Attendre, tendre
Patience entrevue: accueil de l'étrange ?
Saverio Tomasella
"Il
appartient au jugement qu'un parent porte sur les plaisirs de
l'enfant de pouvoir lui en retirer le bénéfice
narcissique. Parfois c'est l'enfant lui-même qui est l'objet
d'une dévalorisation de son parent. Cette dévalorisation
peut être communiquée de multiples façons.
[
] La dépendance dans laquelle l'enfant se trouve
vis-à-vis de ce parent, le conduit alors à se sentir
nul ou mauvais."
Serge Tisseron
Au-delà des impatiences du psychanalyste
- et des impatiences de celui que l'on appelle "patient"
- se creuse, se quête une présence réelle,
disponibilité à ce que l'autre parle, à
ce que l'autre soit
L'impatience pourrait bien être, au fond, une tension résolutive
; un mouvement qui presse, qui bouscule, qui transforme les énergies
en présence. C'est à l'issue de cette mise en jeu,
ou de cette mise en scène, silencieuse, parlée,
voire agie par l'analysant, qu'un éclairage nouveau peut
parfois advenir, qui apporte une possibilité d'interprétation
des forces inconscientes à l'uvre dans la relation
analytique.
Accepter les impatiences de part et d'autre
de l'inter-transfert semblerait chose nécessaire à
la psychanalyse et à ses avancées. Après
les tensions de l'impatience, le retour de l'apaisement, du calme,
initie de nouvelles formes de patience ; accueil, silence, ouverture
de l'écoute débarrassée de l'inutile : entendre
les mots au-delà du silence ; entendre les traces du silence
au-delà des mots.
Par l'accueil de l'autre en voie de paroles
qui vient se confier, éclairer sa vie, dire son existence,
son histoire, sa douleur, ses deuils, ses silences, cet autre
accueilli peut, un jour, à son tour, oser l'accueil de
soi-même. Défaire les passions sacrificielles, les
fixités du déjà su, les poses forcées,
les injonctions admises. Rejoindre son ineffable. Peu à
peu, trouver son corps, son désir, le réel de sa
vie
"Écouter loin et large. Être présent.
Ne rien savoir." dit Marie-Claude Defores, pour résumer
la position du psychanalyste à chaque séance.
Lors de l'analyse dont il va être
question, il aura fallu traverser beaucoup d'impatiences pour
découvrir un jour, au cours d'une séance particulièrement
riche et douloureuse, ce qui allait permettre à l'analysant
d'ouvrir l'horizon de sa vie et de sortir du tombeau.
Fabrice a 27 ans quand je le
vois pour la première fois. Nerveux, pâle, maigre,
le regard fuyant. Timide. Il dit être très seul,
mal dans sa peau. Il semble atone, mélancolique, sans
énergie vitale. Il a très peu d'intérêt
pour la vie. Il change très souvent de travail. C'est
un jeune homme qui paraît blessé, épuisé,
perpétuellement en recherche de réconfort, de réassurance,
sans oser en faire la demande. Très accablé et
avec une douleur contenue. Il est extrêmement fataliste.
Après une première
analyse de presque cinq ans, Fabrice vient me consulter parce
qu'il n'arrivait plus à parler à son ancien psychanalyste
durant les séances. Il sentait (il lui semblait) que son
analyste avait terriblement peur de lui, ce qui avait fini par
le faire paniquer et partir.
Je lui propose de commencer
l'analyse assis, en vis à vis. Fabrice vient trois fois
par semaine. Au début de la cure, quelques séances
supplémentaires étaient parfois nécessaires
dans les moments de grande confusion ou de fortes angoisses.
Après quelques mois, où il a beaucoup été
question de suicide, d'un violent sentiment de vide intérieur,
d'une incessante impression de passer à côté
de sa vie, allant mieux, Fabrice accepte de poursuivre son analyse
allongé.
Un jour, il arrive très
fatigué, un peu "ailleurs". Après un
long silence, il commence à parler, de façon hachée.
