psychanalyse In situ


Le Silence et le Nom

 

J’avais voulu initialement parler du nom propre, mais Anne Bourgain a insisté gentiment pour que je parle du silence. Je vous propose donc un compromis, après tout pas si douteux que cela.
Argument : la question du silence transfixie la pratique analytique et débouche sur un ciel vide, lieu d’un nom imprononçable.

Si j’avais voulu parler initialement du nom propre, c’est en raison des tourments auxquels s’est condamné un analysant, en tentant à partir de ce qu’il vit comme silence de non reconnaissance de la part de son père, de refuser son nom propre. Dès lors, son désir de faire reconnaître son travail de création se heurte à un obstacle que lui-même qualifie d’infernal. Car les noms de remplacement, les pseudos, tombaient les uns après les autres, si bien qu’il s’enfermait dans une situation d’échec. Pour faire reconnaître une carrière artistique qui contrevenait à sa tradition familiale, ni son nom ni les noms qu’il inventait ne pouvaient convenir.
Une des difficultés de la psychanalyse en pareil cas tient, bien sûr, en ce que le silence de l’analyste doit éviter d’être un simple redoublement du silence paternel afin qu’à la répétition se substitue un espoir de changement.
D’où la nécessité générale d’être en permanence attentif à la texture du silence de l’analysant comme de l’analyste dans ce parcours aléatoire ponctué d’une série de ratages structuraux. Le rôle de l’analyste dans ce parcours est de maintenir un écart maximum, tout à l’opposé de l’effusion narcissique d’un silence partagé.
Il est amusant à propos de ce parcours de relire un texte qui fait partie de notre folklore, que Lacan a évoqué dans « Fonction et champ de la parole et du langage » et qui est repris intégralement par Nasio dans son ouvrage sur le silence en psychanalyse.
Il s’agit d’un texte de Robert Fliess, fils de Wilhelm Fliess qui a contribué malgré lui à l’analyse de Freud. On aurait pu craindre que ce fils n’hérite d’une passion pour les rapports entre l’appendice nasal et les organes génitaux féminins ; eh bien pas tout à fait : il est devenu analyste de qualité, a fui le nazisme et a publié en 1949 aux USA cet article, « Silence and verbalization».
Il va curieusement tenter de rapprocher les orifices d’une autre manière, en évoquant les effets sur l’émission ou l’arrêt du langage du régime érogène régressif sur les modes oral, anal ou urétral.
Dans le silence érotique oral, le plus régressif, le sujet se live à sa pulsion d’ingestion et dans un transfert archaïque, il incorpore son analyste dans un silence parfois interminable intervenant sans motif apparent, sans signe de conflit ou de tension, comme si le patient s’était absenté physiquement.
Dans le silence érotique anal, le sujet se contracte et présente un état de tension et de conflit ; il laisse apparaître une lutte contre la résistance dans sa posture physique contractée « le processus excrétoire reporté sur la parole est cette fois de nature péristaltique, l’appareil de langage fonctionne sur le modèle du sphincter anal au moment de sa fermeture ».
Enfin dans le silence érotique urétral, le patient se laisse aller à ses réflexions sans tension apparente, comme s’il oubliait un moment la règle analytique qu’il reprendra sans difficulté. « Il manifeste de cette manière l’activité quasi volontaire et faiblement péristaltique de ce sphincter-là. »
Voilà donc une description bien réjouissante et en effet parlante cliniquement avec quelques réserves cependant : tout d’abord, que l’analyste n’est pas seulement un sémiologiste en position d’observation mais est impliqué dans son propre transfert et son propre silence ; ensuite que les stades d’évolution de la sexualité ne peuvent se définir que rétroactivement en termes de rencontre manquée.
En ce qui concerne le silence de l’analyste et son importance, on peut évoquer ce souvenir des débuts de M. Safouan dans la pratique alors qu’il était en contrôle avec Lacan. Safouan lui racontait une cure où il n’arrivait pas bien à se retrouver : « Je ne vois vraiment pas ce que j’apporte à ce patient », dit-il, et Lacan de lui répondre « Mais votre silence. »
A quoi sert ce silence ? Il va permettre le surgissement de diverses figures. Citons Lacan qui évoque « ces moments de silence dans le transfert qui représentent l’appréhension aiguë de la présence de l’Autre comme tel ». De cet espace tiers créé par le silence surgiront également diverses figures du côté du transfert paternel, de l’ambivalence de cette image, de la question de la mort du père, ou du père réel comme agent de la castration.
C’est là que le patient évoqué tout à l’heure tente de s’en tirer en refusant de faire reconnaître sa production sous le nom paternel, ce qui en fait aggrave le poids de sa dette. Ce paradoxe est bien celui du nom propre et en le refusant ce patient trahit combien il y tient. D’une certaine manière, il est totalement à l‘opposé de ces patients qui atterrissent à l’hôpital psychiatrique sans savoir qui ils sont, d’où ils viennent : ils ont oublié leur nom, leur adresse, leur origine, et ne paraissent pas s’en soucier ; grâce à cette amnésie d’identité, ils se sont momentanément et facticement allégés du poids de leur histoire singulière.
Cette opposition illustre bien ce qu’a apporté la psychanalyse en ce qui concerne le nom propre : le discours social habituel en est dupe, dans la mesure où il soutient la position paternelle : il faut être digne de son nom qui peut être lourd à porter, voire assigner une mission. C’est ici la position de notre patient qui s’y assujettit de façon surmoïque en le dénonçant, tout en étant incapable de s’en défaire, ce qui l’immobilise.
Il n’est pas possible ici de reprendre en détail le repérage tout différent qu’en fait Lacan dans le séminaire sur l’identification (10-1-62). Après avoir réfuté l’hypothèse du nom propre comme pure désignation ou comme pur son distinctif, il s’appuie sur la fonction de la lettre et de son effacement, le reste étant de l’ordre du trait unaire et de l’émergence de la fonction signifiante. Dès lors le nom, qui ne peut se traduire mais se translittere, fonctionne comme une place vide, comme un zéro, comme la marque d’une coupure.
L’espoir de sortie de son impasse pour le sujet que nous évoquons, et qui en tant que névrosé est un sans nom, serait qu’il puisse, accédant à la castration, se passer du père à condition de s’en servir.
Mais, pour en revenir au silence et à sa signification en fin de cure, on sait que la désupposition complexe du père est une limite difficilement atteignable. S’il y avait désupposition et chute de l’analyste comme déchet, liquidation complète du transfert, on en arriverait à une laïcisation complète de l’analyse, à un ciel radicalement vide et silencieux. Je n’ose m’aventurer à cette limite qui rejoint peut-être un dernier silence par rapport à un nom ultime, le nom de Dieu. Je laisse aux théologiens ce nom qui est le seul à ne pas avoir d’homonyme, et qui ne peut être qu’une suite de consonnes que l’on doit forcément supposer imprononçable.
J’arrête là de peur de me perdre et en guise de guide des égarés, je me raccrocherai à une boutade de Lacan : « Revenons à nos planètes ; pourquoi ne parlent-elles pas ? J’ai posé la question à un éminent philosophe ; elle ne lui a pas paru soulever beaucoup de difficulté. Il m’a répondu : « parce qu’elles n’ont pas de bouche. »

 

Jean DELAHOUSSE.

(extraits inédits de la Journée clinique du G.R.A.C.E, Amiens, 6 avril 2004)



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