LE SCHIZOPHRENE

(Écriture dédiée à Bois-Sans-Soif)

 

 

J'ai fait, pour honorer la mémoire de Perrier, une petite fiction, d'autant que j'avais eu le bonheur d'avoir François comme analyste. Un analyste incarné, loin de toute neutralité, loin d'un silence composé, qui savait être un bon docteur, prendre une tension (en me demandant avec humour de n'en rien dire … ), qui savait "être là" pour les larmes comme pour le rire. Bref, qu'il y avait du corps, loin des "corps malades du signifiant" …

Ma fiction était construite sur un mot d'ordre de l'AIHP (Aide à la recherche orthopédique…) concernant un dénommé "schizophrène". Comme j'en étais moi-même à la recherche du capitaine Némo, j'ai retraversé vingt mille lieux sous les mers, pour retrouver trois fouineurs que j'ai tenté de faire coexister, vu qu'ils avaient l'air de flairer des choses sur l'Humain. Je déchiffrais, en faisant moi-même mon retour à Freud, hors temps, en comparant des manuscrits, comme on se soumet aux déchiffrages des écritures dites "premières" en Mésopotamie, en Babylonie, en Translakanie, en Hypnotie … pourquoi donc l'Humain s'inscrivait et comment … qu'est-ce qu'on savait des traces, des graffitis sur les parois des grottes … quand, l'homo erectus ? … et le Sapiens  donc ! … Alors, j'identifiai ces trois fouineurs par leurs majuscules SF, JL et FP … en repérant un peu de leurs pulsions et de leurs destins … mais toujours centrée sur "le schizophrène".

 

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Mon premier fouineur SF, daté grossièrement de deux siècles avant moi … je compilais des textes traduits en de multiples surimpressions.

Ledit SF se révélait un passionné lecteur du rêve, qu'il désignait comme le seul accès à l'Ics, sans lequel celui-là nous resterait l'Inconnu. Renseigné par ses malades en souffrance, il voyait dans l'état Sommeil/Rêve, comment l'Humain machinait lui-même une finalité orientée par la fuite du Déplaisir pour garder un pouvoir sur ses satisfactions. Je lisais "un organisme en détresse qui se procure une première orientation dans le monde grâce à ses perceptions sensori-motrices, lesquelles permettent une action musculaire qui fonde la [première] différence entre le dehors et le dedans."

Je voyais SF, avec son jeu de construction, doter l'Homme d'un appareil psychique, où cet Ics premier, pratique "un langage d'organe" et comment la Pensée, oui, la Pensée, fait avec une rếalitế, qui n'a, d'abord, aucune existence extérieure, vu que le Moi quasi fœtal primitif préfère l'hallucination comme moyen de fuir le déplaisir (insatisfaction des motions de désir). Cette Pensée construisait un "Principe de Réalité" qui s'avérait, peu à peu, pour SF, une « épreuve de realite ». Cet Humain, lieu de détresse et d'impuissance, s'en tire … par des inhibitions, des détours, des déplacements, des renversements en son contraire … Son Moi-perception s'oppose, refuse un dedans  comme un dehors. Moi, incertain, flottant, que je comparais à celui des cosmonautes, quand ils reviennent sur terre, mous comme des larves, tombant dans la pesanteur de la Terre …

Puis, je voyais un SF trouver "plusieurs langages" dans le rêve … retrouver lui-même une analogie avec les hiéroglyphes … des mises en rébus : fragments de mots mis en images sonores et visuelles. 

Mais je découvrais aussi un autre SF, dans d'autres manuscrits isolés, des lettres à WF, un SF souffrant de migraines … son cœur … son cigare … un langage d'organes en mal de l'amour de l'autre, son ami. A qui il rêve aussi : pour le défendre des soupçons de folie, par une identification semblable à celle de ses malades hystériques … Bref, un bon docteur névrosé qui offre son cadavre à la Science via la postérité, pour maintenir son rêve du rêve … Tiens, voilà l'œdipe ! Mais je me disais : pourquoi ne pense-t-il pas la croyance à propos de l'oracle ? … SF semble préférer une pulsion … celle de la mort …

Mais, le schizophrène? Je le vois enfin ! C'est qu'il dérange ma théorie, dit SF. Ou qu'il va la faire progresser, non ? Mais, là, SF écoute les autres car il ne veut pas rencontrer les névroses narcissiques. JL non plus … FP, lui, dira oui, au schizo qui dit toujours non, qui EST son "non" par son négativisme. l'appareil psychique, cela passionne plus SF. Il écoute Tausk et sa "machine à influencer", a lu Bleuler. Mais alors, c'est quoi … ces barrages … ce goût sophistiqué pour les mots … ces refus … ce maniérisme …  cette ironie … pourquoi, quand il y a le feu, il ne fuit pas, pourquoi ce sont ses proches qui l'en retirent ?