- J'ai l'impression que nous sommes trois en moi
Qu'il
y en a trois qui se disputent la place. Ils vont, ils viennent,
ce n'est jamais le même. (Silence). Ici, je ne suis jamais
pareil, ça change à chaque fois
Vous êtes
ceux que je ne suis pas. (Long silence). En ce moment, je ne
sais même pas qui je suis. (Silence). Ce matin, en me réveillant,
j'ai pensé à ça, parce que je n'étais
pas le même qu'en m'endormant. Dans la nuit, je m'étais
réveillé, j'étais encore un autre
(Silence) ce n'est pas si simple. C'est comme s'ils étaient
liés ensemble
-
Oui ?
- Ils ont besoin d'être ensemble, ils ne peuvent pas être
séparés. Pour vivre, il faut qu'ils soient unis
qu'ils soient tous ensemble pour être bien. Ce n'est pas
possible de vivre sinon
(Silence)
- Peut-être que l'un a plus besoin des autres ?
- (Silence) Il les tient serrés contre lui
jusqu'à
les étouffer. (Silence ; il respire difficilement). Il
les mange. Je vois ses dents qui les dévorent
Parfois
il est très loin, puis il revient tout près et
sa main serre leurs bras, très fort. Il prend leurs têtes,
il les cogne l'une contre l'autre et elles éclatent. (Silence)
Ils sont par terre et il les piétine. (Long silence) Je
comprends plus. J'ai la tête qui tourne
-
- (Silence) J'ai peur de ne pas pouvoir.
- (Silence) De ne pas pouvoir ?
- De ne pas pouvoir faire face
- (Long silence) Comment est celui qui a peur ?
- " Petit, tout petit
(Le patient se met à
pleurer) Il cherche à s'échapper, mais la main
le retient toujours. (Silence) Il se cogne aux deux autres. Ils
se le renvoient, ils le poussent. Lui, il tombe par terre. (Long
silence). Il veut disparaître
- Il est fatigué ?
- Epuisé, il est épuisé
(Long silence
; le patient pleure). [
]
- C'est trop dur pour lui, il n'en peut plus
- (Désespéré) Non, non il ne veut plus vivre
tout ça ! (Silence) Il veut mourir, disparaître,
ne plus exister, ne plus être là...
- Ne plus être là
- (Le patient soupire, puis reste silencieux.)
-
s'échapper ?
- (Les pleurs redoublent) Oui, oui, partir loin, loin. Très
loin. Ne plus les voir
(Long silence)
- Que ces fantômes vous laissent un peu tranquille
- Oui, pour vivre, pour vivre enfin. (Silence).
- Exister par vous-même
pour vous-même.
(Le patient pousse un très long soupir. Il pleure. Il
reste silencieux. J'attends, puis je lui signale doucement la
fin de la séance. Il reste un long moment sans rien dire,
puis il s'assoit, la tête dans les mains, attend encore
un instant, essuie ses larmes et se retourne vers moi, le regard
éclairé, le visage détendu. Je sens une
forte présence. C'est la première fois depuis le
début de la cure que je vois son "vrai" visage.)
- Aujourd'hui j'ai fait la connaissance d'un petit garçon
du petit garçon que vous avez été. Il a
beaucoup souffert, beaucoup, mais il est bien vivant !
(Il me regarde, sans encore y croire, et ose le premier sourire
de sa cure.)
Au fil des mois (sa deuxième
analyse a duré presque quatre ans, à raison de
trois, puis deux séances par semaine), Fabrice pourra
peu à peu exprimer sa difficulté, passagère
mais répétitive, à venir au rendez-vous,
à être là en analyse, à se sentir
dépendant de quelqu'un, sa peur de l'abandon qui organise
(et empêche) toute sa vie avec les autres, sa honte et
son sentiment d'indignité de n'avoir pas été
"comme il faut" pour être aimé de ses
parents. Plus tard, il prendra conscience d'un conflit, très
tôt internalisé, du trio indissociable qu'il constituait
avec ses parents, trio magique, "maléfique",
qui lui "interdisait" de prendre sa place et d'être
lui-même. Son père, alcoolique, parfois autoritaire
et violent, les frappait sa mère et lui. Parfois, au contraire,
ce père était inexistant, absent, complètement
indifférent à tout. Un père vécu
comme omniprésent, même quand il s'éclipsait,
tour à tour dévorant ou étouffant. Sa mère,
quant à elle, douloureusement possessive et soumise à
son mari, avait ce fils unique comme seul rempart et "seule
personne à aimer" et de qui "être aimée",
il était sa "seule raison de vivre", l'enfermant
et le soumettant constamment à de sordides chantages.
