Ils ont vu, et leur regard, définitivement,
a été modifié. Le cours de leur vie, fleuve
sortant de son lit sous la violence d'un séisme, ne retrouvera
plus les vallées d'autrefois. Un instant qui courbe l'histoire.
Jamais plus. Désormais. La nouveauté. Le radicalement
autre. Éblouissement d'un soleil insupportable ou bien
vertige au bord d'un abîme, Dieu, la mort. Brusquerie d'un
commencement qui réduit le passé à l'inconsistance
d'un tas de broutilles. Les traits épars de l'avenir prennent
leur place, limaille sous l'effet d'un formidable aimant. Une
route qui redresse les courbes et les détours, des échos
se répondent parmi les accidents et les monstres, une
harmonie des aspérités. Le sens parcourt la diversité
naguère insignifiante. Pascal : joie, pleurs de joie,
et plus tard, tout accepté jusqu'à l'eau bénite.
Maître Eckhart créant le monde, pas seulement avec
Dieu, mais ainsi que Dieu lui-même. Jean de la Croix: miens
sont les cieux, mienne la terre. Plus rien qui échappe,
plus rien au-dehors, plus rien d'étranger ou d'étrange.
Les asperges trouvées sur le chemin à l'automne,
les murs infiniment lointains de la prison, la foule qui se presse
dans les solitudes.
Et s'il s'agissait plutôt de s'amuser
sur les bords, sur les crêtes, sur les confins, sur les
rebords pour dire que peut-être il y va de l'autre côté,
ou de l'autre versant, ou de l'autre rive, ou de la vue prise,
attrapée juste après le tournant, ou juste avant
lui parce qu'on s'est retourné, que l'on a jeté
un clin d'œil au-dessus de son épaule, un paysage qui
ne se reverra plus; les occasions sont si nombreuses, un temps,
un instant sans doute, pas même pour se souvenir, pour
le garder et l'empaqueter, pas non plus pour faire sa petite
provision d'images, de sens, de beautés et de tristesses,
comme s'il fallait prévenir la soif d'un autre jour, plutôt
pour l'envoyer par-dessus sa tête, pour le balancer comme
un noyau de pêche, quand on est fatigué de le croquer
ou de le sucer, parce qu'on n'a plus envie de s'y faire les dents.
Pourquoi serait-ce une expérience fondamentale, une expérience
décisive, un sommet atteint, une grande première,
une sans seconde, sans autre, unique, et pourquoi pas la plus
furtive, celle qui ne se reproduira pas, parce que jamais la
lumière ne sera tout à fait la même, parce
qu'il y avait ce jour-là un nuage qui voilait le soleil
de ce côté, un certain vert qui ne sera plus coloré
ainsi au pied de la falaise, ou un certain mauve du rocher parce
que la neige était encore proche.
C'est tous les jours
que les moments ne se retrouveront plus. Ce regard de peine ou
cette bouche de malice ou cet amour qui embrasse tout le corps
dans la pénombre et qui élargit la place pour le
fondre et s'y fondre, puis les contours qui résistent
et qui réveillent. Où avez-vous vu le définitif
et le plus jamais, sinon celui qui dévorerait de son feu
les multiples visages et les multiples faces ? Il n'y a de décision
que celle reprise à chaque aurore pour la déposer
à la nuit. Ce n'est même pas que tout passe, comme
si l'on pouvait adopter un point qui mépriserait la fuite,
un point à la vue tournante plus rapide que la lumière.
Un point fixe en somme, c'est cela que vous cherchez, que vous
voulez agripper pour vous y installer, même si c'est inconfortable.
Dans le mouvement, la chute et l'échec, réussir
à ne pas bouger, puisque le centre est partout. Ou bien
vous cherchez des rythmes et des nombres, vous voulez pouvoir
compter, et surtout ce qui vous intéresse, ce que vous
désirez avec obstination, c'est pouvoir recompter, toujours
et encore le même nombre, le même calcul connu par cœur. Cœur envahi d'amour, dites-vous, mais comment, puisque
vous n'êtes pas amoureux aujourd'hui, sans lendemain, puisque
vous n'acceptez pas de vous perdre dans ce qui se passe, puisque,
au lieu de conter ce qui coule moment après moment, vous
répétez l'unique, la vision, l'hyperclarté
qui doit suffire, le Sinaï de feux et de paroles, inusables,
toujours à tourner et retourner, un brillant qui raye
chaque chose sans jamais se rayer lui-même. C'est cela
dont vous rêvez, que vous dites tenir dans vos mains: enfin,
qu'il y ait un enfin qui soit un commencement absolu.
