psychanalyse In situ


Objet et création

 


Quelques mots pour ponctuer cette matinée que nous voulons surtout consacrer à l’échange et à la discussion.
L’enjeu de ces journées était bien depuis le début de susciter l’intérêt pour la clinique et la théorie analytique qui cherche à en témoigner.
Non pas un intérêt passif ou à distance mais l’envie de vous saisir des concepts, de vous les approprier, bref de vous mettre à votre tour à créer votre objet clinique .
C’est un aspect qui me semble peu souligné: la clinique n’est pas seulement le constat de ce qui vous est présenté, symptôme, délire ou hallucination.
Ce n’est pas un enregistrement sur une cassette de magnétophone qui peut d’aucune manière en tenir lieu.
S’il importe de respecter effectivement, d’abord et avant tout, ce qui est dit par le patient, ce respect va avec une création, une construction qui vient donner lieu et corps à ce qui est dit .
C’est en ce sens que nous prenons acte de ce qui est dit dans la cure. C’est à dire en tentant de ramener ce qui est dit à un acte psychique , ou encore à faire en sorte de rappeler ce qui dans la parole peut faire acte .Cela va avec l’engagement de l’analyste , va avec son souci pour ce qui fait l’objet de l’analyse . En effet , selon l’indication de Lacan l’acte va avec l’objet .
Pour que l’on puisse parler d’acte analytique, il importe que l’objet soit engagé. La difficulté consiste bien sur à préciser le statut et la place de cet objet.
La cure analytique peut être envisagée comme une confrontation à l’objet . C’est elle qui fixe l’enjeu crucial de l’analyse, mais aussi sa difficulté majeure. Nous avons chacun notre façon propre de traiter l’objet, il faudrait dire aussi « d’être traité par l’objet».
L’expression « il me traite de … » , parfois seulement ramenée à « il m’a traité », si elle touche à l’insulte, thème qui a déjà été abordé par G.Sebille lors d’une précédente journée clinique, nous donne une indication sur l’objet .
Peu importe finalement le choix du terme, il fera insulte s’il est mis à une certaine place : mettre le sujet en position d’objet, « il me traite comme une merde », mais aussi, et c’est cet aspect que je veux souligner, faire de l’objet l’instrument de l’insulte. Je suis attaqué par l’objet, c’est l’objet comme tel –ici le mot ramené à l’objet– qui devient le projectile, l’agent même de l’action .
Notre manière singulière de traiter et d’être traité par l’objet nous échappe le plus souvent . Elle est ce qui marque sans doute le plus notre spécificité extrême, dans notre façon de dire, d’agir, d’aimer, de désirer, et pourtant elle reste inaperçue. Voilà l’objet de la psychanalyse, et cela dans les deux sens du terme : ce qui fixe son objectif et ce qui situe ce qu’elle considère comme objet . Il s’agit bien sûr de l’objet du désir que Lacan installera dans sa fonction cruciale d’ « objet cause du désir » .
Très schématiquement nous pourrions repérer trois moments dans ce que l’analyse déploie . Trois moments qu’il ne convient pas d’envisager comme des moments chronologiques puisque qu’ils sont co-impliqués tout au long de la cure.


1 . L’énigme du symptôme qui appelle le sens, tout particulièrement sexuel, et qui constitue l’un des moteurs du transfert. L’objet est bien impliqué dans le symptôme, comme dans le rêve, mais il est alors rabattu sur l’objet supposé du désir .Autrement dit, la révélation de celui ou celle qui en serait le destinataire. C’est une approche imaginaire de l’objet du désir.
2. Une équivoque, une impossibilité de décider d’un sens au désir. Il y a une complexité du désir, repérable par exemple dans le phénomène de condensation du rêve : un personnage peut ramener à trois ou quatre autre qu’il condense. Où est alors l’objet du désir ? Il est difracté , insituable de façon unique . L’objet du désir est lié à une organisation qu’on appelle symbolique, qui importe plus que la signification .Parler du désir suppose dès lors de parler de plusieurs places, plusieurs positions qui s’articulent . Nous sommes déjà dans la création puisqu’il s’agit de métaphore rapprochée par Lacan de la condensation .
3. Un passage enfin de la plurivocité du sens au non sens et au vide. Cela se repère déjà par le biais du fantasme .Nous ne serions plus alors par ce qui est visé par le désir –signification imaginaire ou complexe symbolique– mais dans ce qui se situe en arrière du désir, dans ce qui serait le moteur du désir.Il s’agit dès lors de ce qui fait désirer, là se situe le fantasme. Chercher ce qui suscite le désir ramène au fantasme comme le fantasme ramène à l’objet.


