Un
seul être déparle et tout est désarroi
Michèle
Ducornet
"... il peut
dans ce désordre extrême
épouser ce qu'il hait et perdre ce qu'il aime."
Racine, Andromaque
En guise d'introduction
Le désarroi, ce vieux mot qui fait retour, non pas tant
dans le langage courant mais dans ce qui nous vient des médias,
parlés ou écrits. On le rencontre dans les commentaires
tant des choses les plus futiles, que du sport, des choses politiques,
ou sociales, ou culturelles. Le désarroi, sans qu'une
valeur d'intensité particulière lui soit attachée,
s'entend actuellement partout et dans toute circonstance.
Les "désarrois" de l'élève Toerless
était une forme élaborée de la langue, une
recherche de l'énoncé, mais depuis quand cet énoncé
envahit-il la scène publique sans avoir encore réellement
contaminé le langage privé ?
Je ne sais pas, je n'ai pas fait de statistiques sérieuses.
Pourtant je ne peux m'empêcher de voir un lien au moins
dans le temps, avec la chute du mur de Berlin. Cet arrimage de
deux blocs qui paraissait d'un côté comme de l'autre
absolument immuable, statufié dans la froideur de l'éternité,
dont par définition la fin n'est pas pensable. Que la
guerre froide ne soit plus vraiment depuis un certain temps,
ni guerre ni froide, n'avait pas changé grand-chose à
l'affaire. Le communisme, la pauvreté et l'absence de
liberté d'un côté, la riche économie
libérale et la liberté de l'autre, deux aspects
de la réalité indiscutables, sans nuances, même
s'ils donnaient lieu à d'interminables gloses, à
quelques désarrois personnels, permettaient majoritairement
de penser le monde d'une façon binaire. Le monde tenait
son équilibre d'être coupé en deux.
Je ne suis pas en train de regretter cette explosion d'une réalité
insupportable bien que supportée, mais il faut bien dire
que les caractères des conséquences multiples,
localement comme de par le monde, ne sont pas à la mesure
de l'enthousiasme du moment de la chute !
Deux éléments évidents constitutifs d'une
même réalité se sont désarrimés
l'un de l'autre, c'est le moins qu'on puisse en dire ; le trouble
comme la confusion qui s'ensuivent s'étendent largement
au-delà des blocs jusque-là inséparables
dans leur séparation. Depuis, les chevaux courent dans
tous les sens, s'emballent, la carriole dévale, rebondit,
cahote de-ci delà, perd un essieu de temps en temps qui
va se ficher n'importe où en créant plus ou moins
de dégâts, de misère, de massacres, de mensonges.
Depuis la peur s'installe, la pensée s'arrête mais
d'horribles passages à l'acte se multiplient en tous sens.
Et pourtant, ce n'est pas directement à ces événements
que s'attribue publiquement le terme de désarroi alors
même que ce mot vient occuper le champ de la langue.
Fragments de l'état
de désarroi
Je suis démonté, décontenancé, déconcerté,
étourdi, surpris, interdit, confondu ou perturbé,
qu'importe, toujours c'est à moi que ça arrive
: je suis directement atteint par quelque chose dont le qualificatif
s'attribue à moi.
"Je suis en plein désarroi", certes je suis
atteint mais autrement, je suis en plein "dedans",
confondu.
Imaginez que vous êtes spectateur impuissant de ce court
instant :
Dans un silence jusque-là
tranquille passe un attelage que vous attendez, les chevaux galopent
entraînant derrière eux une carriole, tout est dans
l'ordre.
Tout à coup, sans que rien ne le laisse prévoir,
là, sous vos yeux, brusquement, la carriole se détache
en pleine course.
Deux éléments de réalité
liés dans une seule image et tout à coup ça
se décroche, ça ne marche plus comme avant et surtout
cette brusque et inattendue rupture d'anticipation implicite
disjoint le devenir de chacun des deux éléments.
Aucune maîtrise ne peut intervenir, ni sur l'un ou sur
l'autre, ni de l'un sur l'autre.
Les chevaux s'arrêtent
ou s'emballent, ensemble ou séparément, la carriole
s'arrête et reste sur place, elle poursuit son chemin mais
finit par s'arrêter ce qui n'était pas prévu,
où bien elle sort du chemin cahote de-ci delà et
finit par être arrêtée par un obstacle plus
ou moins brutalement. Dans son errance elle peut aussi dévaler
la pente, s'écraser, détruite, explosée,
hors d'usage. Les chevaux, eux, ont disparu.
C'est fini, plus aucun mouvement, le
silence se réinstalle, il est un peu étrange.
L'instant d'avant tout est en ordre, l'instant d'après
le monde a changé. Je ne parle pas d'un accident et
des affects qui pourraient lui être liés, mais de
l'image métaphorique de l'instant auquel apparaît
la disjonction des éléments d'une réalité
construite, de sa certitude brusquement devenue sans support.
L'instant auquel se présente le désarroi, ça
se désarrime aussi de la pensée même.
Dans un certain état des choses du monde, un trouble
est inopinément survenu, créateur de confusion.
Le temps a été si bref que ni la pensée
ni les affects n'ont pu s'y accrocher. Ce n'est pas, ou pas encore,
la simple colère plus ou moins adaptée, ni la paralysie
ou le sang froid anesthésié engendré par
la peur, ni l'angoisse.
