psychanalyse In situ


 Solidarité

Maria Landau

 

La proposition d'association "Manipulation monétaire…" , avec son titre humoristique, offre un réel projet de travail et un acte qui touchent un tabou plus important de nos jours que celui de la sexualité, celui de l'argent .
La proposition s'adresse à la communauté des analystes. Cette communauté existe, elle est faite de tous ceux qui, pour eux-mêmes et avec d'autres, poursuivent l'expérience d'une cure psychanalytique. La vivacité de l'expérience est assurée par les nombreux membres de cette communauté, hors regroupements. Elle est constituée par les analystes qui écrivent et par les analystes "sans écriture", par les analystes dont les énonciations singulières se font entendre, par ceux qui lisent énormément ou peu les écrits de leurs camarades , par ceux qui viennent les écouter et qui se risquent à leur tour, par ceux qui, à un moment donné, se sentent responsables de la relation analytique qu'ils ont avec un client, et de la transmission qui s'opère ainsi un à un.

La roue du temps agrège les analystes qui commencent, rejette ceux qui arrêtent et ceux qui meurent. Chaque analyste s'adresse à cette communauté, hors scissions, séparations, dans son histoire.
La question de l'argent posée ici défie le tabou. Du possible d'une analyse, quand la "contre-indication" tient à l'état du psychanalyste tout autant qu'à celui du patient… Il est vrai que tous deux sont pris, en ces temps, dans des remaniements profonds, politiques, des don-nées du travail, de la vie sociale. Il y a aussi une dette, qui est ce que chacun doit à l'Histoire récente, comment il y est noué, comment circule dans les signifiants et par les symptômes ce que chacun en détient.

Ces mêmes bouleversements rendent la survie de nombreux, très nombreux analystes, limite ; ceux qui ont peu, trop peu de patients, alors qu'en France la diffusion de la psychana-lyse reste grande. (Les comédiens, les artistes, accrochés eux aussi à un désir intraitable, touchent à la même limite.)
Cette angoissante difficulté cependant a existé dans le passé de manière différente. Les analystes en fuite à travers l'Europe, ceux qui arrivèrent à Londres ou à Paris comme Eugenia Sokolnicka, étaient réduits à la pauvreté. L'entraide dans toutes les communautés d'émigrés existait et les mandats-poste circulaient eux aussi, tant que cela a été possible, à travers l'Eu-rope dans un sens et dans l'autre. Certainement les émigrés, en arrivant aux États Unis, ont voulu s'enrichir, des fois que ça recommence ; on le leur a bien reproché.
L'argent et son noir envers, la pauvreté, règnent parfois dans la communauté des ana-lystes devenue très grande, comme dans d'autres collectifs humains, mais ici la perte des illu-sions vient vite.

Du côté des analysants la diffusion de la psychanalyse, comme pouvoir et effet de la pa-role, fait que plus de gens demandent plus souvent à parler à quelqu'un. Le "psy" rassemble sous son aile, tout ce qui vient. Et dans les lieux institutionnels, le reflux et le départ des ana-lystes présents dans les années 70 laissent place à des actions cognitives et médicamenteuses ou à des démarches psychologiques qui, tout naturellement, sont intégrées dans le corps de la médecine. En dehors des consultations publiques où le flottement est total, le préalable pour le privé est bien souvent que ce soit un médecin (qui signera des feuilles de soins), pas un psy-chologue, le mot psychanalyste étant de plus en plus censuré (ce qui ne change rien à l'affaire, mais quand même…).
A nous peut-être de publier, comme le fait cette proposition, des procédures où les gens sont appelés par leur nom, pour ce qu'ils font, et où ce qui touche au prix que ça coûte est ou-vertement parlé.

Du côté des analystes, dans un silence certain, les circuits d'envoi de patients à un autre analyste se font suivant les chemins d'amour et de pouvoir, qui s'appellent compétence ou au-trement, faisant fonctionner une sorte de garantie libidinale, puisque de garantie il n'y en a guère. Souvent, on s'envoie des patients à soi-même, par mégalomanie ou par peur de man-quer. Il est vrai que les envois de patients d'analyste à analyste sont de l'ordre du "privé". Mais à côté de ce privé, il me semble qu'il y a aussi un "public" qui est peut-être à inventer dans la situation actuelle, et d'ailleurs la procédure que propose Michèle Ducornet va aussi dans ce sens.

Au moins à l'I.P.A. les contrôleurs envoient à leurs contrôlés ; l'asservissement dé-noncé là-bas laisse la place ici à une dépendance et surtout à une humiliation secrète encore plus grande parce qu'on n'en parle jamais.
"Toi qui entres ici, perds tout espoir", ou plutôt "fais fonctionner toutes les identifica-tions imaginaires et transférentielles", voilà la cynique devise de la communauté analytique en ce qui concerne l'argent.

Solidarité, le mot absent du texte très juste que nous envoie Michèle Ducornet, il est en creux dedans et je voudrais le faire surgir sur le devant de la scène. Cela peut être une autre face de ce mot, par un bout ou par l'autre, par le bout de nos parents qui s'y sont affrontés en trop ou en trop peu.
Solidarité (dans le dictionnaire Le petit Robert) : "relation entre personnes ayant conscience d'une communauté d'intérêts, qui entraîne, pour les unes, l'obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance". L'origine du mot est juridique, "in so-lidum", pour le tout, caution solidaire… La question est de savoir si on veut faire communauté comme le disent toutes sortes de regroupements, ou si on se vit socialement seul, sans devoirs ni dettes vis à vis de personne.

Solidarité avec les analysants, le projet a le double intérêt d'initier une pratique jusque là inconnue et même pas imaginée dans ce milieu et de mettre en question la "sélection" qui s'opère, et dont Freud prévoit dès 1918 le côté inacceptable.
Solidarité avec les analystes : ce travail est à la suite d'un premier qui construisait très soli-dement justement pourquoi il est nécessaire de demander que les cures des non médecins soient aussi remboursées. Qu'on cesse de tolérer les différences de cet ordre entre les ana-lystes, ceux qui payent la T.V.A. et ceux qui ne la payent pas, ceux qui signent les feuilles et ceux qui ne les signent pas. A laisser faire ainsi, c'est le tabou qui fonctionne.
Et si l'on proposait de revenir à une morale dans un collectif et de prendre en compte notre endettement ? Peut-on sortir d'un silence des paroles où ne se font entendre que les dis-cours de la prestance, de la stratégie et de la ruse, sur fond d'humiliation et de honte ?

Que cessent de fonctionner toutes sortes d'alibis, que les "pauvres" sont décidément bien névrosés, qu'ils ont des caractères et des manières (de travail) impossibles. Le privé est le privé, mais que le public cesse de ressembler aux procès de Moscou où les condamnés, inno-cents, s'accusaient. Que les analystes qui ont peu de clients cessent de s'auto-accuser de leur impossibilité à devenir riches.
Qu'on puisse parler dans le collectif de tout cela et que la solidarité, ou l'entraide, de-vienne une pratique.

Maria Landau, 1994

paru dans Epistolettre n°5, avril 1994,
revue de la Fédération des Ateliers de Psychanalyse