psychanalyse In situ
La psychanalyse : entre
corps et éthique
Saverio Tomasella
"Il aura fallu longtemps à
Lacan pour dire que l'Autre, le réservoir des signifiants,
c'est le corps, et qu'en conséquence le seul Réel
auquel le psychanalyste ait à faire c'est celui dont Dolto
n'a jamais cessé de parler : le mystère du corps
parlant!" J-P Winter
Depuis la création de la psychanalyse
par Sigmund Freud vers 1895-1896, suivi de Sàndor Ferenczi,
Lou Andréas-Salomé, Sabina Spielrein
et plus
particulièrement depuis la fin du vingtième siècle,
certains psychanalystes n'ont cessé d'affirmer l'importance
de l'écoute du corps et de réfléchir à
cette dimension, en lui donnant une vraie place dans leur clinique.
En France, Didier Anzieu (1), Maria Torok, Lucien Mélèse, Joyce
McDougall, Serge Tisseron se réfèrent continuellement
au corps. Suite à Françoise Dolto, Marie-Claude
Defores, Didier Dumas, Willy Barral, et d'autres (2), pensent
et écoutent à partir de la notion d'image inconsciente
du corps (3).
Dans la continuité de ces deux
mouvements, depuis deux ans, nous échangeons nos idées
et nos expériences au sein d'un groupe de travail sur
le thème du corps et de l'éthique en psychanalyse(4). Voici
comment Karin Trystram explicite concrètement cette problématique
:
"C'est en travaillant en tant
que thérapeute corporelle que j'ai commencé à
sentir l'émergence de l'inconscient, l'inconscient était
là. Avec le recul, c'est même là qu'il a
été le plus palpable pour moi à travers
la perception du corps de sensation. Pourtant, dans ce cadre,
je sentais pour l'autre et pour moi, le manque de mise en pensée
et de symbolisation: la prédominance du corps. Parallèlement,
en analyse, je vivais l'opposé: la prédominance
d'un travail intellectuel et abstrait où les sensations
n'avaient pas leur place.
C'est à la lecture du livre
de Françoise Dolto, L'image inconsciente du corps (5),
que tout s'est articulé: l'évidence du corps parlant.
L'image inconsciente du corps est
un mouvement et en mouvement. C'est le mouvement du désir
du patient. C'est le mouvement du désir de l'analyste.
Ce concept inclut son évolution permanente. Le corps qui
parle change, bouge ; le corps qui entend également."
Ce que confirme Véronique Berger, qui nous accompagne
dans cette réflexion:
"Le corps communique ce qui ne passe pas par les mots,
ni même par la pensée. Il est notre mémoire
la plus profonde; il n'oublie rien. Le corps reflète
et retraduit métaphoriquement l'état de notre être;
l'écoute du langage du corps constitue une source vive
dans laquelle puiser pour nourrir notre travail d'accompagnement.
Comme le dit Didier Anzieu : ''il n'y a rien dans l'esprit qui
ne soit d'abord passé par les sens'' et, poursuivant dans
cette voie, nous pouvons ajouter que les sens en éveil
produisent du sens.
Écouter ce qui se communique par le/les corps est comme détenir
une boussole permettant de se situer, se repérer, c'est-à-dire
un outil aidant à mieux identifier, à se représenter
ce qui se joue sur "l'autre scène". A redonner,
peu à peu, au patient les grandes lignes de ce scénario
que son propre corps met en scène à travers, par
exemple : une voix étouffée, un ton monocorde,
un corps engourdi, le souffle court, etc. Les exemples ne manquent
pas et s'avèrent aussi multiples et variés que
nos ressources humaines le sont.
Cette mise en jeu à travers les manifestations corporelles,
nous n'en sommes pas exempts - nous psychanalystes - ; loin de
là... et je constate en effet dans ma clinique qu'il m'est
donné d'y participer au travers de mon propre vécu
corporel où, en poursuivant la métaphore scénique,
mon corps se trouve investi du rôle de la doublure.
Lorsque je suis sollicitée dans mon corps comme dépositaire
et/ou comme doublure, c'est-à-dire quand "l'autre
scène" se joue dans mon corps, je suis appelée
à prendre le relais par un travail, tout d'abord d'accueil,
d'écoute, puis de représentation, d'élaboration
et de symbolisation. Il s'agit de remettre en circulation psychique
de ce qui - à défaut de mots et de pensée
- est venu se loger dans le corps."(6)
Les images utilisées par les patient(e)s font souvent
référence au corps ou à ces médiations
entre corps et pensée que constituent plus particulièrement
les images du corps.