Les affects s'absentent et la pensée qui fonctionnait
avec ces éléments-là joints ne peut dans
cet instant se faire pensée de leur disjonction même.
Qu'une solution de continuité intervienne dans la perception
du monde et le désarroi s'établit dans une sorte
d'atemporalité entre un avant et un après désarrimés
l'un de l'autre.
Souvent, assez rapidement, élaborations d'affects aussi
bien que de pensée concernant ce qui vient de se produire
peuvent permettre de recomposer une réalité construite
dans le temps et l'espace, intégrant au présent
les données nouvelles.
Ainsi, né d'une situation inconnue de soi l'état
de désarroi peut être tout à fait passager.
Mais il peut aussi ne pas trouver de résolution immédiate
et s'installer dans une certaine durée. Cet état
psychique de confusion insupportable peut alors emprunter plusieurs
voies vers la tentative de résolution.
- Ce peut être une forme de paralysie qui, en immobilisant
le temps, maintient l'illusion que ça n'est pas arrivé,
ou bien que c'est en train d'arriver mais telle une illusion
d'optique tout cela va revenir à la situation antérieure.
- Parfois c'est une série d'actes impérieux
qui s'installe et aurait pour fonction d'établir des
liaisons entre soi et le monde sans qu'il y ait pour autant
de lien repéré avec la disjonction à l'origine
du désarroi.(de l'engagement de transformations et de
rangements frénétiques de la maison à un
mariage brusquement décidé après la surprise
d'un échec, par exemple...).
- Sortir du trouble et de la confusion peut assujettir à
consolider la certitude de la réalité sous
de multiples formes jusqu'à l'enchaînement à
des connexions sans faille, (vérifications multiples,
rigidification de l'organisation du quotidien, des modes relationnels
etc.)
Le désarroi
est-il une catégorie connu ?
Pour ne pas rester dans la pure subjectivité induite par
le mot de désarroi, et avant de l'utiliser, je me suis
demandé si l'emploi du terme aboutissait à se servir
d'un mot actuel pour renommer une catégorie psychique
déjà connue ?
Si oui de quelle nature est la catégorie utilisée
?
Sinon qu'est-ce qui le différencie des autres catégories
que nous utilisons ?
Pour cela je vais tenter d'aller chercher du côté
de celles paraissant en être proches du fait d'une disjonction
dans la réalité, l'angoisse et le sentiment d'étrangeté.
L'Angoisse
Je ne parle évidemment pas là de l'angoisse face
à des situations contemporaines dramatiques dans lesquelles
le danger est bien de réalité.
L'angoisse qui se répète, qui taraude, qui inhibe
ou surexcite, apparaît comme la présence dans l'actuel
d'un danger qui, même s'il est prélevé dans
les choses du monde contemporain, est rappel d'un danger ancré
dans l'histoire de chacun qui vient comme se représenter.
Signal d'alarme et de défense, l'angoisse secrète
des symptômes divers indispensables à la soulager
un tant soi peu. Sans ces symptômes, elle envahirait totalement
la personne qui y est assujettie et ne permettrait rien d'autre
que son déploiement intrapsychique insupportable.
L'angoisse s'accroît d'une tension contradictoire permanente.
La nécessité de réagir avec force par des
symptômes qui la soulagent s'oppose à l'accès
aux réalités souhaitées du présent
de sa propre vie, interdit de fait par la place que peuvent prendre
ces symptômes.
Le désarroi survient lorsque par surprise, la réalité
des choses du monde se trouble, à l'image d'une disjonction
brutale rendant un instant au moins la réalité
incompréhensible avec les moyens utilisés jusque-là.
Il n'est pas retour d'un danger ou d'un traumatisme déjà
connus contre lesquels des symptômes s'imposeraient. Dans
le temps de son apparition, il génère un état
de confusion et d'impuissance.
Par contre, si aucun affect, aucune pensée ne vient ré-élaborer
ce trouble, l'éventuelle persistance de cette confusion
et surtout du sentiment d'impuissance peut générer
l'angoisse, par ce même mécanisme de crainte que
la chose se répète.
J'ai trouvé dans une traduction de "Inhibition, Symptôme,
Angoisse" de Freud par Michel Tort en 1968 le terme de désarroi.
Il est utilisé à propos du tout-petit, seul ou
dans l'obscurité, séparé de sa mère.
Freud s'étonne qu'en l'absence de la mère les moyens
dont disposerait le tout-petit - une image mnésique intensément
investie, voire hallucinée, de la personne désirée
- ces moyens ne suffisent pas et que le désir de sa présence
se transforme en angoisse. Il écrit alors :"On a
exactement l'impression que cette angoisse est l'expression
d'un désarroi, comme si cet être encore très
peu développé ne savait rien faire d'autre de
l'investissement qui correspond à ce manque."
L'angoisse n'est pas le désarroi, elle peut en être
une expression possible.
Le désarroi, impuissance à savoir quoi faire
de l'investissement qu'on avait mis dans les choses du monde,
n'est pas l'angoisse, mais s'il dure, celle-ci peut en être
un destin possible.
Le "sentiment
d'inquiétante étrangeté"
Il y a sans aucun doute de l'étrange dans l'instant du
désarroi mais pour autant est-il assimilable à
l'inquiétante étrangeté ? Dans l'article
de Freud, je vais tenter de prélever ce qui pourrait concerner
le désarroi.
Heimlich familier, confortable peut être
utilisé pour ce qui en est le corollaire : dissimulé,
caché.
