Saverio Tomasella_Jeux et enjeux de la souffrance


psychanalyse In situ


Jeux et enjeux de la souffrance

saverio tomasella

  

« En psychanalyse, l’essentiel est que nous puissions continuer à penser lorsque la situation 
est d’une tension extrême. » 
W. R. Bion , séminaire, Rome, 13 juillet 1977.  

 

Aujourd’hui plus qu’hier les occidentaux du nord parlent volontiers de leurs souffrances… ou de celles des autres. Ce thème est même devenu un puissant « levier à audience » pour l’ensemble des médias. La plupart de patients qui commencent une psychanalyse arborent celles de leurs « souffrances » qu’ils croient intéressantes pour le psychanalyste : attirer son attention, trouver quelque valeur à ses yeux, ou se faire mieux plaindre, choyer, consoler, etc. La plupart, oui, mais pas tous, car d’autres ne savent plus parler d’eux-mêmes et de leurs ressentis. Émotions et sentiments semblent alors disparus, relégués dans une chambre froide, gelés : ce que j’appelle « l’essaim d’affects ».

Parler de la souffrance serait vain si ce travail d’élaboration ne permettait de mieux parler la souffrance et surtout, pour nous praticiens, de mieux l’entendre pour la situer et aider le sujet dans le patient à la transformer en énergie accessible et active. Approcher de ce but demande de bien différencier la souffrance de la douleur, car la confusion des termes, et des réalités qu’elles recouvrent, entraîne une confusion des réponses à apporter, donc un enchevêtrement qui devient souvent empêchement : de penser, d’être ou de vivre.

Au douzième siècle le vocable « souffrance » s’installe à la place du latin «sufferentia», qui désigne la résignation, la patience et la tolérance. Le sens le plus usité est alors « en souffrance » qui indique une attente du fait d’une suspension. Une affaire interrompue est en souffrance ; une lettre requise, aussi, lorsqu’elle tarde à arriver ; de même, un bien sans propriétaire ou une maison brûlée attendant d’être restaurée, etc. Si la souffrance peut s’accompagner d’un malaise, ou le signifier, elle est distincte de la peine. La peine, du latin « penas », exprimait au Moyen Age les tourments du martyre, puis par extension la punition ou la sanction. En dehors des tourments, la peine dit aujourd’hui le chagrin ou le souci. A contrario, la douleur est une sensation pénible, un ressenti concret, dû à un mal, une blessure ou une maladie : c’est une réalité du corps, même lorsqu’elle concerne l’affliction et le deuil.

Pour ma part, j’ai pendant longtemps été trop peu attentif à la distinction entre souffrance, peine et douleur. Ce sont mes patient(e)s qui m’ont petit à petit permis de clarifier ma pensée à ce sujet. Je remercie celles et ceux qui ont insisté et m’ont ouvert à des subtilités que je n’entendais pas au début de ma pratique.

 

Renato est un homme très complexe. Encore au chômage, plus de deux années après la fin de ses longues études, il ne réussit pas « à trouver du travail » : à chaque entretien d’embauche, il « rougit et a peur d’être démasqué », il perd « tous ses moyens ». Il prononce ses mots en sous-entendant presque clairement que c’est son pénis qu’il perd, son sexe et sa sexuation. Renato attend un « miracle »… Il peine beaucoup au début de sa psychanalyse : parler de lui engendre de vrais tourments. En séance, son expression est très variable : il peut être, d’un instant à l’autre, hypersensible puis terriblement cynique ; parfois enthousiaste, avec une naïveté touchante d’enfant, parfois rigide, dénigrant tout, critiquant avec virulence la société et lui-même. Renato semble très « fier » de son père et voudrait « être comme lui ». Je prends la précaution de dire qu’il semble l’être, car je n’en suis pas vraiment sûr : les informations corporelles infraverbales ne correspondent pas à son affirmation. Dans l’apparence sociale et les revendications, oui, il est volontairement très identifié à son père, au moins en surface. Après l’avoir interrogé sur cette propension à détruire ce qu’il y a de plus précieux pour lui, sa parole, son respect de lui-même, la validité de ses ressentis, y compris dans la sexualité, Renato reconnaît lui-même que son père est très cynique ; il critique tout et tout le monde : jusqu’à présent, Renato croyait que c’était le signe évident de la force de son père, de sa virilité, de sa supériorité. La question de sa soumission à cet « idéal » écrasant que représente son père se fait plus aiguë dès que Renato aborde la difficulté d’accepter son orientation sexuelle, en complète contradiction avec « l’homophobie » de son père. Cette contradiction lui paraît inextricable et le fige dans un attentisme, où il se dissout. Le rejet systématique des « pédés » de la part de son père, dédaigneux, moqueur et dévalorisant, empêche Renato de se sentir à l’aise et tranquille avec son homosexualité, déjà vécue au moment de l’adolescence, où il appréciait de « prendre la position féminine » avec les différents copains qui ont partagé avec lui des moments de sexualité sans vraie affection. Sa grande peur, depuis, est d’être découvert et stigmatisé dans la réalité de ses pulsions, peu conformes aux habitudes morales et sociales de son milieu d’origine.