Ils disent qu'ils ont un message à transmettre et qu'il
faut se préparer à le recevoir. Jamais assez purs
pour entrer dans leur vision, la partager, faire le même
chemin, passer par les mêmes voies escarpées. Ils
veulent faire de tous des mêmes, parce que leur vision
est pour tous. Se faire happer par leur inspiration, se laisser
pousser par le souffle venu des lointains, être pris par
le courant, comme eux, avec eux, ne pas résister à
ces forces. Vers le haut. Plus solitaire est leur expérience,
et plus innombrables leurs disciples. Saint Bernard traversant
des bourgs, et les hommes se pressent pour le suivre sans savoir
où ils vont, ce qui pourra leur advenir, subjugués
par la voix, torrent de séduction qui coule depuis l'éternité
où se mêlent la neige et le soleil. Dix pieds de
glace sur cent pieds de lave. L'infini plaisir de croire en celui
qui a vu, dont la certitude est sans faille, qui ne laisse pas
le moindre espace, le plus petit interstice, le moindre défaut
où puisse s'introduire quelque doute. Plus de vacillement,
nulle flamme qui hésite, nul son qui vienne troubler l'harmonie.
La perfection. Comment ne pas se laisser emporter? C'est la négation
même dont ils sont venus à bout, s'installant pour
toujours dans le rien du monde, habitant le vide pour l'acclimater
et pour qu'il ne revienne pas ébranler à l'improviste
les murailles de la ville reconstruite. L'abîme comblé
par leur soin, la foule peut en parcourir les chemins.
Qu'est-il possible d'opposer? À
l'inobjectable on n'oppose rien. D'ailleurs comment opposer sans
certitude, et la seule qui se puisse être est qu'il n'y
en a pas d'assez forte, à moins de s'entraîner à
ne plus rien sentir, voir, toucher, à faire taire toutes
les questions, parce que l'espace et le temps sont abolis. J'ai
entendu le vacarme d'un village africain, bruit nécessaire,
la nuit durant, pour faire réapparaître la lune
éclipsée, nécessaire pour soutenir l'angoisse
de sa disparition. Elle est revenue éclairant d'européens
sourires. Vous qui avez fait des nuits le jour, vous rejoignez
les calculateurs qui ont voulu effacer l'insupportable incertitude
du retour de la lumière, dont les pleurs inconsolables
de l'enfant au crépuscule sont pour nous la dernière
trace. Si je ne suis pas assuré que le soleil se lèvera
encore, que tu m'aimeras demain, sans doute est-ce que je ne
puis accepter que cet amour prenne les traits d'un chien fidèle,
mais c'est surtout que je veux être prêt à
l'étonnement si jamais demain cet amour commence. Pour
un jour encore, pas pour toujours, pas à jamais. Ce ne
serait là que les mots de la stérilité et
de la mort.
Si je décide, c'est pour la forêt.
Je ne peux plus laisser la futaie proliférer à
sa guise, son exubérance risque bientôt de devenir
ma prison. Mais pourquoi préférer le chêne
au sycomore, le feuillu au résineux, car tout peut pousser
sur ma terre ? Sur quoi miser et pourquoi serait-ce à
vingt ans et non pas à cinquante ? Tous les choix sont
bons et mauvais C'est selon. Excellents aujourd'hui, mais peut-être
désastreux plus tard, ou insipides maintenant, précieux
par la suite. Comment savoir ? Petites décisions, limitées,
infimes, et cependant audacieuses parce qu'elles engagent des
générations; critiquables, car elles ne sont corrigibles
qu'à long terme. Je ne vois que peu loin et de proche
en proche, l'épaisseur et l'obscurité peuvent reprendre.
La clairière n'est que d'un instant, même si j'y
place déjà mon avenir et ma mort. Choix imperceptibles
au regard de la grande forêt qui fixe le sol et régit
les eaux. Choix graves, de toute façon, parce qu'ils pèseront
dans leurs conséquences. Légère inflexion
sur le cours du temps des arbres. Résistance imperturbable
de ces cercles concentriques qui marquent la suite des années.
Il n'y a que du partiel, du relatif, du régional; il n'y
a qu'un court savoir circonscrit.