De là il s'utilise par exemple pour un visage fermé,
impénétrable et pour tout dire, pas avenant.
Ce familier soustrait au regard pouvait aller jusqu'à
qualifier des lieux de torture, des conseillers secrets agissant
dans l'ombre et finalement dans une belle ambivalence, sont "heimlich"
les choses dissimulées dangereuses, comme les choses confortables
et familières.
Ainsi le terme n'est pas univoque et appartient à deux
ensembles de représentations, certes pas étrangères
l'une à l'autre mais dont l'adéquation à
la réalité décrite par la phrase ne tient
qu'au lien à son contexte.
Mais ce qui n'est ni connu ni familier n'est pas a priori inquiétant
ou dangereux. Unheimlich ne se rapporterait qu'au contraire
du premier sens : non familier, non confortable, mais ne rendrait
pas compte de l'état de caché, dissimulé
dangereux porté lui par l'ambivalence du terme heimlich.
Pourtant, unheimlich va peu à peu rejoindre cet
aspect de l'ambivalence de heimlich, mais avec une nuance
qui est de taille en se rapportant à ce qui aurait
dû rester caché, secret, dans l'ombre, et qui en
est sorti ! Et c'est cela qui devient étrange, inquiétant.
Unheimlich devient une sorte de heimlich qui par le second trait
de son ambivalence vient ainsi coïncider à peu de
chose près avec son opposé.
Ce qui pourrait se rapprocher du désarroi, c'est
ce moment de rupture de continuité inattendu dans la réalité,
à ceci près que dans l'unheimlich, quelque
chose était déjà là, familier refoulé
ou non, et qu'un événement de réalité
sort de l'ombre, événement qui n'est pas présumé
dans la réalité du monde ou chez le semblable.
Le désarroi naît d'un trouble qui survient dans
des liaisons de réalité. Il n'apparaît pas
affecté de ce sentiment d'inquiétante étrangeté
du déjà connu, caché, dévoilé,
c'est un instant sans affect particulier.
Si la disjonction renvoie à du "déjà
vécu" c'est à celui de l'impuissance, celui
de l'incapacité du prématuré que nous avons
été si longtemps.
Le désarroi lui-même ne semble pas avoir
de contenu préalable, il renvoie à un état
de "carence de conseil" comme on peut traduire
"Ratlosigkeit", "carence du conseil que
la pensée pourrait apporter" pourrait-on dire.
Mais ce n'est pas si simple. Dans l'expérience
de l'analyse, on peut être mis en état de désarroi
par quelque chose d'un patient qu'on n'identifie pas dans un
premier temps comme ayant un contenu pour nous-mêmes.
Par exemple, je ne retrouvais jamais le prénom d'une patiente
et celui qui me venait était un prénom que je déteste.
Ce n'était en rien accompagné d'inquiétant,
c'était vraiment de l'ordre du désarroi, cette
impuissance à retrouver le bon prénom. C'était
assez long pour que je disjoigne d'un physique très particulier
le mauvais prénom en retrouvant le juste. Jusqu'à
ce que m'apparaisse que le prénom qui me revenait était
celui d'une camarade d'école au physique similaire, dont
je ne savais même pas pourquoi je la détestais,
enfin si, maintenant je le sais, elle ne m'avait rien
fait, son prénom sonnait tout simplement comme celui de
ma mère.
Il y avait apparemment un contenu à ce qui produisait
mon désarroi. Mais je dirais plutôt que c'est l'examen
de la réalité qui m'a permis de penser la disjonction
qui s'opérait entre la personne et son prénom.
La disjonction dans la réalité était sa
ressemblance physique étonnante avec un prénom
normalement attaché à cette image qui n'était
pas le sien.
Il n'y avait pas là de caché qui, sorti de l'ombre,
avait généré ce sentiment particulier d'inquiétude,
mais au fond cela aurait pu être.
Il me semble que la psychanalyse est censée nous avoir
mis un tant soit peu au clair avec la tendance à conserver
dans l'ombre la totalité de nos déplaisirs tout
en les laissant à l'uvre au présent, avec
la hantise de la perte, avec un certain mode de pensée
magique, même si bien évidemment elle ne met pas
à l'abri de quelques surprises.
De ce fait, c'est peut-être le désarroi qui vient
occuper la place d'un certain nombre d'autres états psychiques
possibles lorsque des objets d'un patient rencontrent les nôtres,
avant que n'intervienne une forme d'examen de la réalité
de soi et de l'autre.
Freud nous raconte :
"La rencontre de son
double, image dans un miroir brusquement surgi dans l'ouverture
inattendue d'une porte lors d'un mouvement du train. Ça
ne lui plaît pas du tout cette intrusion d'un autre, qu'il
trouve peu avenant au demeurant, dans son compartiment pendant
la fraction de temps durant laquelle il n'a pas encore identifié
qu'il s'agissait de son image dans le miroir. Il n'est pas en
proie à une pensée magique angoissante ou inquiétante,
non, il est abasourdi, il est en proie à une incertitude
intellectuelle née d'un rapport entre soi et l'autre extérieur
à soi qui est soi."
L'examen de la réalité ne met qu'un court moment
à se mettre en place, à remettre les choses à
leur place, bien que l'expérience lui ait fortement déplu.
