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L'emprise des sens

 

« Plus les rapports humains sont soumis à l'emprise, plus ils se dégradent, s'étiolent. C'est le revers de la médaille. Les autres ne sont pas que des serviteurs destinés à étancher toutes mes soifs, assouvir toutes mes lubies. À chacun de nous de savoir s'il veut habiter cette terre en petit maître ou en poète, en parasite ou en ami. »  
Pascal Bruckner; Misère de la prospérité.

 

A la différence de ce que S. Freud nomme «pulsion d’emprise» (agressivité première naturelle), indissociable des premiers temps du nouveau-né, le lien d’emprise est formé d’une volonté, avouée ou non, de détruire toute humanité en l’autre, pour l’utiliser à sa guise comme une marionnette.

Lorsque la mère, ou tout autre substitut, prodigue à l’enfant des soins «érotisés» (ambigus, imprévisibles, trop intenses et méprisant à la fois), la mémoire de son corps et de son âme en sera marquée par une sourde « haine de soi ». Cette haine va de même se diriger vers les autres, autant que des réponses érotisées, inappropriées, dans les relations d’amitié et de travail. L’enfant, prisonnier, sera à la fois invité et empêché d’agir, de penser, voire d’imaginer.

L’emprise se met en place dans toute relation de séduction niée et suscite un enfermement qui vise à « ligoter » autrui. La personne qui met sous emprise impose à l’autre aveuglement et mutisme. Elle l’enferme dans un cercle clos, à double tour, par le message paradoxal du double langage. De son côté, la personne sous emprise maintient cet enfermement, pour se protéger de la douleur d’être niée, annulée. Elle se piège dans cette « double contrainte»: obéir à ce qui la destitue, tout en restant dans la confusion, prisonnière d’un état de dépendance et d’impuissance à s’en défaire. C’est en d’autre terme un « double lien».

Une mère offre à son fils deux chemises pour son anniversaire, une bleue et une rouge. Il essaye la chemise rouge et sa mère lui dit: «Ah, je vois, tu n’aimes pas la bleue!»

La personne piégée dans une telle mise sous emprise n’a plus qu’un statut de chose, d’instrument à modeler et à utiliser pour le manipulateur, qui ne convoite que sa soumission et la jouissance qu’il en retire. Dépossédée d’elle-même, elle aura tendance à imputer son état de misère intérieure à la réalité sociale, familiale ou à son environnement de travail… La relation d’emprise se décline dans le registre de l’ « inceste psychique » dans lequel l’enfant ne peut véritablement trouver sa place de sujet humain. Dans ce modèle faussé de relation réside une proximité entre l’autre et soi, où seule règne la confusion et l’arbitraire. « La loi, c’est moi » est l’énoncé du pervers! La personne sous emprise est comme possédée, envoûtée.

L’emprise est un procédé de domination sur autrui. Le rapport d’emprise empêche toute possibilité d’entrer en relation réelle avec l’autre en tant qu’ «autre», différent de soi, tout en le maintenant soumis au groupe, prisonnier et esclave. La "main mise" qu'est l'emprise établie sur un système non repéré comme tel, dans toutes les organisations collectives qui constituent des clans, de la secte (exemple le plus évident) jusqu’à la famille dite ordinaire. Le vingtième siècle, marqué par les plus grands crimes contre l’humanité perpétrés par des peuples sous l’emprise de leurs dictateurs, est un triste exemple des systèmes d’emprise déployés à l’échelle de pays entiers. Les souvenirs de ses désastres barbares sont encore brûlants aujourd’hui pour les générations de survivants. Le plus souvent, les personnes sous emprise n’en ont pas conscience, mais elles peuvent sentir un malaise très invalidant, qui les pousse à souhaiter se libérer de leur carcan.

Imputer l’emprise dans laquelle la personne a été enfermée uniquement à une cause extérieure consiste à banaliser sa souffrance et à éluder sa propre responsabilité concernant une participation, le plus souvent inconsciente, à ce type de lien. De même, la recherche d’une (seule) cause à ses maux est une façon de perpétuer l’emprise intériorisée, puisqu’elle nie également la question du sujet humain.

Une psychanalyse offre la possibilité de rompre avec l’emprise du discours causal: «C’est l’enfer avec ma femme... mais je ne peux pas divorcer à cause de mes parents qui se sont déchirés après leur divorce. J’en ai largement fait les frais… D’ailleurs mon père en est mort!»

En conséquence, pas de cause unique (comme de « pensée » unique), mais plutôt un faisceau de paramètres, parfois noués, enfouis, qui seront mis au jour au fil d’un travail sur les motivations inconscientes de la personne que représente une psychanalyse.
Le désir et le courage d’être soi est une exigence éthique. Se déprendre et se défaire de toute emprise, c’est oser dire Je et devenir qui je suis.

Voir:

Une femme sous influence, film américain de John Cassavetes, 1975
Une affaire de goût, film français réalisé par Bernard Rapp, 2000.

Note:

[1] Margaret Mead anthropologue, épouse de Gregory Bateson est à l’origine de cette recherche et expression du « double bind », double lien ou double contrainte. Dans son livre : Pour une écologie de l’esprit, (Seuil 1997) G. Bateson a développé largement cette notion.
[2] « Deviens qui tu es », Aristote.

Catherine Podguszer
mai 2006