Monstres que vous êtes avec vos ouragans absolus. Cavaliers
ravageurs qui avez fait de la grande forêt castillane la
terrible Meseta. Terre à blé sans doute, mais infiniment
monotone. Vous étiez croyants, mystique,
mathématiciens, splendides recréateurs du calcul
après des siècles de barbarie et de ténèbres,
mais quel désastre tout de même ! Vous l'avez eu
votre soleil, la lumière définitive, irrémédiable,
sans espoir d'une ombre, qui ronge et dévore tout ce qu'elle
touche. Je préfère la douce clarté des Abruzzes
au printemps, celle qui rend païen à jamais, qui
ne violente aucune chose, qui filtre assez pour donner l'illusion
qu'elle vient d'en bas, du sol même qu'elle réveille
doucement. Je déteste la brusquerie de vos évidences,
vos buts toujours impatients, votre perpétuelle étourderie,
car vous êtes perpétuellement ailleurs. Vous ne
vous soutenez que de l'ignorance de la complexité qui
vous entoure et des réductions par lesquelles vous contraignez.
Vous savez bien que tout discours est
incertain et que l'on ne sait jamais d'où et quand viendra
la révélation de cette incertitude, c'est pourquoi
vous avez voulu dès l'abord prendre en compte l'incertitude
radicale, de telle sorte que plus rien par la suite ne puisse
vous étonner. Quand on fait sa terre de l'abîme
et du néant, de l'absence ou du vide, la multitude de
nouvelles apparences ne saurait troubler. Chaque phrase est pour
vous du feu qui déchire le ciel et s'inscrit à
jamais. Et si c'était le long chemin du fleuve, imposé
par des dénivellations, les failles, les butées.
Il s'étend grâce aux ramifications opposées
de ses affluents, il est contraint de creuser son lit, de descendre
toujours davantage, il s'enfonce, forcé par les obstacles,
par ce qui lui résiste, par ce qui l'oblige à se
détourner, parfois à s'oublier en infinis méandres
pour trouver le meilleur angle d'attaque. Mais le succès
de son dire demeure provisoire. Il ne s'affirme que ce jour,
en ce lieu, et ne sait rien de la rencontre qui viendra s'opposer
à lui demain. II ne sait rien par avance, il n'a pas de
solution tous azimuts, il n'est pas croyant une fois pour toutes,
et en chaque point de la même façon. Ici la glaise
à imprégner et le sable où se perdre, là
effeuiller le schiste et contourner le granit. Chaque liaison
de mots, pour tenir, doit se charger de la plus extrême
patience, autrement, sous la poussée des contradictions
qu'elle recèle, elle se briserait et ne serait plus que
des morceaux épars.
Triomphe des petites choses, impossibilité
de proposer des valeurs définitives, incapacité
de lever le cou plus haut que la tête, fin des prétentions,
cheminement lent des sabots sillon après sillon. Nul temps
que l'on puisse réduire, allonger ou abolir. L'énoncé
le moins lapidaire. Parcourir. La faim, l'envie, la passion,
l'amour, les forces qui viennent d'en bas. Nulle croyance générale,
quelques expériences fortuites, des rêves entretenus
comme rêves parce que c'est mon plaisir, et autant de cauchemars
qui suscitent le besoin de se battre. Sortir de la prison et
des pièges, venir à bout du filet qui me recouvre,
heure par heure, jour après jour.
Votre édifice est sans autre fondement que la cécité
engendrée par la trop grande clarté du rien. Vous
chantez l'extrémité et l'absence, et que tout est
cendre et déchet. Vous adorez l'horreur qui vous fascine
et vous recouvrez tout cela du grand mot de vérité.
Ainsi vous liez les mains et les têtes, vous n'avez de
cesse qu'ils s'autodétruisent dans la passion du mépris,
de l'abandon, de l'infinie négligence de toutes les formes
de vie. Plus loin, plus large, plus profond et plus vaste doit
aller le désert, la brûlure consumante de toutes
choses. Au-delà, au-delà; que chaque forme se réduise
au brouillard qui s'évanouit, à un nuage éloigné
par le vent. Vous dites: clarté, transparence, éclat.
Mais vous ne vous rendez pas compte que vous épaississez
les ténèbres tout autour de vous, que votre lumière
n'est qu'une victoire à la Pyrrhus, qu'elle est seulement
le refus aveugle de considérer la nuit alentour, celle
qui serait capable de reposer vos yeux et de leur faire découvrir,
d'abord dans la pénombre, tant de figures ignorées.