Le lien entre l'idée de la réalité de son
image et celle de son image dans le miroir était désarrimé,
voilà qu'un trouble était survenu dans les choses
du monde et qu'il en décrit la confusion dans laquelle
cela l'a plongé. Cette illustration que l'on trouve dans
l'article sur l'inquiétante étrangeté me
paraît être plutôt de l'ordre du désarroi.
Il ne décrit rien d'inquiétant, mais du désagrément
devant un désordre de la réalité inattendu.
Il y aurait dans le désarroi la possibilité
d'une absence d'interprétation du désordre qui
laisse abasourdi.
Nous avons tous, plus ou moins, connu ces expériences
au cours desquelles ce pourrait être autre chose que le
désarroi qui vienne occuper rapidement le champ psychique.
Ainsi, le désarroi serait peut-être un état
qui face à la disjonction brutale des liens de réalité
attendus barrerait la route aux états psychiques interprétatifs
déclenchant angoisse, unheimlich ou autres interprétations
allant de la magie à la paranoïa par exemple. Tous
ces mécanismes de défense seraient battus en brèche
par la temporalité imposée, fixée d'un présent
immédiat commandé par le brusque surgissement de
la disjonction entre les choses de la réalité.
Plus, rien n'est familier ou non familier, dévoilé
ou caché comme si la rupture des connexions des éléments
de réalité rompait dans ce même instant les
connexions avec ses propres mécanismes psychiques.
Le désarroi serait ainsi un état dans lequel les
références s'effacent, tant en ce qui concerne
ce qui vient de se produire que la ou les manières de
savoir qu'en faire : c'est la confusion induite par le trouble
des choses.
Le désarroi peut durer un certain temps, mais ce n'est
pas un état qui s'installe.
Pour que cesse le désarroi, il faut pouvoir
en reprendre le désordre dans une élaboration qui
tienne ensemble l'examen de la réalité et les affects
produits, et permette à la pensée de rompre avec
le lien endommagé. Faute de quoi un autre état
psychique pourrait s'installer.
Les destins et les
avatars du désarroi
L'état de désarroi semble inscrit dans un temps
qui ne peut pas durer. Il s'installe dans l'instant de la surprise
du trouble qui survient dans les choses, il est cet état
du "Je ne sais pas quoi faire, je suis perdu, dérouté,
déplacé de mes codes aussi bien affectifs que de
pensée, impuissant à en penser ou à en être
affecté autrement."
Qu'est-ce qui m'arrive ? pur présent d'une disjonction
dans la réalité, surprise certes mais doublée
d'une sensation désagréable. Une fois enregistrée
la non-adéquation de ce qui se produit avec ce qu'on pouvait
attendre, c'est la recherche d'une réponse possible à
l'impuissance à laquelle confronte une telle situation.
La surprise, ça ne dure
pas ; les effets de la surprise peuvent aller de l'évanouissement
aussi rapide que la surprise elle-même à toutes
les formes de modification psychique susceptibles d'intégrer
cette donnée nouvelle.la vie psychique peut ainsi être
modifiée par l'installation de l'Angoisse, de la Dépression
ou du Délire.
L'Angoisse
C'est parfois l'angoisse qui vient prendre le relais ; c'est
bien souvent d'ailleurs un relais si instantané que le
temps du désarroi n'a pas été repéré
et c'est le questionnement sur ce qui a précédé
qui amène au dévoilement du désordre préalable
:
- l'attitude d'un adolescent, dont l'enfance ne laissait en rien
présager qu'il devienne "comme ça", et
qui, bon an mal an, a été supporté. Mais
voilà qu'une petite phrase, un doute, la découverte
d'un signe déplace la perspective dans laquelle il était
logé,
- un petit signe dans le milieu de travail qui fait brusquement
découvrir que de l'exclusion inimaginée est dans
l'air,
- un oubli, la perte d'un objet usuel,
- une curieuse désorientation dans un lieu connu,
- un rendez-vous annulé,
- quelque chose qui a changé sans être vraiment
identifié,
- un désordre patent dans un ordre soigneusement établi
et contrôlé
- un rêve perçu comme désagréable
et dont le souvenir avait disparu
La découverte dans l'analyse de l'instant de désarroi
à l'origine de l'angoisse permet d'avancer l'hypothèse
que si un trouble est effectivement survenu dans l'ordre des
choses, le contexte psychique préalable ne permettait
pas l'examen de la réalité.
Malgré des signes précurseurs manifestes, elle
n'a pu être anticipée comme possible : "Je
ne veux pas le savoir", "Ce n'est, pas possible",
"Je ne peux pas voir ça", "Mais ça
ne m'arrive jamais ".
Tout cela pourrait évoquer le déni mais ce qui
est dénié c'est la confrontation à l'impuissance,
et de ce fait à ce qui pourrait en faire préjuger.
Quelque chose d'une expérience de l'impossible à
transformer peut amener à éviter d'envisager les
liens de réalité de telle façon que cela
ne puisse en aucun cas se reproduire. L'écart entre ce
qui se produit et ce qui n'a pu être imaginable se fait
d'autant plus insupportable que de désarroi dans l'instant,
il se transforme immédiatement en source d'angoisse.
Cet enchaînement est souvent très net pour qui a
vécu une expérience particulièrement douloureuse
de l'impuissance.
Bien sûr, celle du tout-petit, chaque être humain
la rencontre, mais pour certains elle a pu prendre une dimension
de grande détresse. La rencontre de la mort trop tôt,
l'arrachement d'un jeune enfant aux parents par un placement
par exemple, impriment dans le fonctionnement psychique une facilitation
à la transformation en angoisse d'un instant de désarroi
rencontré.
