La notion de vide, concept-clé dans la psychose

Stefan Hassen Chedri

"L'existence est plus ancienne que tout moi (c'est pourquoi les éléphants sont vénérables, images monumentales et sagement frippées de l'immémorial) et c'est elle qui creuse un moi : non pas donc un "moi" mais la forme (du) "chaque fois mien" - pure forme" (1).

La schizophrénie est une fuite du vide. Elle est bâtie sur l'absence de vide (oubli de l'oubli). C'est ce qu'avance Jean Ourv à partir de sa clinique, qui rejoint celle entre autres, de Ginette Michaud. Pour François Tosquelles, c'est une catastrophe existentielle. Ce qui renvoie à la logique de l'Existence.

II y a. j'y suis. Il y a de l'Un, je suis.

Le "Y" renvoie au lieu, au site où de l'unicité apparaît, à la dimension pathique. Dit autrement, dans la schizophrénie "il y a", mais "il n'y a pas d'l'Un".

Il faut donc articuler logiquement au concept de vide les concepts d'Existence, de Un, pour un peu avancer sur cet oubli de l'oubli qui est à l'origine de la diffraction du mouvement de l'existence. (2)

Le détour par certains philosophes asiatiques nous permettra peut-être de sortir, comme le dit Jean Oury, d'une logique représentative, trop cartésienne, trop logico-positivisie pour avoir accès à ce site d'émergence (c'est-à-dire la dimension pathique) de la manifestation de la Présence (3) ou de l'existence en rapport avec le concept de vide.

L'Existence est un concept à ne pas nominaliser ou réifier. On doit y entendre un dynamisme, un mouvement : l'existence, c'est une oeuvre qui n'en finit jamais de se construire, de se reconstruire en permanence. Or le processus à la base de la construction de l'existence c'est la gestaltung (ou le rythme, une traduction possible, cf. Henri Maldiney).

On peut donc aussi parler de trouble du rythme (de la gestaltung) pour la Schizophrénie pour deux raisons en rapport avec le vide et le Un :

1. le rythme, c'est la forme qu'on va donner au vide selon Jean Oury. C'est un processus qui n'en finit pas de mettre en forme le vide. Processus qui n'a pas pour but de faire une œuvre objectivée, mais qui est l'œuvre elle-même dans son propre dynamisme. Jean Oury dit en reprenant Antonio Machado : un chemin qui se fait en marchant, il n'y a pas de chemin en soi, le chemin se trace lui-même. Ce n'est pas un chemin qui mène à...

"¡ Caminante : no hay camino !  
se hace el camini al andar."

"Marcheur : il n'y a pas de chemin, celui-ci se crée en marchant" (traduction mot à mot).

Ainsi il apparaît que c'est le processus d'élaboration qui est essentiel : le cheminement créatif et non l'œuvre finie.

2. là où il y a gestaltung, il faut qu'il y ait rassemblement, ce qui fait qu'il y aura de l'Existence, que la personne soit là : "Y a d'l'un".

Ainsi c'est ce rassemblement qui fait qu'il y a de l'unicité et non dissociation (4). C'est comme cela que se pose la question du vide dans une approche phénoménologique, mais ce n'est pas sans rapport avec Freud et Lacan.

Quelques éléments :

- Das Ding : "(…) à partir du vide dans l'au-delà de l'objet (5)" : ce vide autour de quoi va pouvoir se construire quelque chose. S'il n'y avait pas de vide, il n'y aurait pas d'inscription ( 6). Das Ding rend l'inscription possible et c'est le lieu de
cette possibilité d'inscription qui va être à la base d'une création, d'une gestaltung;

- le refoulement originaire : il permet de maintenir dans la structure un vide enclos lequel est une nécessité logique pour qu'il y ait inscription. Aussi Jean Oury définit-il "la schizophrénie comme fuite du vide".

On peut conclure que le concept de vide, important dans la schizophrénie, est aussi un concept nécessaire logiquement dans rapproche phénoménologique de l'existence et le champ de la psychanalyse.