Vous ne connaissez que ce que vous pouvez broyer entre vos mains,
jamais ce qu'il faut doucement approcher, effleurer, caresser, reconnaître main
à main, doigt à doigt, point par point. Vous abolissez
sans même le savoir toute possibilité de découverte,
d'invention, de renouvellement. Tout est donné pour vous,
puisque déjà tout est détruit. II n'y a
plus rien qui pousse et qui serait susceptible de renverser votre
vérité sinistre, votre désabusement devenu
le principe premier de l'univers. Ceux qui ne se laissent pas
séduire par votre terre dévastée, qui ne
se précipitent pas dans l'incendie que vous avez allumé,
qui ne marchent pas enthousiastes, inspirés, ravis, vers
le cimetière grandiose que vous leur offrez, vous les
traitez de pleutres et de divertis, de gens qui ne savent rien
de la flamme et de l'eau, parce qu'ils ne se préparent
pas dans l'allégresse à être consumés
ou engloutis. Nous n'avons pas la prétention d'avoir atteint la lumière,
peut-être même aucune lumière, car il nous
arrive de voir la nuit et le jour échanger leurs qualités,
et se donner l'une pour l'autre. La sottise d'hier est l'intelligence
d'aujourd'hui, et rien ne fertilise le sol comme les déchets.
Avec votre éclatante pureté vous êtes les
précurseurs ou les derniers soutiens d'une civilisation
que hante le besoin de propreté, qui fait de l'exclusion,
de la partition, de la ségrégation l'indispensable
moyen de survie. Nous aimons le mélange des idées,
des genres, des races. Le bien est aussi du côté
du mal, la vulgarité source de beauté, le plus
commun capable de l'unique. La certitude d'être aveugle
et de ne même pas savoir en quoi et comment rend nécessaire
la recherche et oblige à l'invention.
Construction incertaine dans l'obscurité,
hypothèse fragile cernée par l'ignorance, dentelle
pour fixer la boue, nous n'avons aucune peine à accepter
que la vérité ressemble à une adéquation
provisoire que l'on se donne, un prisme qui modifie assez le
réel pour le rendre conforme à nos désirs
et nous permettre de nous y reposer un instant avant de laisser
à nouveau le reste, l'exclu, l'abandonné nous investir
et nous contraindre à d'autres découvertes. Et
si notre image se trouble sous l'effet de l'ouverture de notre
bêtise, et qu'il faille laisser venir autre chose qui nous
effraie d'abord, nous admettons que ce ne soit pas plus à
la fin que pour assurer une nouvelle image et rendre plus ferme
le narcisse que nous resterons. Pourquoi voulez-vous déchirer
les vêtements qui nous protègent, arracher les cils
qui tamisent votre lumière et réduire à
néant nos constructions imaginaires ? Elles nous rendent
sensibles aux nuances des tons, aux gammes des camaïeux,
à l'infinie variation des intensités. Il n'y a
que des vérités multiples, passagères, remplies
de mensonges qui nous plaisent aujourd'hui et qui se dissiperont
peut-être demain parce que la terre aura tourné.
Laissez-nous un espace pour rire et danser,
laissez-nous gambader n'importe où et nous perdre, trébucher
sur un tronc coupé et tomber notre long, nous tromper,
pas une fois, mais dix, mais cent, refaire les mêmes erreurs,
sans profit, sans regret, parce que les illusions nous amusent.
Tout ce que nous connaissons n'est qu'un crachat sur la mer.
L'énorme masse liquide nous entoure et nous fait faire
ce que nous ne voudrions pas, à notre insu. Ou bien c'est
la même machine secrète, qui se présente
à nous sous des visages toujours inattendus et qui nous manœuvre pour nous faire trouver tôt ou tard les mêmes
ornières. On peut en pleurer de rage, si l'on s'obstine
à vouloir jouer au maître qui domine, au voyant
aveugle qui surplombe l'univers et ses remous, on peut aussi
en rire et sauter çà et là comme sur les
pierres d'un torrent que l'on traverse et ne pas trop s'émouvoir
de glisser encore une fois. À quoi bon surimposer un sens
et un but, comme s'il n'y en avait pas une multitude et qui changent,
mais que nous ne connaissons que parce que nous nous persuadons
de les connaître. Pas plus que les fleuves qui vont pourtant
quelque part, nous ne soupçonnons ce qui adviendra, et
ce peut être la plus grande banalité, le plus commun
oubli. Rire de nos certitudes, rire de nos croyances, de nos
amours et plus encore de nos haines les mieux chevillées.
Il n'y a rien qui ne puisse devenir autre ou moindre, ou qui
ne sache disparaître sans même un signe. Rien n'est
plus durable que les odeurs furtives qui montent de la terre,
celle de l'herbe coupée, celle de la pluie qui s'achève,
celle des feuilles froissées dans les mains, celles qui
s'entrecroisent dans les chemins où l'on court.