Cette angoisse-là face à l'impuissance s'accompagne
le plus souvent de culpabilité. La culpabilité,
c'est tout de même une formidable défense contre
l'impuissance puisque cela permet de se raconter qu'on aurait
pu "faire quelque chose". Bien sûr, on ne l'a
pas fait et c'est pour ça qu'on se sent coupable, mais
cela rend l'illusion d'une possible maîtrise sur les choses.
Elle n'a pas été, mais elle aurait pu être,
cette maîtrise. "Ce n'est pas possible que la réalité
soit autre, que l'autre ne soit pas ce que je voulais croire"
devient "Si ça a été possible c'est
que j'y suis pour quelque chose, quelque chose que je n'ai pas
fait", la culpabilité s'installe, exit l'aveu d'impuissance.
À partir de là, et nous le constatons bien souvent,
le déplacement continue son chemin et c'est celui qui
a suscité le désarroi, celui par lequel une désunion
de la réalité est survenue qui devient le support
d'une forme de "mauvais objet", mauvais sujet devrait-on
plutôt dire.
C'est lui, celui qui a transformé le lien, c'est autour
de lui que va s'installer l'agressivité, voire une succession
de passages à l'acte très ambivalents : "Il
faut bien faire quelque chose".
La Dépression
L'instant du désarroi, on peut le retrouver également
à l'origine d'une brusque entrée dans une dépression,
tel le simple grain de sable qui vient enrayer la machine savamment
mise au point pour fonctionner malgré les avatars extérieurs.
Qu'un lien jusque-là maintenu subisse la moindre modification
et le monde entier s'écarte de la construction de son
appréhension. La forme radicale d'impuissance face à
une réalité qui ne permet plus de tenir l'intenable
est différente de celle qui génère l'angoisse.
Des éléments d'une division dans la réalité
étaient d'une certaine façon déjà
connus et tenus ensemble au prix d'une acrobatie psychique qui
pourrait s'apparenter au clivage. Le désarroi
surgit alors d'une disjonction de trop qui ne permet plus
de tenir la cohérence d'un monde divisé.
L'angoisse a déjà eu lieu et trouvé sa
résolution dans cette construction clivée,
le désarroi met à terre l'édifice construit,
et ce sont toutes les choses du monde qui s'en trouvent affectées.
Toute l'énergie psychique déployée pour
repousser les limites de l'impuissance est mise en échec
et c'est cela qui se perd, et installe la dépression.
Je vais emprunter à Alain Didier Weill le récit
de deux de ces grains de sable repérés dont il
nous avait fait part il y a bien longtemps déjà.
- Un professeur de français
savait que sa femme avait des amants, mais n'y pouvant rien il
supportait la situation plutôt que la séparation.
Pas si bien que cela finalement, car le jour où il tombe
sur une lettre de l'un d'eux, constatant les innombrables fautes
d'orthographe il s'effondre et c'est cette dépression
brutale qui le conduira chez un analyste.
- Un curé avait pour habitude de se rendre chez des prostituées,
chaque fois différentes. Mais ce qui l'intéressait
surtout était de constater leur réaction lorsqu'avant
de partir il disait : "Sais-tu que tu viens de baiser avec
un curé?". Jusqu'au jour où l'une d'elles,
pas du tout plongée dans le désarroi, lui fit cette
réponse : "Mon pauvre vieux !". C'est là-dessus
que l'effondrement dépressif eut lieu.
Bien sûr le caractère apparemment absurde du récit
des corrélations que l'appareil psychique peut produire
peut faire rire.
Au fond, il en va comme du MOT D'ESPRIT : le caractère
inattendu de la chute, son apparente absence de lien entre deux
éléments produisent du rire.
D'ailleurs parfois, lorsque celui qui écoute n'en saisit
pas le lien-absence de lien, cette disjonction d'ailleurs
peut susciter le désarroi : "Je ne sais pas
comment comprendre ça, la réalité de ce
qui est énoncé m'échappe, pourquoi les autres
rient-ils, je suis brusquement séparé d'eux par
un rapport à la réalité dont ils ont les
clefs, les choses du monde, l'univers des mots ne sont plus en
continuité entre eux et moi".
C'est la déroute, on pouvait se croire ensemble sur le
même chemin, et voilà que les autres se promènent,
à l'aise sur un sentier qu'on n'arrive pas à emprunter.
Voilà une situation dont peu d'enfants sont indemnes.
LES "MOTS D'ENFANTS" qui nous font tant rire, nous
les grands qui "savons" l'absurdité du lien
qu'ils énoncent, qu'ils ont construit pour comprendre
le monde.
Mais ce rire met l'enfant dans un grand désarroi, il ne
sait plus où donner de la tête, sa tentative de
construire la réalité est moquée sans compréhension
possible, l'autre qui rit le lâche et il ne lui reste qu'à
pleurer ou hurler cette séparation.
Qui d'entre nous n'a jamais connu ça et la sensation de
désarroi qui y reste attaché même si, grandis,
nous pouvons en sourire aussi ? Depuis on a compris, d'autant
que le désarroi spectaculaire qui l'a accompagné
n'est pas toujours sans induire un vague désarroi chez
les adultes. Et c'est probablement celui-ci qui les incite à
raconter cet événement, le mot d'enfant, de façon
récurrente au fil du temps, comme une question qui n'aurait
pas trouvé sa réponse. Alors, à force d'entendre
raconter l'histoire, on finit par la trouver la réponse.