A la fin de son voyage, Fabrice paraissait
bien dans son corps, franc et sûr de lui, le regard détendu
et mobile, la voix agréable, modulée. Les associations
libres affleuraient facilement, avec souplesse et fluidité,
ponctuées de ces silences habités qui expriment
l'ouverture à l'inconscient. Il se disait heureux de vivre.
Il partageait sa vie avec une jeune femme. Ils attendaient un
enfant. Après une longue période de changements
fréquents de travail, "instabilité" qui
ne le faisait plus souffrir, il avait réorienté
sa vie professionnelle de façon personnelle avec beaucoup
d'énergie et faisait un métier qui l'épanouissait.
Il jouait au foot le samedi avec un groupe d'amis et avait choisi
d'être bénévole dans une association humanitaire.
Il n'est jamais possible de prétendre
qu'une psychanalyse soit terminée, qu'une patiente ou
un patient soit guéri(e) - de quoi d'ailleurs, au fond? Lui ou elle, seuls, le savent
Lacan ne disait-il pas
que lorsque le patient affirme qu'il va bien et qu'il souhaite
arrêter son analyse, l'analyste doit le laisser partir
? Faut-il qu'une cure pour prendre fin aille jusqu'à son
"terme", est-il si important d'être "guéri",
ou la guérison, entendue par exemple comme normalisation
sociale, n'est-elle qu'un pis-aller face au goût et à
la joie de vivre ? L'analysant n'est-il pas le seul à
pouvoir décider du jour où il fait le grand saut
pour vivre pleinement sa vie, sans l'étayage, la référence
ou la simple présence du psychanalyste, du jour où,
autonome, il laissera les fruits de l'analyse librement féconder
sa vie ? L'horizon que Freud proposait paraît souvent être,
pour chacun(e) à sa façon, particulièrement
pertinent : pouvoir aimer et travailler
De son côté, Masud Khan
affirmait : "Aucun patient n'est susceptible d'être
parfaitement connu - pas plus de lui-même que de l'analyste.
La préservation de cette part secrète est peut-être
quelque chose que nous ne devrions jamais enfreindre dans notre
clinique. Que le patient devienne capable de faire passer "l'affrontement''
dans une vie créatrice d'expériences partagées
et qu'il y trouve une source de bien-être, voilà
- du moins en ce qui me concerne - l'idéal clinique à
atteindre."
Si la visée de la cure, pour Lacan,
était de laisser apparaître le "sujet-de-l'inconscient",
d'atteindre au "réel" du sujet, de libérer
le "parlêtre" de ses entraves sociales, historiques,
linguistiques et imaginaires, sans le conformer, en rien, à
quelque idéal analytique, ou même culturel, il nous
semble que l'effacement du psychanalyste, particulièrement
dans les derniers temps de la cure, effacement choisi, consenti,
en est un préalable. Combien alors, il est important qu'à
travers ses différentes "tranches" d'analyse,
le psychanalyste ait pu se débarrasser de toute forme
de narcissisme, pour ne pas en arriver à souhaiter, consciemment
ou non, que l'analysant(e) lui ressemble, le conforte dans ses
positions ou (le) réassure (de) son désir
saverio tomasella
décembre 2002
1. Serge Tisseron, "La Honte",
Dunod, 1992, page 70.
2. Nous empruntons cette expression à Joyce McDougall.
3. Mazud Khan, " L'emprise ", NRP, n° 24, Gallimard,
1981, page 49.

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