C'est pourquoi Perrier et Granoff, psychanalystes, avancent : "Comme tel, le vide est pour nous une notion malaisée. Il occupe une place souveraine et dernière dans l'expérience humaine, et mériterait une considérable étude. En fait, ce développement existe, mais dans un domaine où l'analyse ne pénètre qu'avec prudence. Divers courants constituent des élaborations du Vide - en Extrême- Orient plus spécialement... "

Et plus loin : "Ce vide, psychologiquement "irrespirable", nous l'appréhendons par ce que, faute de mieux, nous appelons la Chose, pour l'opposer à toutes sortes d'objets. Cette Chose est ce qui, au-delà de tout objet, nous fascine. Mais elle pourra être par nous visée dans certains objets qui seront le leurre de notre rapport au vide. Cette Chose nous met dans un certain rapport avec la mort... "

Ils ajoutent en note : "Le Vide peut utilement servir à éclairer des secteurs vitaux de l'activité humaine et du psychisme"(7).

Aussi la pensée asiatique (bouddhiste en particulier) peut nous aider parce que c'est l'Angoisse face à l'Existence qui est le départ des réflexions de Gautama (le bouddha historique), des réflexions d'une redoutable lucidité sur l'Existence.

On peut se référer à cette Épreuve, disons existentielle, soudaine, qui survient parfois, pour certains, que l'on n'oubliera jamais, quelque effort que l'on fasse. Où l'on sent une manière d'étonnement à être là, qui livre passage, à une crainte,
à une horreur du simple fait d'exister.

C'est alors qu'on se heurte, juste un moment, au mur d'une sorte de néant qui
nous entoure, avec un sentiment torturant de notre impuissance, de notre désarroi
total en face de ce fait étonnant qu'on existe, désarroi qui est ['épreuve de l'angoisse essentielle, originelle. Ce que l'on fait d'ordinaire est de prendre appui sur quelque chose d'autre que ce centre vide de nous-mêmes (8).

Étudier et approfondir ce qu'est "Exister" fera le fond des penseurs asiatiques qui suivront son enseignement. Ils avancent le concept de vide comme la nécessité d'une réflexion poussée à l'extrême, radicale, sur l'Existence entre autres...

Que disent-its de l'Existence ? Très sommairement :

- c'est le règne de l'Impermanence ; l'éphémère est le fondement de la vie : le devenir est évanescent, l'instabilité est fondamentale ;

- il n'y a pas d'essence, mais que des existences ;

- et, pour triompher de l'angoisse fondamentale, le seul moyen est de ne prendre appui sur quoi que ce soit : soit sur "rien" (ce qui n 'est pas sans rapport avec le désêtre chez Jacques Lacan).

D'autre part, d'une façon plus générale, c'est une pensée qui rejoint des Préoccupations actuelles sur l'existence, l'angoisse, le désir, le dépassement des dualismes (corps-psyché, Existant-monde, l'Être et le Non-Être. l'Un et le Multiple, le Même et l'Autre, etc.).

C'est une pensée qui s'est construite sur une reprise critique de la pensée indienne. C'est important, car un point central sera la mise en cause de l'Un absolu, de la substance, du Soi ou de l'Ego.

On pourrait dire approximativement dans notre langage. que le bouddhisme prend son départ dans une critique de l'onto-théologie, mutatis mutandis.

Et l'on sent bien que la question du vide est liée à ce problème : l'être de l'Un,le non-être de l'Un, etc.

Alors, dans une approche pathoanalytique (cf. Jacques Schotte), la psychose (schizophrénie) justement montre qu'il y a une "défaillance" de la possibilité d'exister, soit du " Un " de la Présence qui, disons, entre autres, définit l'Existant("Y a d'l'Un").

On peut donc dire que cette défaillance renvoie à des troubles du mouvement de mise en forme de l'existence en situation pathique dont le site est le corps (leib) et de la temporalité primordiale : c'est-à-dire le rythme.

À défaut d'un tenir Un (consistance de l'Existence (9)), on a une sorte de multiplicité sauvage : dissociation... On peut conclure de ce que montre la psychose :

- si la vie est donnée, l'Existence advient (advenir pour devenir) ;

- l'Existence est un processus permanent de mise en forme, de recollection des multiplicités jamais achevée, de lutte contre "le péril de l'inconsistance".

Pourquoi ?

Ontologiquement, dans l'horizon de pensée qui est le nôtre actuellement et en s'appuyant sur Nâgârjuna (maître bouddhiste indien, IIe - IIIe siècles), il n'y a pas d'être de l'Un, ou un " quelque chose " de l'ordre d'un principe qui développe ses prédicats, une unité substantielle permanente.

On peut donc avancer qu'Exister :

- c'est éprouver le désêtre de l'Un ;

- mais "Y a d'l'Un", pour reprendre Lacan.