Le Délire
La disjonction de la réalité, l'instant du désarroi,
peut revêtir la forme d'une véritable dislocation.
Ce ne sont plus les seuls éléments qui ont produit
le désarroi qui font vaciller la pensée comme les
affects, brusquement, plus rien n'est à sa place, le monde
se désarticule.
Que l'imaginaire ait produit un filtre pour ne pas envisager
la confrontation à l'impuissance, qu'un clivage ait été
construit pour la tenir à un peu plus de distance, cela
peut n'avoir pas été possible.
Et voilà qu'un jour quelqu'un se met à "déparler".
Cette expression que j'ai souvent entendue dans le sud-ouest,
elle s'y emploie pour interpeller celui qui tient des propos
qu'on préférerait ne pas entendre, une manière
de se défendre de ce qui n'est pas agréable à
connaître.
Dans le dictionnaire, déparler se définit par "discontinuer
de parler" et ne s'employait qu'avec la négation
: "il ne déparle pas" signifiait il n'arrête
pas de parler, on ne peut pas l'interrompre, il nous casse les
oreilles, il ne nous laisse pas en placer une, bref, il ne met
pas de discontinuité dans sa parole.
Depuis, l'emploi de la négation a disparu, seule la discontinuité
reste attachée au "tu déparles", mais
elle est devenue en quelque sorte l'expression de la disjonction
entre l'un et l'autre : "tu mets de la discontinuité
dans ma réalité, tu me déranges" ;
le désarroi de l'un n'est pas loin le "DÉLIRE"
de l'autre non plus.
Le délire se présente comme une modification dans
la structure imaginaire du monde ; la disjonction qui a suscité
le désarroi est tellement insupportable que cette réalité
éclatée se doit d'être modifiée.
Freud parlait d'un retour sur le narcissisme et d'un désinvestissement
des objets.
La disposition des mots demeure, les choses demeurent, le plus
souvent. Mais les mots qui jusque-là servaient à
distinguer les choses se déconnectent de cette fonction,
se mettent à pouvoir désigner la chose et son contraire,
mènent leur propre vie, les choses du même coup
se déchaînent au sens propre comme au sens figuré.
Que l'on passe par la philosophie ou que l'on passe par la psychanalyse,
nous savons bien qu'il y a différents champs de réalité,
et nous pouvons le constater à toutes les séances,
avec tous les patients comme avec nous-mêmes. Pourtant,
ils sont lisibles et communicables dans une compréhension
inter subjective qui même marqués d'une certaine
ambiguïté mais reste dans un couramment accessible.
La relation du délire à la réalité
se transcrit dans un registre tout à fait particulier.
Lorsqu'il n'y a pas
de délire patent nous avons affaire au registre du compromis
névrotique, du masque, dont une personne est à
la fois agent et acteur et dans lequel nous sommes logés
et nous nous logeons à une place chaque fois nouvelle
et différente.
Les mots et les choses du monde nous sont à peu près
communs. La question de la temporalité si elle est centrale
dans le travail des séances ne bute pas sur une impossibilité
d'accéder à une forme de continuité historique
susceptible de s'organiser avec ses moments décisifs,
et l'insertion de son existence dans celle-ci.
Lorsque le registre de la réalité commune a été
contraint à maintenir une disjonction particulière
entre les mots et les choses du monde, tout se passe comme si
les événements de la vie, l'historicité,
s'ils peuvent être parfois lisibles pour l'analyste qui
écoute, n'ont de représentation que dans une temporalité
qui échappe à toute historicité énoncée
; les événements de la vie flottent dans une sorte
de vide apparent de l'histoire, sont à rechercher à
la trace.
La disjonction des éléments de réalité
produit de nouveaux liens imaginaires, magiques, sur les traces
de ce qu'en avait produit le mode pulsionnel puis l'imaginaire
de l'enfant pour appréhender le monde.
Il n'y a pas de mensonge, il n'y a pas de masque dans ce discours,
il y a même une très grande lucidité de la
constitution de la réalité humaine mais elle ne
peut pas servir, toute cette vérité de soi enfin
libérée ne peut trouver aucune application dans
la réalité commune, à de très rares
exceptions près dans les domaines de la création
artistique ou de découvertes scientifiques mais c'est
encore une autre histoire.
Si l'on parvient à se laisser déloger de ses habitudes
de pensée, cette expérience particulière
de la réalité du monde qu'est le délire,
nous pouvons y avoir accès et entrer dans ce monde.
Nous y rencontrerons non seulement l'histoire qui a amené
quelqu'un à créer un autre registre de réalité
vivable pour échapper à ce qui lui était
insupportable, mais nous y rencontrerons aussi l'Histoire, car
pour que la nécessité du délire s'impose,
il ne suffit pas que l'histoire privée de quelqu'un l'y
propulse, il y faut aussi un lien à l'Histoire. J'entends
par là non seulement les événements historiques
connus, mais l'Histoire de la société faite d'autant
d'événements que la grande événementielle.
Naître bâtard dans un village, dans la honte de la
première moitié du siècle est une place
qui ne concerne pas que l'histoire individuelle puisqu'elle est
dans une très grande part induite par ce que l'histoire
de la société de l'époque en imposait.
