas de cette atomisation 3 de groupes dans laquelle s'était enlisée la psychanalyse - plus particulièrement depuis la dissolution de l'Ecole freudienne suivie de la mort de son fondateur, J. Lacan - ni de dissensions théorico-techniques, ou bien même d'une énième prise de pouvoir par ses fils endeuillés, mais bien d'un acte tendant à faire lien entre la réalité d'un monde, de ses effets sur la psychanalyse, et sur les nouvelles formes de demandes "d'en parler à quelqu'un" qui en émanaient…

La psychanalyse avait connu ses heures de gloire en devenant incontournable pour certains, mais restait inabordable pour ceux qui se trouvaient - ou se retrouvaient - du mauvais côté de la fracture sociale, se manifestant plus cruellement alors.

La perpective structurelle des lacaniens avait largement débordé sur l'histoire individuelle du sujet et mis, de surcroît, toute visée thérapeutique à l'index. Des slogans brillants et éblouissants fusaient d'où l"inouï" n'était plus qu'un bon mot de plus…

Je me suis trouvée là, au beau milieu de cette mouvance de la fin des années 70, et dans ce lieu d'inadéquation totale quant à ma demande à la psychanalyse … J'étais une enfant de survivants, survivante moi-même sans doute, et ma première analyse ne pouvait soutenir et encore moins accueillir ce qui ne cessait pourtant de se répéter faute d'être reconnu.

Cette première "Lettre aux psychanalystes" du Groupe Bastille a résonné en moi comme une interprétation. Qu'en était-il de ma passion pour la psychanalyse, de ma place en ce monde, suite à une psychanalyse qui m'avait laissée dans le désêtre, soit, mais se redoublant par un dés-avoir au-delà de l'un-pensable ou de toute jouissance, comme auraient dits certains…

Les groupes de psychanalystes se fondent et se défont, doublés d'un paysage socio-économique s'appauvrissant, s'accompagnant d'une détresse psychique grandissante…C'est dans ce contexte que le projet du Groupe Bastille s'est conçu. En premier, par une réflexion de Michèle Ducornet sur le paiement en psychanalyse, exposée à Praxis en 1990 4 sous le titre évocateur de : "Manipulation monétaire". Puis dans Epistolettre 5. Quelques mois plus tard paraît dans le numéro suivant : "Manipulation monétaire. Une proposition d'association (suite)" … " La suite au prochain numéro sous la forme d'une proposition plus élaborée et précise de solidarité avec l'analyse profane 6 Elle sera assortie d'une invitation à se réunir. "

Neuf psychanalystes, médecins et non médecins, venant de différentes associations de psychanalystes dont Pierre Babin, Christiane Bardet Giraudon, Claude Dubarry, Lucile Garma, Pascale Hassoun, Jacques Hassoun, Maria Landau et Radmila Zygouris se joignent à Michèle Ducornet pour fonder l'Association du Groupe Bastille, " …dans le but de soutenir l'accès, pour toute personne qui le souhaite, à l'analyse laïque 7 et par-là, défendre l'existence même de la psychanalyse exercée par des psychanalystes, quelles que soient leurs formation antérieure à leur formation analytique" (…) "Il s'agit de mettre en échec la "sélection" par la pauvreté, dont Freud dès 1918 prévoyait le côté inacceptable, par une entreprise de solidarité. L'obligation morale dans ce sens n'est en rien altruiste, elle est la tentative, par le détour de la culture, d'un acte collectif s'opposant à la brutalité et à la cruauté du champ social auquel nous appartenons" 8

Ceux qui ont répondu à la proposition du Groupe Bastille par l'achat du document (voir sur le site), rendant compte de son dispositif complet et de ses statuts, ont été invités à participer à un premier débat public le 11 septembre 1994.

Ce dispositif semblait interroger bon nombre d'analystes réunis ce jour-là. Des interventions, riches d'enseignements sur les différentes pratiques exercées jusqu'alors dans le "chacun pour soi", amenèrent à des propositions de groupes de travail sur le paiement en analyse et sur sa laïcité , pour les deux grands thèmes.

De par leurs cotisations au Groupe Bastille se retrouvaient dans un même lieu des psychanalystes de toute obédience…"Le Groupe Bastille a constitué un collectif qui travaille sur deux registres : l'acte et la parole. Face à la proposition du Groupe Bastille, acte collectif, politique, la prudence des analystes n'est plus de mise"…
Et dès le mois de juin 1995 ce groupe annonçait qu'il était en mesure de reçevoir les demandes des psychanalystes souhaitant qu'une personne qui s'était adressée à eux puisse bénéficier directement d'un financement par l'Association.