Ce schizophrène-là, pour qui "un trou est un trou - mot à mot -" … soit un mot-chose et non une "représentation de chose" … "où les deux éléments mot et chose ne se recouvrent pas". A quelle finalité paradoxale concourt son surinvestissement du Pcs ? "Il ne refoule pas" comme mes névrosés, qui, eux, refusent "la traduction en mots, lesquels doivent rester liés à l'objet". Ah ! ce schizophrène, il m'oblige à tout redéfinir et je vois bien que même les mots sont liés à des perceptions sensori-motrices !

Alors SF, celui qui voit le délire comme une guérison, la drogue aussi, me surprend. J'en reste sur le cul.

 

 

"Pour sortir de cette difficulté, on peut dire que cet investissement de la représentation de mot n'appartient pas à l'acte de refoulement mais au contraire représente la première des tentatives de restitution où de guérison qui dominent de façon si frappante le tableau clinique de la schizophrène. Ces efforts tendent à récupérer les objets perdus. Et il se peut bien que dans cette intention ils prennent le chemin de l'objet en passant par l'élément mot de celui-ci, ce qui les amène alors à devoir se contenter des mots à la place des choses."

 

 

Donc, il se donne les moyens, notre schizo, de ne pas perdre ses objets … il se guérit ! Mais voilà que SF, se voit lui-même dans sa théorisation comme menacé … et nous aussi, qui théorisons … : et si nous étions coupés du langage du corps par une fixette sur les mots étincelants ? Il y a un risque

 

"Lorsque nous pensons abstraitement, nous courons le risque de négliger les relations des mots aux représentations de chose inconscientes et l'on ne peut nier que notre philosophie revêt, dans son expression et dans son contenu, une ressemblance qu'on n'eût pas désiré lui trouver avec la façon dont opèrent les schizophrènes."

 

 

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J'arrive à mon deuxième fouineur, JL. Voyons comment ce génial théoricien, qui annonce un retour à SF, fait avec le "risque" : ce risque, je … l'objective dans ma structure du sujet ! Un "a", donné comme perdu, comme Réel, comme Impossible. Nous sommes loin de "l'Épreuve de Réalité" que doit faire le Moi Cs de SF. Soit, un énorme travail … Où donc alors une thérapeutique pour cet Impossible ? Est-ce que c'était écrit ?  Un destin dans la paume écrite ?  comme dit un poète …

No problem ! Je … anticipe : je … affiche le $ au fronton de mon édifice. Je … me barre… et, d'ailleurs, oui d'ailleurs je … fonde, moi tout seul (ils sont au moins dix …) l'EFP … puis, la passe que je … surveille. Moi, oui, vous, non. Pas sans moi.

Ah! La mère qui redonne son pouce à l’enfant, pour pouvoir dormir, elle !! Serait-ce, elle, le monstre recherché ? Et voilà,  das DING, "la Chose", l'objet incestant primordial ? Qui serait en mesure de critiquer cela ? Oubliant son superbe énoncé sur la parole du psychanalyste ("vide" ou "pleine", bien sûr, pas d'autre choix), voici que "l'inconscient est structuré comme un langage". Et si c'était l'inverse ? (Et le "renversement en son contraire", n'est-ce pas chez SF qu'on trouve ça ?…). J'anticipe sur FP, qui nous livre une critique de JL, dans Les corps malades du signifiant, où FP voit, avec Baudrillard, "une réduction séméiologique" où "l'inconscient n'est plus le discours de l'Autre mais un ensemble de signes, de marques voire d'un ensemble de lettres. ".