Ce n'est pas celui qui délire qui est discordant comme
on a pu le dire, c'est la réponse à une discordance
de la réalité qui s'exprime à travers un
porte-parole.
Là le désarroi de l'entourage comme de la
société est à son comble.
Tout cela est absurde et fort gênant. Après
le "tu déparles" mi-gêné mi-amusé,
puis inquiet, les choses s'organisent pour lutter contre ce dérangement,
cette disjonction d'autant plus effrayante qu'elle siège
dans une réalité extérieure dont le support
est un semblable, une personne qui n'est plus avec des êtres
réels. Alors, pour ceux l'entours le désarroi s'installe,
de cette confrontation à un trouble dans les choses du
monde :
Leur sentiment de réalité est totalement désarrimé
de celui de la personne qu'ils ont en face d'eux, puisque le
rapport des mots et des choses n'entretient en rien les rapports
de causalité statistiquement normaux.
L'effet produit par la folie ressort de ce familier sorti de
l'ombre, tous ses ingrédients ayant été
connus, ressentis au moins dans le processus du narcissisme primaire,
comme dans l'appréhension du monde par la pensée
magique par exemple. Au-delà du désarroi surgit
l'inquiétante étrangeté.
Selon les époques et les sociétés, une manière
de rétablir le lien malgré tout a pu être
de d'assigner ces personnes, pour le dire rapidement, à
une place divine ou démoniaque, avec les actes de la société
organisés pas forcément enviables, en rapport avec
cette assignation.
Dans la société dans laquelle nous vivons, l'assignation
est du côté de la maladie et le garant du retour
à l'ordre normal des choses la psychiatrie. Je commence
par dire qu'il y a de bons médecins psychiatres pour ne
pas vexer ceux-là.
Mais enfin majoritairement, comme le signalait Lacan citant Péguy
qui y avait eu affaire, IL Y A CES GENS QUI VEULENT, AU MOMENT
OU LA GRANDE CATASTROPHE EST DECLAREE, QUE LES CHOSES CONSERVENT
LES MEMES RAPPORTS QU'AUPARAVANT.
Comme le "n'être plus avec" mais être avec
des éléments encombrants génèrent
bien souvent une souffrance visible, la médecine est confortée
dans son intervention.
Vouloir que les choses conservent les mêmes rapports
qu'avant la disjonction est une forme de déni de la réalité.
Et pourtant, là, il faudra tout de suite résoudre
le délire : quelques bonnes doses de neuroleptique y parviennent
et parfois si le but n'est pas atteint quelques électrochocs
dont la mode revient. Ça marche, le délire, en
tout cas son expression, s'éteint.
Mais quel désarroi s'installe d'être brutalement
sans élaboration aucune, replongé artificiellement
dans une réalité méconnaissable, plate,
à laquelle peut répondre un mutisme apparemment
indifférent : "Je ne trouve plus les mots, ma tête
est vide". Elle a été vidée.
Comme on ne dispose pas encore d'un médicament qui restitue
les rapports des mots avec les choses quand tout est devenu étranger,
alors, c'est la dépression. Elle est appuyée sur
la désillusion de n'avoir plus aucun accès au monde
d'avant, et l'impossibilité de se lier vraiment à
ce monde d'après trop brutalement réintégré
qui malgré le vu de l'entourage en désarroi,
n'est plus comme avant.
Il appartiendra de participer à ce qu'une personne a entrepris
de restauration d'une réalité vivable pour elle,
d'aller avec elle à la recherche des traces des événements
de sa vie et de l'Histoire qui s'y est mêlée, d'accepter
comme valides les constructions imaginaires, véritables
mythes, grandes fresques poétiques comme on voudra, et
d'en repartir pour rejoindre de quelque manière que ce
soit, la communauté des parlants.
"Je suis celui qui est éloigné" disait
Schreber, et il s'agira d'abandonner nos certitudes arrimées
pour rejoindre cet éloignement et tenter d'en revenir
ensemble.
Le désarroi
du psychanalyste
Le vécu de la certitude délirante
ne nous est pas étranger
En 1955 Lacan en faisait une intéressante démonstration
que je vais tenter de résumer.
"Nous vivons dans
une société où l'esclavage n'est pas reconnu.
Il est clair qu'il n'est pas pour autant aboli. Il est aussi
clair que la servitude n'est pas abolie, elle serait même
généralisée : servitude par rapport aux
exploiteurs, eux-mêmes serviteurs de l'économie.
Ainsi, je cite "la duplicité maître-esclave
est généralisée à l'intérieur
de chaque participant de notre société".
Le discours de la liberté qui a sous-tendu révolte
et révolutions dans la réalité de l'Histoire
s'est avéré dans sa mise en acte non seulement
inefficace mais ennemi de tout progrès dans le sens de
la liberté. Et pourtant le discours de la liberté
s'articule au fond de chacun de nous comme représentant
le droit de l'individu à l'indépendance à
tout maître, tout dieu, à une autonomie irréductible
comme individu, comme existence individuelle.
Les droits de l'homme, de l'enfant, et mille autres choses
cela appartient chez chacun de nous à un discours intime,
personnel qui est bien loin de rencontrer sur quoi que ce soit
les faits de réalité et même le discours
du voisin.
"L'EXISTENCE CHEZ L'INDIVIDU MODERNE D'UN DISCOURS PERMANENT
DE LA LIBERTE, MERITE EN TOUS POINTS D'ETRE COMPARE AU DISCOURS
DELIRANT."