Les signes de la souffrance sont très fréquents dans la cure de Renato : difficultés à parler, moiteur des mains, sueurs du front, bouche pâteuse, rougeurs intenses, etc. L’existence de Renato est imprégnée d’une angoisse pesante et diffuse, presque continue. Ce qui est « en souffrance », c’est la réalisation au grand jour, de façon affirmée, valorisée et reconnue, de sa « vraie sexualité ». Renato ne veut pas décevoir son père, tout conflit le paralyse. Il traîne, il renâcle et refuse de faire le grand saut. Pourquoi cette mise en suspens de sa propre existence?  

 

Lorsqu’il était adolescent, Renato pouvait « plus facilement cacher la vérité ». Aujourd’hui, le trentaine approchant, l’empressement des questions de son entourage sur une éventuelle copine (co-pine), l’a poussé a mentir d’abord en s’inventant une fiancée, puis à en trouver une qu’il « honore » sexuellement en pensant aux films pornographiques qu’il regardait avec un « copain » initiateur de son adolescence, lui demandant de «faire comme la femme», ce qui plaisait à Renato et l’excitait tout particulièrement. « Le drame, affirme Renato, est que ça marche avec les femmes ; donc, je ne me sens pas obligé de dire la vérité autour de moi. Maintenant, je passe mon temps à mentir. Cela me fait horreur. » La mort de sa mère, d’un cancer du sein, peu surprenant dans une famille où la féminité et la maternité sont, au fond, tellement vilipendées, va commencer à réveiller Renato, tout en le plongeant dans une forte détresse. Au-delà de sa peine et d’un long travail de deuil pour accepter la perte de sa mère disparue, secrètement aimée et plainte, Renato prend conscience de l’inconciliable inscrit en lui : les femmes qui plaisent à son père, l’excitent, et auxquelles Renato voudraient ressembler dans sa sexualité, n’ont pas grand-chose à voir avec la sensibilité effacée et discrète de sa mère. A quel sein peut-il se vouer, à partir de quelles identifications féminines inconscientes peut-il construire son féminin et sa position, plus volontiers réceptive et accueillante, dans sa sexualité avec les hommes? 

  

De cette friche encore en souffrance, mêlant pulsions, affects, angoisses, paniques même, représentations contradictoires, et beaucoup de clichés réducteurs, Renato a pu peu à peu s’humaniser en vivant et disant sa peine, puis en faisant face à ce qui, pour lui, a été « l’horreur de voir son père tel qu’il était ». En effet, peu après la mort de sa mère, Renato découvre que son père, tellement idéalisé et tenu pour irréprochable, est allé régulièrement satisfaire ses « instincts sexuels » avec des prostituées et même des travestis…

  

« Au fond, je le savais, ce n’est pas une surprise, je le sentais bien… » Durant des séances entières, Renato pleure la douleur d’avoir si complaisamment répondu à la demande inconsciente de son père d’être « une femme facile, docile, soumise comme les putes et les travlos qu’il allait baiser : une salope, quoi » ! Rarement grossier dans ses propos, Renato a besoin de cracher et de vomir les « insanités » de son père, masquées derrière un discours brillant, volontiers méprisant et dévalorisant. Renato comprend mieux pourquoi, vivant à Paris et fréquentant des amis ouverts, tout à fait capables d’accepter un homosexuel parmi eux, il s’interdisait d’être lui-même et d’exister… Comment avait-t-il pu idolâtrer à ce point son père, en s’empêchant de vivre sa vie d’homme, pour être « loyal » envers son géniteur, correspondre à ce qu’il croyait être une « morale », alors que ce n’était qu’un discours de semblant pour « camoufler ses turpitudes »? 