Mais, en fouinant, je vois que JL a recours, pour soigner, la nuit, de préférence, à une voyante, une certaine F. Dolto … laquelle ne se contente d'un Je, qui assomptionne, comme la Vierge Marie, en Immortelle, mais, qui trouve, dans les Evangiles, le moyen de prendre un Risque : celui d'user de la Parole, dans un au-delà du discours sur, avec amour, ce qui a pour effet une résurrection (à l'instar de celle de Lazare qu'aimait le Christ ?). Elle possède une autre grammaire ("Aux jeux du Désir, les dés sont pipés") … Notre JL a mieux qu'un frère, une sœur qui a foi dans le futur incarné au présent. Le fœtus-Moi n'entend-il pas la voix de ses deux parents et ne se trouve-t-il pas, de facto, marqué (ou non, hélas ! …) par le désir d'un autre et, dès lors, n'a plus peur de naître.

Las ! Je … n'ai que des élèves … Reste que, pour résoudre la question persistante de leur mélancolie, je … leur théorise le Dé/ s/ Être. Quant à mon Moi, je … le nourris de livres, au beau milieu d'un repas familial … toujours un pot de moutarde vide ou plein, le renversement en son contraire … Nous sommes loin de SF qui invitait ses malades à sa table.

*****

 

Je découvre FP, mon troisième fouineur qui, lui, traite de la schizophrénie, en suivant, dans la réalité, des patients schizophrènes, qui prend au sérieux la trouvaille de SF que le schizophrène, par sa verbalisation, garde contact avec l'objet perdu. Et voilà FP qui surenchérit, dans cet acte de guérison, l'encourage à faire son histoire, s'affronte à la terreur qu'a son patient de "faire le saut", c'est-à-dire, de faire lien avec lui, en respectant peu à peu leurs différences réciproques. Il l'habitue à prendre des risques avec cette altérité actualisée, pour vaincre cette peur de "se perdre dans l'autre".

Et, FP de satiriser, avec son humour habituel, l'erreur de conduite où l'analyste de schizophrènes ressemble fort à la façon dont l'analyste des névrosés est vu par son patient névrotique, alors que, pour FP, "il doit faire état de ce qu'il est, prendre parti, formuler des jugements de valeur et de réalité." Quinze ou vingt ans après, dans Les corps malades du signifiant, FP se plaindra de l'excessive adéquation, chez certains psychanalystes, à une idéologie qui transforme leur pratique en un code perversifiant le contact réel parlé avec leurs patients. On croit lire Ferenczi ! La schize est dans nos murs ! sous l'emprise de ceux que FP baptise Efnarques. C'est-à-dire que le signifiant fétichisé devient "une passion du code lui-même". Et cette passion les prive du désir de guérir …

 

 

 

Ce n'est pas ça qui manque à notre FP, qui face à ces :

 

"Voyageurs sans bagage, sans patrie, sans itinéraire, qui ignorent à ce point leur statut d'étranger qu'ils ne se sentent jamais importuns, pas même responsables, jamais insignifiants. De la place où nous sommes, le schizophrène a bien une histoire mais elle ne lui appartient pas. Et voilà en quoi il est extraordinairement actuel. Elle n'est que celle de ses géniteurs pour autant que ceux-là ne sont eux-mêmes que des enfants mal structurés sous des travestis parentaux. On guérit quelquefois, dit-on, un schizophrène, il le croyait fort, en soignant son père et sa mère. C'est en effet le roman familial de chacun des parents qui prédestine à la psychose, qui fait du dernier-né le résultat aberrant d'une collusion inconséquente, le succès biologique d'un malentendu. Nous avons, pour notre part, présenté l'intrus qui est le fruit de leur union, cet intrus qui peut être un gêneur, un inattendu dans son existence et son sexe, un objet d'étude, un jouet inespéré, un étranger de marque, un enjeu ou un fétiche, mais qui n'est jamais reconnu dans la vérité virtuelle de son devenir propre."

 

Plus loin

 

"Sous la glace de l'ironie, le verbe schizo étale l'arc-en-ciel de ses significations latentes et de ses surdéterminations, éparpillées par le prisme de la dissociation […]. Si le malade prodigue ses richesses c'est qu'il ne les donne à personne […], dès qu'il se sent entendu, il se réfugie dans la rétention verbale. Il veut bien être aliéné, mais craint de se perdre dans l'autre."

