psychanalyse In situ


    Dans le cadre de la Commission programmatique ONG-UNESCO "SCIENCE ET ÉTHIQUE" (Groupe de Travail "bioéthique et génome humain) on m'a demandé de répondre à la question suivante, c'était en janvier 2000:

    Selon l'expression de Mme Noëlle Lenoir, "l'homme n'est pas qu'un animal programmé par ses gènes"; que pensez-vous de l'article 2 de la DUGHDH qui stipule que "chaque individu a droit au respect de sa dignité et de ses droits quelles que soient ses caractéristiques génétiques"? Qu'entendez-vous par dignité humaine? Le respect de la dignité humaine impose-t-il que l'homme soit reconnu en tant que sujet et ne saurait être traité en tant qu'objet par la science?

    Voilà l'introduction programmatique à une recherche.
Il n'y aura jamais de suite pour des raisons de désaccords politiques, le groupe de réflexion aurait été infiltré par des catholiques de l'Opus Dei selon des informations que l'on m'avait communiquées.

Science, Psychanalyse et Éthique


L'accueil d'un nouveau-né dans une société humaine est porté par des règles, des rites qui l'introduisent dans l'ordre culturel. Le nouveau-né prend ainsi place dans le corps social. Implicitement s'opèrent une reconnaissance et une identification humaine primordiales de celui qui vient au monde : quelqu'un existe.
Le nouveau-né est plus qu'un simple être vivant, un plus qui lui donne "une valeur intrinsèque" : une singularisation dans le monde du vivant, c'est-à-dire une dignité humaine primordiale qui est indissociable du devenir-sujet. Le nouveau-né est un être singulier, animé par le désir de vivre, d'exister, porté par un désir de Soi : processus continu de subjectivation qui fait l'humain, un devenir-sujet "infini", jamais acquis, car inscrit dans le temps. Toujours un "se faire-Soi" avec les autres en situation concrète : processus d'individuation de chaque être humain à l'opposé d'un processus d'objectivation.
La dignité humaine est, donc, une réalité première. On accueille le nouveau-né comme sujet à part entière.
Inscrit dans le lien social, il est l'héritier d'une histoire familiale, mais aussi d'une histoire collective devenant ainsi responsable de l'héritage de la civilisation et de sa transmission.

    L'accueil du nouveau-né est soutenu par le désir de donner vie à un autre être humain, et d'en soutenir la responsabilité. Et cela d'autant plus que le nouveau-né est dans une dépendance primordiale. Son droit d'exister, sa reconnaissance comme sujet reposent sur la "volonté éthique" d'autres humains.
L'accueil est une expérience éthique immédiate : une ouverture radicale à l'Altérité. Elle se fonde sur la reconnaissance d'autrui et de son désir de Soi. L'autre est un "je", digne d'humanité autant que je le suis.
On peut alors parler d'une disposition intentionnelle éthique "primitive", de l'ordre du sentiment immédiat.
Une éthique de l'humanité s'éprouve dans cette expérience radicale de l'Altérité. Elle transcende l'expérience finie, les conditions empiriques (barrières culturelles, croyances, conventions sociales, etc.) pour s'ouvrir sur l'infini du sujet.

    Ce sentiment éthique vécu lors de cette expérience est sans rapport avec un idéal de conduite, c'est-à-dire une orientation des actes de l'homme en fonction d'une loi morale. Il n'impose, donc, aucune norme, aucun devoir. Il ne garantit aucun droit pour l'autre. Ce qui fait que ce sentiment primitif à l'égard d'autrui peut basculer de la sympathie à l'antipathie (la violence).
Ce sentiment est indépendant à la fois d'un relativisme culturel, et d'un droit naturel. En ce sens, il se caractérise, paradoxalement, par :
- son universalité : accueillir la dignité humaine d'autrui de manière absolue, sans condition. Il n'est soumis à aucune considération empirique relative aux caractéristiques génétiques, raciales, culturelles, etc. Il est, par là, un point d'appui pour une universalisation de l'Éthique au niveau de l'humanité, au-delà de l'enracinement des sujets dans des situations historico-sociales et culturelles.
- sa singularité : dans le sens où il n'y a pas de sujet universel mais des sujets singuliers.
Ainsi ce sentiment éthique immédiat est affranchi des lois et des devoirs. Il n'impose aucune régulation des actes. Il est le plus proche et le plus voilé, occulté, refoulé, tant par ce qui relève de l'histoire individuelle, que par ce qui relève des situations historico-sociales et politiques.

