psychanalyse In situ
La Psychiatrie violentée
Le drame de Pau a donné lieu à
une médiatisation de la situation de la psychiatrie. Le
ministre de la santé s'est mobilisé de façon
remarquable sans doute pour ne pas reproduire l'erreur coupable
de son prédécesseur face à la catastrophe
sanitaire de la canicule. Sans doute aussi en réaction
à l'horreur de ce double meurtre. On l'a vu en urgence
réunir un dimanche les syndicats, puis retrouver les frissons
d'une garde à l'hôpital psychiatrique. Spectacle
!
Cependant, l'annonce immédiate de certaines mesures caressent
l'opinion dans le sens du poil, et chercheraient à rassurer
les soignants. Elles apparaissent particulièrement inadaptées
face à l'ampleur des difficultés de la psychiatrie.
La plus stupéfiante, car totalement à côté
de la plaque : la mise en contact des services qui le demandent
avec le commissariat de police le plus proche ! Comme si face
à une situation de violence ou d'agitation, les soignants
allaient appeler la police ! pourquoi pas la B.A.C. ou les CRS
? Et supposer la police accepter de se rendre dans un service
! Aucune réflexion quant au lien qui s'instaurerait dès
lors dans l'esprit de chacun entre psychiatrie et police ! Voilà
la fliciatrie promue par le ministre de la santé
C'est rester dans la droite ligne du tout sécuritaire
ambiant, et éviter d'affronter les questions sous-jacentes
à la violence qui se développent dans les services
et sur le secteur.
C'est surtout poursuivre la politique de la poudre aux yeux,
de l'esbroufe, de l'esquive, car malgré ces apparences
ou les effets d'annonce, se met en place une politique très
agressive
pour la psychiatrie et les hôpitaux
Nous avons également entendu des syndicats de psychiatres
profiter de ce tragique évènement pour avancer
de nouvelles revendications catégorielles, invoquer les
rémunérations des psychiatres publics comme cause
de la pénurie de psychiatres ! Une honte !
Ce qui frappe surtout dans les réactions publiques c'est
la pauvreté de l'analyse, l'absence de mise en perspective
de la crise profonde qui affecte le monde des soignants, et qui
retentit sur le type des soins institutionnels proposé
aux patients.
En effet, la pénurie a été dénoncée,
le manque de moyens en personnel a été stigmatisé.
Certes ce problème existe. Il est dramatiquement concret
dans le quotidien des services et de la psychiatrie à
l'extérieur des hôpitaux. Le manque d'infirmiers,
la non-attractivité pour les jeunes diplômés
(et le double meurtre de Pau ne va rien arranger à la
situation), la diminution du nombre des psychiatres que ce soit
dans le service public, comme dans le privé, l'insuffisance
de postes de psychologues sont autant de témoins qui sont
" au rouge ".
Mais on ne peut plus se limiter à cet aspect. Ce qui est
en question, c'est la transformation de la psychiatrie, l'abandon
de sa dimension humaine, pour s'adonner à la technique.
Quelle Politique est à l'uvre dans le champ de
la pratique ?
L'ampleur de la catastrophe qui atteint toute la psychiatrie,
publique et privée, est telle qu'il n'est pas un congrès,
un colloque, des journées institutionnelles, au cours
desquels ne soit évoquée la " destruction
" de la psychiatrie. Et ceci depuis plusieurs années.
Le point d'orgue en fut les États Généraux
de juin 2003 à Montpellier, qui avaient réuni plus
de deux mille professionnels tous statuts confondus. Le drame
de Pau vient susciter une effervescence légitime dans
les hôpitaux : il est peut-être encore temps de lancer
un large débat public, d'informer et de stimuler une profonde
réflexion, de provoquer une remise en question des politiques,
des psychiatres et des soignants. L'inflation des nouvelles demandes
faites à la psychiatrie, amplifiée par la psychologisation
de toutes les difficultés survenant dans le champ social
et dans la sphère privée, doit être interrogée.
Après l'affaire de la réglementation des psychothérapies,
voilà un chantier qui doit ouvrir sur des transformations,
car la crise est très profonde, dépasse le champ
psy : elle concerne le lien social lui-même.