 

La place que FP se décide  à occuper, il la définit clairement :

 

"Et notre rôle […] est d'accepter ce matériel toujours insolite, ce bric-à-brac verbal, ces cadeaux en miettes, comme si l'on était le banquier, voire le recéleur de trésors apparemment hétéroclites ou dérisoires, qu'il fallait rénover, recoller et restituer au bon moment […] une réassociation, une orchestration des morceaux de discours enregistrés."

 

"Notre tâche va consister à symboliser, c'est-à-dire réintroduire ce retranché, et non ce refoulé, dans l'univers subjectif du malade pour tenter d'introduire celui-ci à l'exercice des vérités ( pas des réalités, des vérités ) frappées de forclusion. Tâche utopique, dans bien des cas, tâche, à notre avis, presque impossible pour un couple thérapeutique classique."

 

Il suggère, à ce moment-là, une cure à deux thérapeutes où:

"Il s'agit moins de définir des rôles respectifs et d'opposer l'éventuel activisme de l'un et le non interventionnisme de l'autre que de souligner la fonction de leur coexistence officielle, la valeur de l'absence de l'un lors de la présence de l'autre."

 

Reste que, dans la place où il se tient, qu'il définit comme son éthique, qui est de soutenir le pari, pour un autre, qui en a manqué, d'être le tenant lieu de cet Autre manquant :

"Car c'est à un refus de guérir que l'on se heurte en définitive, le jour où le malade, poussé dans ses retranchements, nous défie de le guérir malgré lui. C'est alors qu'il faut lui faire sentir toute l'intensité des liens qui l'unissent au thérapeute en le soumettant à un véritable chantage à l'abandon, alternant avec la véhémence d'une indignation généreuse destinée à officialiser, entre lui et nous, la certitude qu'il est fou, et qu'on en a assez qu'il le soit. Si cette sorte de bourrade thérapeutique survient au moment électif, on déclenche une intense exacerbation de l'agressivité, agressivité clastique qu'il faut affronter sans la subir et sans en avoir peur."

Comme on le voit, FP, dès ses débuts, soutient, par son éthique, sa radicale différence avec la fétichisation du signifiant,

"Lequel, surinvesti, permet au sujet, non pas d'être décentré par son inconscient - comme l'avait dit Freud en parlant de sa découverte - mais de se centrer dans son inconscient … de trouver sa personnalité dans son inconscient. Inconscient qui devient un système de signes dont le corps est finalement le dernier porteur."

 

Mais FP ne désespère pas de la psychanalyse :

"[…] un espoir quand même […] l'analyse freudienne, le rapport d'un sujet à l'autre entre deux analysants […]

 

Même si, dit-il, tout ça peut rester "mal théorisé"…

 

 

Pour nous, il reste donc la schizanalyse à l'issue de tout ça : traversée des mythologies familiales, des clivages incarnés, c'est le lot de l'analyste aujourd'hui. Prendre acte de rendez-vous réguliers avec quelqu'un (ou personne, comme notre schizo) implique d'être soi-même un peu schizé pour ce faire, vu que nous n'avons contrôle ni sur le temps ni sur l'espace. Prendre cet acte d'engagement suppose en effet une éthique; FP nous en dessine le chemin et la place. Être en face d'un humain, qui se prend pour un trou (femme ou homme), d'un père qui se réduit à son pénis (ou à sa semence), ces êtres qui se fabriquent une légende généalogique particulière, et une fiction sur la conception elle-même … reste un choix à toujours refaire …

A l'appui, un petit exemple clinique : alors que nous étions en train de parler d'un délire d'adoption à propos d'un malade arrivant en consultation, lequel croyait être  une goutte de pluie, sa mère racontait, dans le bureau voisin, qu'il avait été adopté réellement. Faut-il continuer cette juxtaposition d'écoute ? Et jusqu'où ? ….

                          

                                     *****

Je vous laisse penser, avec mon propre décousu, que je n'aimerais  pas, comme disait Freud, qu'on allât jusqu'à me prendre, à mon tour, pour une dite schizophrène … Mon dernier rêve est impératif : "Sors !" … soit de l'hallucination comme du désêtre mélancolique, soit de la folie …

Que donc ma fiction reste un hommage à l'humain, l'amour et l'humour de notre Bois-Sans-Soif, notre superbe merle moqueur.

 

 

Michelle HARTEMANN,

Paris, 31 mai 2008

 

 

 

 

 

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