Les potentialités de l'image
Il s'agit d'image subjective,
interne, et non pas d'image sociale. La première fonction
de l'image subjective est de faciliter l'expression de soi, de
son identité, de sa mêmeté. Serge Tisseron
affirme que l'image est à la fois une "espace contenant"
et un "champ de transformation"(7).
"L'image constitue bien souvent
le socle indispensable à partir duquel peuvent se construire
les représentations. Il devient alors essentiel au psychanalyste
d'être attentif aux moments de production d'images chez
ses patients comme à une étape essentielle sur
la voie qui mène du dégagement des sensations vers
la mise en place des représentations"(8).
Figurer et représenter sont deux
actions similaires et réfléchies. Elles impliquent
non seulement le "miroir", tel un lac qui réfléchit
la lune, mais aussi ce temps de recul, cette distance, qui rendent
possible la clarté de la pensée, puis sa mise en
forme, sa mise en mots.
C'est par la figuration, par la représentation,
que l'ineffable, l'indicible, l'impensable deviennent accessibles.
C'est le mouvement même de l'élaboration, ou de
la symbolisation : accéder à des sensations ou
des perceptions enfouies et perturbatrices, en leur donnant une
existence réelle, tangible, par la pensée et la
parole. La médiatisation, l'étape intermédiaire,
se fait à l'aide d'images et de métaphores.
Qu'est-ce donc que la "contenance"?
Les psychanalystes parlent aussi d'enveloppe (9), de "peau".
Contenir, c'est empêcher le débordement,
le morcellement, l'explosion, la pulvérisation ; garder,
regarder, sauvegarder, protéger ; assurer l'unité,
la cohésion, la continuité.
L'image est un espace virtuel dans lequel
je peux voyager, me mouvoir, me déplacer à ma guise.
Cette potentialité (10) constitue la dimension contenante de l'image.
Dimension qui joue un rôle fondamental dans tout processus
d'élaboration. L'image est un lieu vivant où peut
se créer de la pensée.
Ainsi, l'image intérieure, à
la fois rêve et poésie, fait transition.
L'image est "transitionnelle" (11) à plus
d'un titre :
- elle est une articulation entre la sensation et la pensée
(12);
- elle est une médiation entre le corps et l'âme
(la psyché) ;
- elle est un vecteur de communication entre l'analysant(e) et
l'analyste;
- elle actualise le passé dans la relation présente
(le transfert);
- elle permet de figurer la séparation, l'absence et la
différence;
- elle facilite l'intériorisation (13) et la création
de repères internes(14);
- elle métabolise les émotions (affects) en sentiments.
Le corps métaphore
Grâce à "l'image inconsciente
du corps", Françoise Dolto a facilité l'accès
du psychanalyste aux informations sur les nouages personnels
et relationnels entravés chez le patient.
L'image du corps est "la synthèse
vivante des expériences émotionnelles"
d'une personne, dans ses relations aux autres depuis sa naissance
et même depuis sa conception(15). Elle constitue le fondement du langage personnel
et du mode relationnel à autrui.
L'image du corps croise l'espace et le
temps. C'est là que "le passé inconscient
résonne dans la relation présente". "Dans
le temps actuel se répète en filigrane quelque
chose d'une relation d'un temps passé"(16).
L'image inconsciente du corps diffère
du "schéma corporel".
"Le schéma corporel réfère
le corps actuel dans l'espace à l'expérience immédiate.
Il peut être indépendant du langage entendu comme
histoire relationnelle du sujet aux autres."
"L'image du corps réfère le sujet du désir
à son jouir, médiatisé par le langage mémorisé
de la communication entre sujets. Elle peut se rendre indépendante
du schéma corporel. Elle s'y articule par le narcissisme,
originé dans la charnalisation du sujet à la conception."(17)
Karin Trystram parle du "trépied
: sujet, relation, désir". L'inconscient que
dévoile progressivement une psychanalyse se révèle
dans ces trois dimensions(18). "La psychanalyse amène le sujet
à déployer son désir dans sa relation à
l'autre." Cela rejoint ce qu'affirmait Dolto : "l'image
du corps est du côté du désir, elle n'est
pas à référer au seul besoin" et
"l'éthique, c'est l'évolution".
Le psychanalyste est au service du sujet et non d'une morale.
Il dénonce toute forme d'hypocrisie et de consensus pour
soutenir l'émergence du sujet et sa liberté créative.