    Cependant, ce sentiment éthique vécu nomme le Souverain Bien dans le nom donné au nouveau-né : la dignité humaine de quelqu'un et son devenir-sujet.
La dignité humaine est une vérité pour tous. L'éthique est, ainsi, une éthique de la vérité dont la visée essentielle est le processus, infini en droit, de subjectivation par rapport aux savoirs et pouvoirs établis - dimension de l'hétéronomie dont la tendance extrême est à l'objectivation du sujet singulier.
De ce fait, l'éthique porte un projet oeuvrant contre tout déni de l'Altérité constitutive de la dignité humaine, contre toute objectivation d'un Autre-humain, à savoir le dévalement du sujet en objet.

L'histoire des hommes montre que la dignité humaine peut se perdre, être trahie. On peut porter offense à ce Souverain Bien. Les pratiques technico-scientifiques, l'ordre des pouvoirs politiques, la logique économique peuvent mettre en souffrance le respect de la dignité humaine. L'individu devient, alors, objet possible d'instrumentalisations diverses, moyen et non fin. Au-delà de cette objectivation de l'individu, c'est la démocratie qui est visée.
D'où la nécessité de dispositifs institutionnels juridiques et politiques protégeant l'humain de certains effets de la réalité historico-sociale et politique. Puisqu'il peut être traité comme un objet par la science, trahi par les siens dans le respect de sa dignité humaine, jusqu'à la dépossession de Soi.

    Freud dans Malaise dans la civilisation nous dit que la civilisation en demande trop au sujet. Ce trop, qui peut le perdre dans le monde contemporain, s'identifie à l'ordre mondial des nécessités économiques, à la logique des pouvoirs, aux progrès de la technique et de la science.
Ce trop nomme le Mal en cette fin de siècle : "céder sur le sujet, sur le respect de la dignité humaine", en détournant une expression de J. Lacan.
"Céder sur le sujet", mène, insidieusement, à traiter l'autre comme objet et, dans sa forme extrême, jusqu'à la dépossession de Soi, à être exclu de son humanité et de l'humanité. L'homme est, alors, dépossédé de ce qui lui est le plus propre : la mémoire de Soi.
L'objectivation du sujet s'apparente à une figure de la mort. On lui retire la "vie-de-Soi". On le met dans un certain rapport à la "mort-de-Soi" : la souffrance, et la mise en souffrance.

    Quel est le coût humain (sans nier l'importance des recherches scientifiques pour l'humanité) de certaines pratiques technico-scientifiques?

    À quelles conditions vais-je continuer à devenir-sujet? Capable de penser, d'agir, d'aimer, capable de faire de la politique, de créer... dans la société.

    Dans ce court espace de temps entre la naissance et la mort, quel Bien vaut pour l'homme? Celui qui peut permettre d'accéder à la dignité humaine, soutient et restaure le sujet: ni souffrance, ni mise en souffrance de Soi.

    L'histoire d'une vie humaine, l'existence, est inscrite dans la temporalité, mais, aussi, dans le champ des possibles d'une situation historico-sociale. Une vie humaine est un processus continu, ouvert sur l'avenir, d'une multitude d'intégrations (psychologiques, culturelles et sociales) dans une unité subjective singulière et dynamique. Faire subsister le sujet, respecter son autonomie, son intégrité biologique, physique et psychique, sa liberté, son bonheur de vivre avec les autres dans un mutuel respect est devenu un problème politique, qui prend une envergure extrême, entre autres, en raison des progrès fulgurants de la science. L'homme est un sujet et digne d'être humain depuis la nuit des temps car il est né d'un homme et d'une femme - don de vie, perpétué d'une époque à l'autre, maillon dans la chaîne des civilisations. Fait incontournable qui impose le respect devant la vie. Roc sur lequel s'arrête toute juridiction à la recherche d'un fondement de l'impératif catégorique de notre fin de siècle et du troisième millénaire : l'homme n'est pas un objet, il existe.

Stefan Hassen Chedri

01/01/2000


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