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Crimes et déni

catherine podguszer

 

« L’énigme des sexes concilie, à tout prendre, les sages et les fous.»
André Breton

 

    Par l’accès à la parole l’être humain se «divise», une part de lui reste le siège de ses pulsions et l’autre se construit par ce qu’il peut ou pourra en dire.  Avec l’apprentissage au langage l’enfant va opérer le premier refoulement, s’éloignant ainsi  de ces perceptions et sensations, autrement dit de son savoir constituant. Par la traduction des ressentis que représente le langage, subsiste un reste, intraduisible. Comme dans toute traduction d’une langue étrangère à une autre. Ce qui ne peut être mis en mots va pourtant rester inscrit, dans le corps, par strates, et creuser en soi une enclave en partie inconsciente et spécifique  pour chacun.

    L’impuissance à dire relève de la  petite enfance alors que le déni, lui, est la conséquence  d’un refus inconscient lié aux multiples frustrations, auxquelles l’enfant doit faire face afin de se civiliser. Depuis sa naissance, puis tout au long de son développement afin d’arriver à devenir sujet de son existence et non un «objet» qui subi. Chaque étape de la croissance  humaine est une séparation à accomplir, en même temps qu’une souffrance à surmonter puis, dans le meilleur des cas, à intégrer.

    Freud(1) parlera de déni au moment de l’élaboration de son hypothèse sur la sexualité infantile et de son accès à la différence sexuelle notamment.  Selon le courant freudien puis lacanien, le déni est consécutif de la vue - et son refus concomitant - de la différence des sexes. Françoise Dolto(2) développe davantage cette question sous l’angle de la castration , ou plutôt « des » castrations  que sont les apprentissages (sevrage, premiers pas, éducation à la propreté, au langage… Une castration (ou limitation) intégrée, acceptée comme fondamentale pour évoluer, nécessite un accueil et un accompagnement soutenu de l’enfant par son environnement. Un enfant confronté précocement et sans mots aux difficultés qu’impose une famille perturbée peut en rester marqué douloureusement sa vie durant.

    La personne qui n’est pas encore devenue sujet fuit la castration,  c’est-à-dire les limitations qui la constituent. Elle « n’en veut rien savoir ». Le manque inhérent à tout désir est « dénié » ; il est compensé par du semblant ou par des satisfactions immédiates, à l’aide de substituts autodestructeurs en même temps qu’illusoires (alcool, drogue, excès ou privation de nourriture, actes sexuels démultipliés … ). Le déni devient une sorte de « point aveugle » en soi, une déchirure intérieure, ou clivage. Il est perpétré pour survivre à des traumatismes. La personne est immergée dans un état hors frontière, celui d’un chaos intérieur, de la folie ou psychose. La  personnalité se scinde en deux, et parfois même se multiplie. La personne devient une énigme à elle-même et aux autres qui sont, dans un même temps des doubles et des étrangers à fuir, à rejeter ou à condamner. Le déni semble la dernière trace tangible de cette «atomisation»(3) de la personne qui va se cantonner épisodiquement dans l’une ou dans l’autre partie d’elle-même, sans arriver à relier les morceaux d’elle épars, autrement qu’en les niant .

    Dénier une réalité consiste à faire « comme si », non pas par simple jeu enfantin mais pour contourner à son insu les lois éthiques et humaines. Cacher (se cacher) ou taire une réalité ou un sentiment devient parfois une ultime défense pour survivre à une douleur trop intense, enfouie, ou vécue comme « hors-norme ». Une souffrance niée,  non seulement par la personne mais parfois par sa famille et par les générations précédentes, peut se transmettre alors d’inconscients à inconscients.  Reste alors  une indicible sensation de mortification enfouie, plus fréquente au sein de familles ayant subi des  traumatismes de guerre par exemple ou des accidents graves (attentats, tortures, génocides, survivants de la Shoah). D’autres types de traumatismes peuvent être dissimulés par honte, comme par exemple  les maltraitances, les relations incestueuses. Pour protéger la famille ou les générations suivantes, et surtout pour se protéger, la famille choisit, consciemment ou non, de taire ou de travestir ces manquements aux lois humaines et civilisatrices. En étant ainsi complices à leur insu, ils  perpétuent un meurtre d’âme autant que de corps. Le déni est l’expression désavouée d’une réalité. Il désigne une intention inconsciente de faire l’impasse sur l’authenticité d’un évènement subi ou d’un message reçu. Le déni est du côté de celui ou de celle qui a subi alors que le désaveu signe l’envers de l’acte commis .

    La personne qui utilise le déni apparaît à la façon d’un  personnage qui s’impose l’obligation de porter un masque  ou un déguisement, afin de s’adapter à l’image supposée que les autres - ou « la société » -  attendrait d’elle. Son authenticité est niée  par le langage de son corps (regard, expression du visage, geste, démarche, vêtements…), pour tenter de s’adapter ou de se faire aimer. La personne dans le déni peut parvenir à se convaincre, ou à s’imaginer être au plus proche de sa réalité alors qu’elle ne fait que s’en éloigner, le plus souvent par aveuglement et méconnaissance de ce qui reste enfoui en elle. Pratiquer le déni est une manière de travestir la réalité jusqu’à la perdre de vue. La bienséance et la « bonne » éducation  favorisent l’hypocrisie et le mensonge qui recouvrent bien des relations dites  « humaines » . Tout en semblant être une nécessité, il s’agit  le plus souvent  d’une coupure intérieure.  La personne  est ainsi conduite à la perte de son sentiment d’existence réelle, en se maintenant dans la dépendance au regard de l’autre, des autres… La méprise règne alors avec une « mauvaise foi » qui ne trompe que soi-même.

Laetitia aimerait «fonder un foyer», mais elle n’arrive pas à formuler ses sentiments confus d’attirance et de rejet simultanés vis à vis des autres et des hommes en particulier. Elle est pourtant très émue par sa dernière rencontre : «C’était très agréable sur le moment, mais je n’arrive pas à savoir, et encore moins à sentir, s’il me plaît vraiment ou non… Peut-être n’est-ce pas le bon?»… En questionnant régulièrement ses réticences, qui lui semblent étrangères à elle-même, elle va construire une passerelle entre celle qui est manifestement attirée par cet homme et celle, ou plutôt ceux qui (le) refusent en elle: l’enfant (qu’elle a été et qu’elle est encore parfois), sa famille, sa culture…

    Le déni est un «Effort pour rendre l’autre fou»![2] Décider de mettre au jour ses souffrances en les nommant oblige à  une demande   humble de présence et d’écoute d’un (ou d’une) autre en mesure de pouvoir l’entendre, parfois même au delà des mots et des intentions conscientes. Un autre non complice de son vécu, avec lequel il sera nécessaire de formuler pour reconnaître ses propres impasses.  Ce voyage dans la nuit noire de l’insu de soi implique un acte de courage et d’éthique et une «parole vraie». En retour il restitue la mesure de ce qui a été tu, tué, en soi et au travers parfois de plusieurs générations.

 

catherine podguszer
juin 2006

 

notes:

(1) Sigmund Freud, «Le fétichisme» (1927), La vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.
(2) Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Seuil, Paris, 1984
(3) Sandor Ferenczi, Oeuvres complètes, Payot.

Voir aussi:

- Les enfants de survivants,   Nathalie Zajde, Odile Jacob, Paris, 1995.
-
Personne n’est parfait!   Catherine Podguszer, Saverio Tomasella, Paris 2005
- Notre corps ne ment jamais, Alice Miller, Flammarion, Paris, 2004.
- Family life , film britannique de Ken Loach, 1971.