"L'éthique de l'humain,
au fur et à mesure de son développement, l'amène
à s'identifier à tous les êtres de la création.
L'éthique n'est pas la morale. La morale est un code de
comportement ; l'éthique, elle, soutient une intention
dans sa visée, elle est le désir et le sens qui
en découle. La morale provient des pulsions. L'éthique
est affaire de sujet, la morale est affaire de moi. Le sujet
se fonde sur le symbolique, tandis que le moi est dans l'imaginaire."(19)
La symbolisation facilitée
Les images utilisées en psychanalyse
sont identiques à des séquences de rêve.
Elles contiennent la même force poétique. Elles
détiennent les mêmes énergies de métamorphose.
Il s'agit d'images vivantes, ouvertes et fluides ; des images
en mouvement, riches de sens et de potentialités(20).
Le papillon blanc
Cet exemple s'appuie sur les sensations
et les images qui peuvent émerger chez un enfant qui parle
de sa place au sein de sa famille. "Je suis un papillon
épinglé au mur. Un papillon tout blanc sur un mur
blanc. J'imagine que mes parents sont des petites souris. Ils
viennent me ronger les ailes. Je suis paralysé, ça
fait peur."
L'enfant se perçoit comme un objet
de décoration. Invisible parmi le décor familial.
Il n'existe pas. Tout est blanc : l'enfant a perdu contact avec
lui-même et avec l'environnement humain(21). La blancheur
du mur évoque un état d'isolement, un univers concentrationnaire.
Il n'y a plus de relief : ni sensation, ni sens. Les parents
viennent "grignoter" les forces vives de l'enfant,
sa confiance et ses capacités d'autonomie : ses possibilités
d'envol.
Le baigneur aux yeux vivants
Irène est une femme d'une trentaine
d'années. Elle vient consulter pour des difficultés
à concevoir et porter un enfant. Après plusieurs
semaines, lors d'une séance, la psychanalyste informe
sa patiente qu'au moment où elle lui parle, elle a l'image
d'une petite fille sanglotant, recroquevillée dans le
coin d'une pièce. Irène est très émue.
Elle sent son corps se rigidifier. Elle parle d'un "grand
vide intérieur". Son corps est "creux".
Elle se ressent comme "un baigneur en celluloïd".
Seuls ses yeux sont mobiles. Son cou est raide, ainsi que tout
le reste du corps. Cette prise de conscience est horriblement
douloureuse. "Je ressens une douleur physique incroyable",
dit-elle.
Le corps témoigne par une grande
douleur physique de la douleur psychique, ici liée à
la conscience d'avoir été manipulée comme
une poupée. Dans certaines familles, le devenir du sujet
est confondu avec les rituels et la production d'objets. Les
codes institués sont insensés. Enfant, Irène
ne comprenait pas les règles de sa famille. Elle se sentait
assimilée à l'enfant-instrument de sa mère,
qui " joue à la poupée " avec elle. Sa
mère n'était pas en relation avec elle. Les "
yeux vivants " d'Irène, réduite au "
baigneur de sa maman ", expriment la conscience aux aguets
pour maintenir son humanité. Une vigilance de tous les
instants était nécessaire pour ne pas se sentir
disparaître.
Le tombeau à ciel ouvert
Henri est un homme d'une quarantaine
d'années. Au cours de sa psychanalyse, il se remémore
les attouchements sexuels répétés de son
frère aîné, lorsqu'il était enfant.
Un jour, le psychanalyste lui parle d'une sensation d'engourdissement,
de froid et d'immobilisme, qu'il ressent quand le patient évoque
sa peur des contacts avec ses propres enfants. Une image s'impose
alors à Henri, accompagnée de fortes sensations.
Il se sent "prisonnier dans un tombeau ouvert".
"Il fait nuit. Le ciel est au-dessus de moi. Je vois les
étoiles. Je suis inerte... Henri dit "je suis
damné pour l'éternité". Il ne peut
pas bouger : "je suis comme un vampire, j'ai été
contaminé ; si je bouge, je contaminerai les autres".
Henri exprime la terreur de l'enfermement. Il se sent condamné
à ne plus faire le moindre mouvement, sous peine de (re)vivre
une catastrophe
Ces images expriment la complexité
douloureuse de l'identification à l'agresseur et à
l'agression. Il s'agit d'un écartèlement entre
deux pôles opposés. D'une part, Henri se sent profané.
Il croit qu'il n'appartient plus au monde des humains. Il est
immensément triste de se trouver "indigne".