C'est dans cette proposition contradictoire que réside la question de l'Existence :

- qu'il y ait de l'Un de la manifestation multiple de la Présence ;

- que l'Un n'est pas, plus précisément qu'il n'y ait pas d'être de l'Un.

On voit qu'on peut repérer la question du vide à partir du paradoxe de la consistance de la manifestation de l'Existant, c'est-à-dire l'Un de la Présence. Mais la Présence n'est en rapport avec aucune substance, Entité-Une suprême ou
En-soi qui lui confère une unicité.

Il n'y a pas d'être de l'Un. Ce qui est. c'est le multiple des sensations, de l'hétérogène. de la différence, des singularités ou des agencements singuliers de sensations. Et il faut que ça prenne, qu'il y ait prise, que le multiple consiste (Un), que la manifestation de la Présence consiste.

Donc "Y a d'l'Un". Mais le Un n'est pas antérieur au processus qui emporte toute la logique de 1'existence ; et ce n'est pas le dénombrement de l'ensemble qui fait tout.

L'Un de la manifestation de la Présence (10), c'est l'unité dynamique de la forme et le régime de la forme, c'est le pathique.

L'Un c'est la consistance, consister, tenir ensemble, et ce n'est pas la complétude. On remarque que :

- la consistance n'exclut pas la question du vide en général ;

- la complétude, en revanche, exclut toute question du vide. Elle renvoie à un être fictionnel du Un, maîtrisant l'hétérogène, le différentiel, une sorte d'ensemble de tous les ensembles, saturant la situation. On est dans l'illusion. L'Existence n'est pas une belle unité (11).

Alors à quoi tient ou de quelle logique relève la consistance ? Si le rassemblement Un (kinésis du Logos, comme dit Jean Oury) de la Présence ne s'appuie pas sur l'effectuation d'un En-soi subsistant a priori, que ce soit dans l'immanence ou la transcendance ?

La consistance relève d'une logique qui renvoie à un mouvement de retrait qui "im-présente".

Il y a de l'im-présentable, c'est-à-dire du "hors" manifestation qui n'est ni dedans, ni dehors.

Quelque chose se retire pour du relief. Mais ce quelque chose n'est pas non-manifesté. mais im-présenté (hors) parce qu'il est une nécessité immanente à la manifestation.

Quel est le statut du " hors-présence ", de l'im-présenté ? Il est et n'est pas à la fois...

"Im-présenté" : cela ne signifie pas forcément "in-existant", mais "existant hors" ; ce qui n'arrive que dans la donation de la Présence liée au corps qui, lui, n'est ni au passé, ni au futur. On n'échappe pas au présent du corps, fondamentalement. Mais ce présent recèle une tension interne, un mouvement rythmique. Il n'est pas statique, stable. Il pulse d'une différenciation interne permanente.

Ce qui arrive perpétuellement, dans la manifestation multiple, s'érige, se construit, se reconstruit en permanence. Rien ne s'arrête jamais. Du point de vue temporel, la gestaltung est la genèse du présent à tout moment donné (12).

Cette mise en forme permanente, toujours reprise, fait que l'Existant, défini comme Présence, est toujours à l'avant de soi. en étant en soi (cf. Heidegger).

Là, il y a quelque chose comme une tension interne qu'on peut nommer vide, ou possible kénotique, de l'ouvert (13), de l'ouverture. On voit donc que la consistance, ou le "Y a d'l' Un", le fait que la personne soit là avant le moïque, comme dit Jean Oury. nécessite logiquement le vide.

Mais ce que montre aussi la psychose, c'est qu'il y a des seuils d'approche de ce "Rien" ni dehors ni dedans, proche de l'angoisse du vide, des fissurations, des manifestations de la Présence en situation quand le Un "in-consiste". Là, on change de côte sans franchir de bord comme dans la bande de Möbius.

D'une certaine manière, la Présence n'a qu'une dimension : dans la même situation, elle passe de la consistance à l'inconsistance, de l'Un au délitement de l'Un, à " la ruine de l' Un " qui porte au bord de l'angoisse du vide.

Pour conclure provisoirement

On a vu que dans la pensée asiatique, c'est dans l'existence et en rapport avec l'angoisse qu'apparaît la question du vide. C'est donc là, dans la logique de l'existence, qu'elle doit être traitée avant tout, éclaircie, étudiée.

La notion de vide apparaît comme une notion existentiale transversale à la Situation pathique et au site (corps). Ce que nomme le mot "vide" est transversal à l'Existant et à la situation : ni immanent, ni transcendant, ce n'est pas un concept empirique, ni un concept ontologique ou onto-théologique.