Pourquoi le fantasme est-il condition du désir? Parce-qu’il est précisément notre manière privée de traiter l’objet, de le mettre en scène. Grâce au fantasme, je peux en quelque sorte apprivoiser la puissance de l’objet. Par le fantasme je peux nouer l’objet – qui est en fait innommable et sans image – à un scénario, un montage . Là où l’objet se trouve présent sans le fantasme, c’est l’angoisse .
Mais l’aspect que je veux souligner aujourd’hui c’est que l’objet va avec la création dans la mesure même où il donne lieu à la construction, la création d’un fantasme. Dans le fantasme le sujet invente son lien à l’objet. Cependant, le sujet peut être asservi au fantasme car le ressort foncier du fantasme c’est que le sujet se fait objet. Il devient l’objet, il devient cette voix, ce regard, ce déchet qui doit assurer la jouissance de l’Autre .C’est le socle pervers de tout désir.Cette dépendance à l’objet recouvre nombre de thèmes qui ont été abordés au fil de ces journées cliniques : l’enfermement, la répétition, la cruauté ou encore le silence.


L’enjeu de l’analyse serait de s’appuyer sur l’objet, en l’approchant, le cernant, de façon à ce que le sujet passe d’une fixité qui l’entrave à une mobilité, une ouverture qui est aussi création, en tout cas ouverture sur la création. Si le fantasme est une création, il peut être aussi l’instrument de ma contrainte. Il ne s’agit pas –chose absurde– de supprimer le fantasme, mais de l’assouplir et de ramener à la spécificité du lien à l’objet comme spécificité créatrice. C’est bien l’exemple de l’artiste qui fait de sa singularité extrême -celle de l’objet précisément- l’instrument de son art. Le peintre ou le poète, sera celui qui peut présenter l’objet, le rendre présent dans son oeuvre. Plus simplement dans notre clinique, il s’agira de rester au plus près de ce qui s’ouvre, de ce qui s’ouvre comme objet et qui dès lors peut être source de création.


Je pense à trois patientes qui sont en quelque sorte sur le fil, qui voisinent avec l’angoisse et l’objet et qui sont en même temps dans une démarche créatrice: le théâtre, la peinture,la musique . Une d’entre elles, pour répondre à ma demande de formuler le plus précisément possible ce qui l’a décidé à téléphoner pour prendre rendez-vous, ce qui a fait déclic, dira ainsi : «j’étais au cinéma, j’ai eu l’impression que je pouvais ne plus exister. J’avais la main posée comme ça sur le visage – elle place sa main sur sa joue – c’est comme si je sentais concrètement mon corps, l’empreinte de mes doigts. Ca devenait étouffant, ça a duré un moment. C’est comme ça que je me suis dis que je pouvais ne pas être.»
Comment dire plus nettement que c’est au moment où la présence du corps, d’une partie du corps, semble se détacher dans sa densité propre, singulière, que le vide s’ouvre. Cette sensation du corps la sort des images qui défilent sur l’écran, la matérialité s’impose et l’angoisse se manifeste comme ce qui en même temps lui permet de se ressaisir, au sens strict, l’angoisse qui lui permet de «s’éprouver», en étreignant, en étouffant.


C’est à ce point aussi que se situe sa démarche de création qui vise à faire «durer» ce qui pourtant est si menaçant.
Laissons Francis Ponge l’exprimer fortement : «Le poète ne doit jamais proposer une pensée, mais un objet, c’est à dire que même à la pensée il doit faire prendre une pose d’objet.»

Christian PISANI,
 6 avril 2004.

(extraits inédits de la Journée clinique du G.R.A.C.E, Amiens)