"La démocratie en cruauté"

René MAJOR

Galilée, 2003



Note de lecture

A travers les trois textes magistraux qui constituent cette « démocratie en cruauté », René Major montre une fois encore comment le sentiment d'être investi d'une mission sacrée peut « enflammer » les esprits (au sens de Geist : l'esprit mais aussi le spectre).
Sans une limitation de cette soif de pouvoir, par une raison autre, la raison psychanalytique, toujours à venir, la cruauté peut continuer le travail ravageur entrepris depuis l'origine. René Major relève ici le défi lancé par Derrida à la psychanalyse lors des
États Généraux de la Psychanalyse de juillet 2000 à la Sorbonne, (« revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son affaire propre ») qu'il condense ainsi : y a-t-il un au-delà de la cruauté pour la psychanalyse?

C'est en déconstruisant les concepts de démocratie, de fraternité, d'élection, pour mettre à jour ce qui les hante, que René Major donne à voir la logique du calcul inconscient de ce que l'on pensait incalculable. Il montre par exemple dans une analyse que Lacan n'aurait pas dédaignée, comment ce que l'on a pu prendre en France pour une bévue politique fut le fait d'un «inconscient (unbewusst) calcul du pouvoir». Il rappelle que l'obsession de la sécurité entretenue par le pouvoir, ruine, au nom de la démocratie même, toute idée de démocratie. Il aura fallu, à la France d'avril 2002 par exemple, le temps de sortir de
l'apathie, pour que le refoulé fasse enfin retour sur la scène publique.

De même, en Amérique, la destruction des Twin Towers, pour horrible qu'elle
fût, n'était pas non plus imprévisible : elle relevait plutôt d'un savoir inconscient (parfaitement illustrée par cette formule d'un agent du FBI : « nous ne savions pas ce que nous savions »).
Quant au caractère irréductible de cette volonté de puissance, le contexte international actuel - comme celui du passé - donne raison à René Major : les objectifs imaginaires au service de la volonté d'hégémonie d'un peuple sont sans limites : l'invention de la présence d'armes de destruction massive en Irak illustre l'indéracinable cruauté de tout pouvoir souverain, qui porte en soi son auto-destruction. L'intrication des pulsions de
pouvoir et des pulsions sexuelles constituent les motifs cachés de bien des guerres dites justes.

La démocratie selon Major passe par le vœu freudien d'une dictature de la raison, qui suppose que les dirigeants acceptent une limitation de leurs pulsions de pouvoir, qu'ils ne soient pas dupes de ce qui fonde leurs liens libidinaux, et qu'ils puissent répondre de ce calcul inconscient.
La pensée de la chose politique, part majeure de l'œuvre freudienne dont on n'a toujours pas pris la mesure, est remise sur le métier de l'analyste.
Comme dans les écrits antérieurs de René Major, la logique du nom propre, le fantasme d'élection, la langue, l'étranger sont ici au travail. Car l'espoir de divertir les pulsions de cruauté semble bien tenir à cette étrange hospitalité inconditionnelle qu'offre la psychanalyse, à sa position de désistance de la jouissance, « une jouissance dont le sujet
désiste sans pour autant se désister comme sujet. C'est à cet impossible comme possible que l'analyste est tenu ».

C'est ainsi que la figure de l'oxymore hante cette très belle démonstration. Voilà un ouvrage qui augure bien de la prochaine réunion mondiale des États Généraux de la Psychanalyse qui se tiendra à Rio de Janeiro du 30 octobre au 2 novembre.

Anne BOURGAIN

à paraître dans un prochain numéro de Cultures en Mouvement.

 

 



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