Au fil du temps, un désinvestissement notoire des psychanalystes se faisait sentir et, malgré le Forum de juin 97 : "Réalité du monde - Réalité psychique" annonçant : "Le Groupe Bastille tient compte du changement historique et appelle la communauté des analystes et des citoyens à partager le paiement d'une expérience analytique interdite, tant que le changement de la réalité du monde n'est pas reconnu dans le champs de la psychanalyse". Les cotisations diminuaient et l'Assemblée Générale, par un vote largement majoritaire, mandatait le Groupe Bastille, pour obtenir des financements à l'extérieur, auprès des "institutionnels", afin de venir en aide aux nombreuses demandes de cures qui augmentaient.

La question du lien et de la solidarité, dans la communauté analytique, n'a jamais été autant sollicitée que par cette mise en place. Les points de vues s'affrontaient et, manifestement le Groupe Bastille dérangeait. Il remettait en cause bien des certitudes et aveuglements sur les systèmes établis et le "prêt-à-penser" si convenu. Dans la revue Le Bastillard, éditée par le Groupe Bastille, s'inscrivaient des textes reflétant des questions soulevées et pouvant s'exprimer au grand jour.

C'est ainsi qu'à la Journée du 8 mai 1999, devant une assemblée de plus en plus restreinte, les fondateurs ont annoncé, suite à plusieurs réunions de préparations, leur décision de dissoudre le Groupe Bastille "à la fin de leur temps d'engagement et face aux quinze cures financées".… L'investissement, aussi sous forme de dons, de la communauté analytique était insuffisant et leur passion pour la psychanalyse l'emportait sur les capacités à devoir aller "récolter des fonds vers l'extérieur".

Une possibilité fut proposée à ceux qui souhaitaient poursuivre cette expérience, sous un autre nom.

Un nouveau groupe de travail prenait forme avec pour objectif la relance du dispositif, mais… il n'y avait plus de pilote dans l'avion 9 et, les quelques passagers restants, dont deux des anciens du Conseil de l'Association des Amis du Groupe Bastille 10 qui ont dû se soustraire du groupe dès les premières réunions. Manifestement, la question de la responsabilité des psychanalystes, convoquée davantage depuis 1994 ne laissait pas vraiment indifférent, donnant lieu à des manifestations identiques de malaises vraiment (in)civilisés …
A ce jour, faute de combattants, le projet semble en rester là…

Des questions pourtant -toujours aussi brûlantes- dans le texte annonçant cette dernière Journée :

"Y a-t-il une inadéquation des objectifs du Groupe Bastille aux préoccupations actuelles des psychanalystes ?
Ou bien l'inverse,
Une indifférence du mouvement psychanalytique aux questions :

- de la défense de l'analyse laïque, essence même de la psychanalyse ?
- de la prise en considération de la misère psychique dont la dimension sociale et économique ajoute à la détresse ?
- de la solidarité impliquant le collectif et opposé au "je me débrouille" ou au "chacun pour soi"?
- de la résistance à un affaissement de la pensée hors du dogmatisme ou du psittacisme "

Le Groupe Bastille reste, de par sa mise en place, un véritable acte éthique, tant subversif que politique, dans le mouvement psychanalytique - plutôt frileux- de ces dernières années.

 

catherine podguszer
avril 2002

 

 

 

notes

1 . Entre nous ; Essais sur le penser-à-l'autre ; Emmanuel Lévinas
2 . Septembre 1994
3 . En référence à S. Ferenczi lorsqu'il parle " d'atomisation de la personnalité " dans ces textes sur le traumatime
4 . Groupe de travail en 1990 de Radmila Zygouris à la Fédération des Ateliers de Psychanalyse
5 . Epistolettre n°4, (revue de la Fédération des Ateliers de Psychanalyse)
6 . Une psychanalyse exercée par les non-médecins en référence à La question de l'analyse profane; S.Freud (1926)
7 . Extrait de La lettre aux psychanalystes, septembre 1994
8 . Ou "profane"
9 .Toute ressemblance avec des événements existants ou ayant éxistés…etc…etc…
10 . Philippe Monet (depuis 1994) et moi-même à partir de 1996