Mais d'abord la violence : elle s'est installée dans les
hôpitaux. Les hôpitaux, comme l'école, ne
sont pas isolés du social. Cette violence est directement
liée à la précarisation, à la pauvreté
du Politique, à l'idéologie sécuritaire
qui tient lieu de pensée, au triomphe de l'individualisme
et à la dureté du libéralisme économique.
La violence, elle, s'exhibe sur les écrans, elle est
en expansion, parfois prenant l'aspect de la terreur aveugle,
parfois sous le mode des politiques guerrières, répressives.
Mais aussi sous d'autres modes, plus soft mais tout autant dévastateurs,
dans le cadre des conditions de travail, par exemple.
Dans les hôpitaux psychiatriques, les soignants sont confrontés
de plus en plus à des situations difficiles, et dans le
désarroi qu'elles génèrent, des réponses
à courte vue sont envisagées, et parfois se mettent
en place : pavillons pour malades " difficiles "(?)
" perturbateurs " ( ?); vigiles avec chiens ; élaboration
de procédures pour mise en chambre d'isolement.. Des fiches
" d'événements indésirables "
doivent désormais être remplies ! Mesure dérisoire
qui s'en tient à la quantification, donne l'illusion de
la prise en compte d'un incident. Les chambres d'isolement se
multiplient.
Une véritable régression s'opère et ceci
malgré le développement des traitements psychotropes,
les progrès psychothérapiques et psychanalytiques
dans l'approche des psychoses, la diversité des alternatives
à l'hospitalisation, l'implantation de la sectorisation,
la multiplication des structures sur le territoire. Il suffit
d'un incident de plus, d'une agression dans un service, pour
que soit réclamé plus de traitement, que certains
poussent à la création d'Unités spécifiques,
que d'autres avancent des propositions de nouvelles ségrégations
par pathologies !
Pourtant, un jeune interne avait écrit sa thèse
sur " Essais de traitement collectif du quartier d'agités
". C 'était en
. 1951 ! Il s'appelait Philippe
Paumelle. Les neuroleptiques n'existaient pas encore dans les
HP. Un groupe de psychiatres s'était mobilisé depuis
la guerre pour inventer des pratiques humaines d'accueil de la
folie, travaillait à l'articulation entre psychanalyse
et politique dans le cadre du mouvement de psychothérapie
institutionnelle, se battait pour la création d'une Politique
de Santé mentale : la psychiatrie de secteur.
Ce mouvement allait aboutir aussi en 1969 à la séparation
de la psychiatrie de la neurologie. Autonomie de la psychiatrie
au sein de la médecine, mais elle n'est pas une spécialité
médicale comme les autres. Dans un article remarquable
, Bernard Odier, psychiatre des hôpitaux, évoque
une " menace interne, représentée par les
psychiatres qui, au nom d'un idéal de scientificité,
nieraient toute pertinence à ce qui, en psychiatrie, n'est
pas scientifique. " Et plus loin : " Il y a chez les
psychiatres une hâte à vouloir profiter des retombées
de la médecine, par crainte d'en être rejetés
(...). Symboliquement, il s'agit de mouvements d'allégeance
à la médecine (...), ce qui les conduit à
singer la médecine ".
En effet, un vaste mouvement de remédicalisation s'est
opéré depuis 20 ans avec la disparition de l'internat
de psychiatrie, la suppression du diplôme d'infirmier psychiatrique.
Les élèves infirmiers effectuent désormais
six mois en psychiatrie dans le cadre de leur formation ! La
formation des psychiatres s'organise dans les CHU, dans des
services ayant trop souvent des pratiques axées sur
une orientation biologique et comportementale. Les apports de
la psychanalyse sont combattus violemment par les tenants des
thérapies comportementales.
À cela s'ajoute la suppression de la dimension soignante
dans la formation et la pratique des cadres de santé (les
surveillants-infirmiers) ; ils sont assignés à
une position de stricte gestion administrative, avec parfois
les outrances bureaucratiques dans lesquelles certains se complaisent
! Il en découle de terribles pressions sur les personnels,
des luttes de pouvoir voire de défiance vis-à-vis
des médecins. Il faut reconnaître cependant que
ces derniers, dans leur majorité, ne sont pas indemnes
de responsabilité dans ces conflits de pouvoir, l'esprit
de féodalité ou de mandarinat infiltre toujours
les positions médicales dans les services. La collégialité,
le savoir-faire infirmier ne sont pas suffisamment pris en compte
ce qui génère frustrations, rancœurs, passages
à l'acte institutionnels.