Même s’il s’agit d’un exemple devenu presque un classique, la problématique de l’orientation sexuelle ne faisant heureusement plus débat sur une éventuelle « normalisation » - laquelle d’ailleurs ? -, il s’agit simplement pour chaque être de vivre son humanité dans son existence (travail, loisirs, relations amicales et vie amoureuse), nous pouvons ici faire un travail de précision et saisir les différences entre la souffrance, la peine et la douleur. 

La souffrance correspond à tout ce qui est en attente de révélation, d’expression émotionnelle, de verbalisation, d’élaboration et de symbolisation. Ce n’est pas parce que, parfois, elle s’installe et devient malaise, voire d’angoisse, qu’elle a statut d’une douleur. La souffrance exige du thérapeute une attitude à la fois vigilante, interrogative, précise et ferme pour repérer ce qui est en attente de révélation, d’expression ou même de réalisation, puis surtout pour éviter au patient de sombrer dans la plainte continuelle et aux cures de s’éterniser.

La peine, la tristesse et le chagrin sont des sentiments à accueillir comme tels, signes d’une difficulté de vivre qui, souvent, demande l’accomplissement d’un deuil. Freud insistait sur ce fait constitutif de l’humain que le renoncement n’est possible (la perte acceptable) que s’il y a transformation. Le cœur conscient du thérapeute est alors un bon guide, car l’empathie et la compassion sont nécessaires pour aider l’autre à dépasser peu à peu son affliction et à accepter de continuer de vivre malgré tout, en retrouvant son inventivité.

La douleur est la manifestation d’une réalité blessante pour la personne qui la vit. On peu minimiser une souffrance, la relativiser ou la mettre en perspective pour éviter qu’elle prenne trop de place dans l’univers mental d’un(e) patient(e). En revanche, nier, ou même minimiser, une douleur ne fait que redoubler la blessure ou rouvrir une plaie. Il s’agit du scandale de faire tomber quelqu’un qui trébuche, de pousser sur la tête de quelqu’un qui se noie. Entendre entièrement la douleur de l’autre, la reconnaître de fond en comble, en être le témoin attentif est une étape nécessaire pour l’aider à reconnaître l’invraisemblable réalité qui lui fait si mal. Tant de patientes ou de patients ont mis tellement de temps à reconnaître la perversion de leurs séducteurs ou de leurs agresseurs sexuels, la folie de leur(s) parent(s) destructeurs, la négligence, l’indifférence, la cruauté de certain(e)s de leurs proches, ou tout simplement la mesquinerie, voire le mensonge, d’une personne idéalisée, adulée ou idolâtrée. « Je ne veux pas voir, je n’arrive pas à y croire, ce n’est pas possible, vous exagérez, etc. » Combien de fois ces réticences à regarder la réalité en face, telle qu’elle, ces révoltes face à l’impensable, sont prononcées dans le cabinet d’un(e) psychanalyste, avant que la douleur produite par le choc de la réalité puisse être pleurée, exprimée, puis dépassée en lui donnant un sens vrai et fécond pour l’avenir?

Je préfère désormais prendre un peu plus de temps pour y voir clair, d’abord, en moi-même, avant de prendre position dans une séance ou une autre, lorsque cela me semble possible, pertinent ou légitime. Lutter contre l’envahissement d’une souffrance encore sans nom, accompagner la difficulté d’une perte, soutenir le courage face à une réalité douloureuse ne font pas sortir le psychanalyste de son champ d’intervention. Au contraire, ce sont des actes de passage qui permettent au cadre d’être maintenu : une écoute bienveillante, certes, mais sans complaisance, un respect de l’autre qui n’est pas de l’indifférence, une neutralité qui sait se faire douceur pour traverser les pires épreuves : elles ne sont pas si rares qu’on voudrait le prétendre. Le génie de Freud n’a-t-il pas été de pointer comment les résistances révèlent les forces de refoulement des censures sous toutes les formes ? Comment, aussi, l’être humain refoule pour ne pas «souffrir», c’est-à-dire au fond par impatience, alors que le long et lent « travail » de la psychanalyse, cet accouchement de l’âme, est d’accéder à l’inconscient, y compris en faisant l’expérience de la souffrance, de la peine et de la douleur ? Ne serait-il pas plutôt sage de se rendre à l’évidence ? Nul ne peut faire l’économie de sa vérité…

 

 

Saverio Tomasella

Septembre 2005