D'autre part, Henri se sait "contaminé". L'agression
a brisé l'accès à la pensée. L'agresseur
s'est logé en lui, s'est mêlé à son
identité. Il a peur de reproduire ce qu'il sait être
meurtrier. Il craint de devenir profanateur. Entre ces deux pôles
se trouve un nud virulent, qui brûle comme de l'acide.
C'est le lieu d'une tourmente intérieure : le sentiment
d'être "damné".
L'enveloppement
J'ai évoqué les capacités
de contenance de l'image. Parfois, l'univers du rêve et
de l'imagination, ce nid immatériel constitué par
les modalités pratiques d'une psychanalyse, ne suffit
pas. Balint, Winnicott, Anzieu et d'autres, témoignent
à de nombreuses reprises des nécessaires régressions
d'un(e) patient(e). L'adulte ou l'adolescent "revivent"
les moments anciens (souvent la petite enfance) où les
événements ont été trop difficiles
à se représenter et à symboliser. Le psychanalyste,
ou l'un des parents, va alors assurer un rôle "contenant",
un "enveloppement", pour que l'enfant - d'aujourd'hui
ou d'hier - puisse traverser l'épreuve en y survivant
. En élaborant ce qui lui arrive - ce qu'il avait subit
dans le passé sans pouvoir y prendre part -, le sujet
est de nouveau présent. Il peut grandir, continuer sa
croissance humaine.
L'idée est venue de réaliser
un enveloppement matériel et corporel pour aider certains
personnes qui souffraient d'un fort manque de "contenance"(23). Si
je préfère le terme "enveloppement humide"(24), l'appellation
habituelle est "packing". Voici ce dont témoigne
Gérard Joncoux(26):
"Notre dispositif de travail
s'est progressivement élaboré à partir de
la conduite, à plusieurs, de stages de formation au packing,
de réflexion et d'écrits, en particulier ceux de
Roger Gentis (Le corps sans qualité et textes internes
à l'Autre scène)(27).
Au dispositif classique du pack proposant aux packeurs d'occuper
trois places autour de l'enveloppé - l'une à la
tête, l'autre aux pieds, la troisième un peu à
l'écart correspondant à celle de scribe ou de secrétaire
-, nous avons ajouté une place dite de référent.
Après l'avoir occupée quelque temps, je l'ai désignée
comme place du "tiers externe", en rapport avec le
" tiers interne " représenté selon moi
par le secrétaire. Quelque soit l'appellation, il s'agit
de laisser la place à une fonction analytique d'écoute
et d'attention flottante, séparée de la fonction
d'animation proprement dite.
[
] Remettant à l'honneur la dénomination
de thérapeute, en tant qu'il a la charge de substituer
le discours analytique au discours tyrannique ou totalitaire,
Françoise Davoine rappelle qu'en ancien grec "therapon"
signifie le second au combat.
Nous traversons, en effet, dans de tels moments [de régression],
un monde catastrophique où l'imaginaire n'est pas constitué,
et dont le sujet est banni.
[
] Une attitude revient fréquemment chez la personne
enveloppée. Elle consiste en une immobilité et
une inexpressivité, bien explicables au début,
du fait des draps serrés autour du corps (exception faite
de la tête) et au saisissement par le froid et l'humidité.
Par leur fixité et surtout leur durée, elles prennent
ensuite l'allure d'états proches de situations extrêmes."
Les témoignages confirment ce constat : "je me
sentais comme un soldat", "j'aurais aimé sentir
plus d'appui sous mes pieds", "j'avais l'impression
d'être un tronc flottant qui se laissait emporter doucement
par le courant", etc(27). La mise en
paroles et l'échange, après l'expérience
de l'enveloppement, permettent d'élaborer l'expérience
de régression : de la faire sienne, de la "comprendre",
au sens premier du mot. Le sujet est présent. Les témoins
accompagnateurs de l'expérience ont favorisé cette
symbolisation.
Nous voyons là encore comment
le recours à l'expression des sensations, à travers
des images du corps, soutient les mouvements de la pensée
et les retrouvailles avec soi
Avec l'aide des images du corps, la psychanalyse
permet de remettre la pensée en mouvement(28). Le
psychanalyste accompagne la personne à travers ses douleurs.
Il est le témoin vivant et humain de l'histoire de l'analysant.
Il rappelle à chaque instant au patient là où
il est demeuré vivant. L'alliance entre l'analyste et
l'analysant est le fondement de l'éthique : coopérer
dans l'émergence de la pensée pour chercher, puis
favoriser, l'accès à la vie et au désir.
Saverio Tomasella
Mars 2004
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