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Etrange?... Bizarre !


catherine podguszer

 

 

« L’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression actuelle […] »
S. Freud
, L’inquiétante étrangeté. [1]

 

L’étrange peut devenir singulièrement inquiétant lorsqu’il réveille le sentiment d’un déjà vécu, familier, mais enfoui en soi. Seule l’impression reste sensible, alors que la trace tangible du vécu correspondant semble effacée…  

 

Marc décide un jour de se raser la moustache[2] pendant que sa femme va faire des courses. Elle revient et ne remarque pas ce changement…  Ils vont dîner chez des amis de longues dates qui ne remarquent rien non plus. Pire encore, sa femme et ses amis soutiennent que Marc n’a jamais porté de moustache ! A partir de là, et du jour au lendemain, la vie de Marc se transforme en enfer, du fait de ce simple geste : se raser la moustache ! Enlever une marque… Quelle place tient donc une moustache dans l’idée que Marc se fait de lui-même ? Est-elle si importante pour lui, que sa disparition puisse mettre en danger son sentiment d’identité ? Marc a-t-il besoin de s’assurer qu’il n’est plus un petit garçon complètement dépendant de ses parents, mais bien un adulte autonome ? Un homme ? L’histoire est dérangeante. Elle mène imperceptiblement aux limites de l’invraisemblance et du discernement. Tout y paraît incompréhensible et pourtant terriblement familier ! La réalité glisse entre les doigts, les convictions s’effritent, se désagrègent… Plus aucune certitude. Est-ce lui qui divague? Est-ce que ce sont les autres qui  se liguent   pour nier l’évidence? Marc s’isole peu à peu. L’incertitude sur l’image que les autres ont de lui, avec ou sans moustache, renvoie à l’incertitude sur l’identité de chacun(e). L’histoire reste sur ce mystère… Pour fuir, ou tenter de se retrouver, Marc va partir très loin. Il s’envole pour Hong Kong, une ville où il peut vraiment être un étranger.  De sa chambre d’hôtel, il écrit une carte à sa femme : « Je ne vois rien sans tes yeux … » Sur une île de pêcheurs, dans un hôtel délabré, il retrouve sa femme, elle est heureuse que Marc se soit enfin rasé la moustache… Est-ce un rêve, une hallucination un cauchemar éveillé ? Pourquoi cherche-t-il à contenter sa femme en se privant d’une part importante de lui-même ?

C’est aussi l’histoire de certains couples, ou de relations (trop) proches, qui ne se voient plus à force d’être ensemble, ou plutôt, chacun croit voir ce que l’autre voit dans une illusion de fusion où l’autre et soi sont ne font plus qu’un, mais lequel, comme dirait Oscar Wilde ?... L’indifférence s’installe, les identités s’effritent, autant que la relation s’étiole douloureusement.

 

L’être humain ne cesse d’osciller entre le vœu de maîtrise et le doute concernant son individualité, son identité. Il s’agit là de la difficulté à se sentir exister et de la souffrance que cela implique. L’identité intérieure ne dépend ni de l’apparence, ni du regard supposé des autres. Le sentiment d’être le plus en accord possible avec soi, au-delà des sensations d’étrangetés - familières ou inquiétantes – permet de construire des ponts, de se relier à son soi, et sans confusion aux autres et au monde… 

 

 

Ø       Erri De Luca, Une fois, un jour, Verdier, Lagrasse, 2002.

Ø       Rosetta Loy, Les routes de poussière, Payot, Paris, 1995.

Ø       Elsa Morante, Donna Amalia et autres nouvelles, Gallimard, Paris, 1967.

 

 


 

[1] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Folio, Paris, 1985.

[2] Emmanuel Carrere, La moustache, Roman, P.O.L, Paris, 1986. Le film est sorti en France en juillet 2005.