À l'épreuve des faits, notre attitude vis-à-vis
de ce qu'il faut supporter de la réalité, ou de
l'impossibilité d'agir en commun dans le sens de cette
liberté, a le caractère d'un abandon résigné
à la réalité, d'une renonciation à
ce qui est pourtant une partie essentielle de notre discours
intérieur.
Les psychanalystes que nous sommes ne sont évidemment
pas indemnes de ce discours intérieur imperceptiblement
délirant, personne dans l'état actuel des rapports
inter-humains dans notre culture ne peut se sentir vraiment à
l'aise.
Ce désarroi fondamental de l'homme contemporain il continue
à habiter évidemment l'analyste dans son rapport
à ceux qui font appel à lui.
Quelques conséquences
du désarroi du psychanalyste
- D'une bien curieuse façon, ce désarroi de l'homme
contemporain a pu être utilisé comme motif à
une théorie de la "réserve", c'est-à-dire
de silence pour tout ce qui pouvait concerner l'immersion
des patients dans la réalité du monde au nom
du fait que nous ne serions pas des directeurs de conscience.
Bien sûr que nous n'avons pas à être pris
dans une telle abominable fonction.
"Renonçant
à toute prise de parti sur le plan du discours commun,
avec ses déchirements profonds quant à l'essence
des murs et au statut de l'individu dans notre société
[...] la psychanalyse vise ailleurs, l'effet du discours à
l'intérieur du sujet".
Cet énoncé de Lacan a eu les pires effets en ce
qui concerne la pratique de la psychanalyse dans certains cercles
dits lacaniens. Par contre, elle n'a pas entravé l'uvre
des directeurs de conscience médiatiques.
Mais on peut bien y repérer comment, après avoir
remarquablement inscrit l'homme psychanalyste dans son lien intime
avec le délire et la réalité, le désarroi
suscité par le constat de cette disjonction entraînant
l'abandon résigné à la réalité
amène à l'un des destins du désarroi : le
passage à l'acte, le mensonge, ici la réserve,
le silence.
Les choses deviennent alors des mots qui n'auraient de rapport
qu'à une réalité intérieure dite
psychique. C'est pourtant à l'épreuve des divers
registres de réalité du monde, des semblables,
des ancêtres que la plus grande part de la réalité
psychique s'est constituée.
- à coté du silence, une autre conséquence
du désarroi du psychanalyste, passage à l'acte
de la théorie, c'est le concept de "désêtre"
comme aboutissement de l'analyse.
Une grande part de ce qui va se passer au cours d'une analyse,
ce sera un processus de désarrimage, de disjonction tant
à l'intérieur des constructions psychiques à
l'uvre, que dans le rapport entretenu du même coup
avec la réalité. Désarrimage, mais aussi
réarrimage à l'épreuve d'une réalité
ancienne plus ou moins refoulée, voire transgénérationelle
déniée.
L'analyste n'est pas tout-puissant et les moments de désarroi
pour le patient sont inévitables et pas obligatoirement
négatifs. Il y a des disjonctions qui désaliènent
et cela n'empêche évidemment pas l'instant de désarroi.
Il peut même se poursuivre par une forme d'état
dépressif lié à la perte d'un fonctionnement
si familier, occupant depuis si longtemps l'espace psychique
comme l'être au monde : "Je ne me reconnais plus"
entendra-t-on souvent.
Si l'analyste ne reconnaît pas ce désarroi, il risque
lui-même de s'y retrouver lui-même, devant ce patient
auquel il voulait du bien et qui se retrouve si mal. Il faut
pouvoir porter ce temps de la perte, il y a là un des
enjeux de la psychanalyse ; dans cette mise, le gain ne va pas
sans le risque de la perte.
Ce sont ces moments de désarrimage, capables de
produire du désarroi et un passage dépressif, qui
ont fait l'objet de la valorisation du "désêtre"
comme aboutissement de l'analyse.
Là encore, on peut voir comment le désarroi
de l'analyste peut faire passer à l'acte de la théorisation
bétonnée. Cet état de déprise
de soi par ce qui s'était construit, s'il augure d'une
fin possible d'au moins une séquence d'analyse, n'en est
en rien la fin elle-même ?
Le vide qu'il laisse, s'il rencontre l'abandon de l'analyste,
risque de faire revenir le temps d'une détresse qui rencontre
un monde vide et en est réduite à ne le peupler
que d'objets internes, narcissiques, sans rapport avec le monde,
c'est-à-dire de produire éventuellement un délire.
Une manière de rétablir du lien à partir
de ce vide face à l'abandon est de s'accrocher à
faire plaisir à celui qui abandonne pour s'en faire aimer
à tout prix, combler la perte par l'aliénation.
On a pu en constater les effets dans certaines associations d'analystes
qui perpétuent cet axiome.
Tout va mal pour vous, c'est bien, c'est le désêtre
vous avez terminé votre analyse. Comment ne pas rester
collé à celui-là pour être, au moins
par procuration. Et comme aucun affect ne peut être reconnu
dans cette épure, reste la reprise mimétique du
pur savoir. À l'abri du désarroi, on récite,
à moins qu'un trouble de mémoire...
intervention de Michèle
Ducornet
aux Journées de la Fédération des Ateliers de Psychanalyse
sur Le désarroi, novembre 1999
parut dans Epistolettre N° 20, février 2001
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