Quant aux Directeurs des soins, nouvelle appellation des Infirmiers
Généraux, imposée par le ministère
au grand dam de tous les syndicats de psychiatres, ils sont de
véritables courroies de transmission de l'Administration
pour faire appliquer les politiques économiques et comptables.
Ainsi nous avons une chaîne de pression qui opère
dans toute l'organisation hospitalière. Il s'agit là
d'une forme de violence aussi insidieuse qu'efficace!
Un fonctionnement bureaucratique est également à
l'uvre dans les établissements : il n'est question
que de procédures, de protocoles, qui visent à
uniformiser les pratiques, une entreprise de mise aux normes.
Ce que nous retrouvons dans le domaine général
de la Santé, de la pseudo réforme de l'Assurance
Maladie avec le concept de " bonnes " pratiques, les
conférences de consensus, les procédures d'évaluation,
les ravages que peut provoquer l'A.N.A.E.S. Cet ensemble est
exacerbé dans les processus d'Accréditation des
établissements hospitaliers, de multiples réunions,
des tonnes de documents sont élaborées pour améliorer
LA qualité
mais attention, pas la qualité
des soins, la qualité de l'apparence et des normes : la
signalétique des établissements, l'affichage des
droits des usagers, le nettoyage des surfaces, la traçabilité
des aliments etc. etc. Même le dossier patient est l'objet
d'une mise aux normes, avec en arrière plan la crainte
d'éventuelles poursuites judiciaires par les patients.
L'introduction des " transmissions ciblées "
pour les infirmiers dans ce dossier vise explicitement à
" un gain de temps ", à ne plus se perdre dans
le narratif, à gommer toute subjectivité, à
aller à l'essentiel : une véritable novlangue est
ainsi élaborée, une attaque du discours clinique
singulier est entreprise : le discours du patient doit être
formaté pour être consigné et réduit
dans le dossier.
À tout cet ensemble, s'ajoute la question de la pratique
proprement dite : la place des psychotropes, devenue prépondérante,
rejetant dans l'oubli, voire dans le mépris, l'approche
institutionnelle, collective, ignorant par exemple, la conceptualisation
et les apports féconds de la psychothérapie institutionnelle.
Les laboratoires pharmaceutiques ont mis au point des stratégies
très fines pour séduire les psychiatres, investissant
le champ de la formation continue, suscitant de façon
très sophistiquée des demandes avant de proposer
leur offre (par exemple en direction des familles de patients).
L'obsession de la durée de séjour, les " externements
arbitraires ", l'absence d'activité pour que les
patients ne prennent pas trop goût à l'hôpital
(sic), auxquels s'ajoute la pseudo dissociation du sanitaire
et du social pour les patients psychotiques, ont conduit au règne
du " fast-traitement ", à la psychiatrie "
moderne " ! Les patients les plus lourds se retrouvent souvent
dans la rue, clochardisés, au mieux dans des hôtels
sordides, ou dans les prisons ! Cette politique des soins est
le résultat du détournement de la critique de l'Asile
des années 70. Certains psychiatres s'en sont faits les
hérauts en prônant une installation de la psychiatrie
dans les hôpitaux généraux, mais en ignorant
totalement ce qu'il en est de la logique asilaire. Ce sont les
mêmes qui vantent les bienfaits des traitements obligatoires
à domicile, des injonctions thérapeutiques pour
les délinquants sexuels
L'asile est bien de retour.
Ce dont nous avons peut-être le plus besoin aujourd'hui
c'est d'un mouvement qui viendrait remettre vigoureusement en
cause le nouvel ordre technico-médical et administratif,
et le corporatisme qui nous ont apporté les merveilles
du paysage psychiatrique actuel.
En 1952, un numéro de la revue Esprit fut publié:
il avait pour titre " Misère de la Psychiatrie ".
Avons-nous progressé en cinquante ans ?
Paul Machto
Psychiatre - Psychanalyste
Ancien Président de
l'Union Syndicale en Psychiatrie
Montfermeil, le 12 janvier 2005.