C'est un concept existential : on appréhende sa fonction dans la logique de l'Existence, dans la logique des événements et des rencontres... Mais cela conduit à formuler des propositions qui nomment le paradoxe du vide et de l'Existant :

- il y a de l'Un et l'Un n'est pas. Il n'y a pas d'être de l'Un. ni du non-être de l'Un ;

- aussi, il y a de la consistance, mais la complétude est illusion ;

- la complétude. ce n'est pas l'Un, donc il y a de " l'im-présenté " dans la situation pathique de l'Existant ;

- il y a de "l'im-présentable" dans la Présence ;

- et il y a du "hors" dans la manifestation de la Présence : ni dehors, ni dedans, ni immanent, ni transcendant ;

- enfin, le " hors " de la manifestation de la Présence, "est et n'est pas" ;

- la singularité, l'événement. la rencontre "ex-sistent" à l'Un et à la complétude.

La logique de l'existence et du vide conduit a de tels paradoxes que c'est difficile à comprendre dans nos cadres conceptuels, aussi abstraits soient-ils (philosophie occidentale et judéo-chrétienne).

C'est pourquoi on fait ce détour par la pensée asiatique, pensée qui :

- vise à se dégager de l'Ontologie et questionne de manière originale la question de la Vérité en rapport avec la vacuité ;

- ne fait appel à aucune parole révélée, aucun présupposé métaphysique, théologique ou mythologique. Pas de transcendance, de Dieu ou de Substance ;

- affirme qu'il n'y a pas d'essence, ni de substance. Que l'universelle vacuité régit le monde :

- affirme que le vide n'est pas le néant ;

- n'est pas dualiste au sens cartésien : à tous les niveaux d'analyse, de réflexion, le corps n'est pas séparé de l'esprit ;

- enfin, qui dépasse les dualismes en général : existant - monde, un - multiple, etc.

Le dépassement des dualismes rejoint la dimension pathique.

Pour finir, une conséquence importante : de tout cela. exposé un peu rapidement, on ne peut conclure à l'inexistence réelle des choses. Les expériences humaines, même si elles demeurent au plan des phénomènes, ne doivent pas être niées, quand bien même la part d'illusion est importante. Nâgârjuna ira jusqu'à affirmer que le vide et les phénomènes sont l'expression d'une même non-réalité (absence d'En-Soi. d'Absolu. etc. Pas de principe premier ou de sens ultime...). Mais si la vacuité est absence de Réalité (négation de la substance), elle n'est pas équivalente au néant. Le vide n'est pas distinct des choses, ni des phénomènes.

Et il n'y a pas de différence entre le "va-et-vient" du monde dépendant et Conditionné (samsara) et le vide ; mais ils ne sont pas pour autant identiques : ni identiques, ni séparés.

Tout cela reste modeste : ouvrir à des questions, des pistes de travail. C'est le début d'une exploration encore en chantier de la question du vide à partir de l'existence et par le détour asiatique, et cette exploration est loin d'être finie...

Time and Tide
CQFD

Publié aux Ed. Eres in La psychanalyse, encore
sous la direction de Claude Boukobza

 

Notes :

1. Gérard Granel, " Qui vient après le sujet ? ". dans Cahiers confrontation n° 20, Paris, Aubier, 1989, p. 132.

2. Cf. Schizophrénie et fragmentation, thèse de Pierre Poussin.

3. La Présence ne peut se définir de façon objective ; on ne peut parler de la Présence qu'à partir du présent et le présent ce n'est pas l'encastrement dans le temps.

4. Cf.La notion de Un chez Lacan, thèse de Françoise Bétourné.

5. Granoff et Perrier. Le désir et le féminin, Paris, Flammarion. 2002, p. 39.

6. Cf. La fonction forclusive chez Jean Oury.

7. Granoff et Perrier, ibid. p. 40.

8. Edward Conze, Le bouddhisme, Paris. Payot, 2002, p. 28 sq.

9. L'Existence est à considérer en rapport avec le Réel ; l'Existence dépasse les différents dualismes dans sa dimension primordiale ; c'est dans cette direction que je pose la question de la consistance

0. Henri Maldiney, Ouvrir le rien, l'art nu. Encre marine, 2000, p. 46.

11. Henri Maldiney. op. cit., p. 47.

12. Henri Maldiney, op. cit., p.47.

13. L'ouvert n'est pas le projet.