Les EGP sont un rêve de progrès
et d'ouverture, rêve que la communauté analytique
a l'opportunité de saisir ou de rejeter. Quand, dans un
univers organisé suivant les normes usuelles du milieu
analytique, on prend la décision d'offrir à chacun
la possibilité de penser et d'agir en son nom propre,
sans délégation ni subordination, on se met en
position d'endosser, au regard de l'histoire, une double responsabilité
: celle d'exposer son propre milieu au risque d'une profonde
déstabilisation et celle de lui offrir une chance considérable
de renouveau. Le projet d'États Généraux
de la Psychanalyse est dessein ambitieux puisqu'il propose de
repenser le rapport de chacun à tous, d'abandonner d'un
certain type de rapport au savoir et au pouvoir et d'uvrer
à l'instauration d'un dialogue plus démocratique
au sein d'une communauté intellectuelle élargie.
S'il y a à prendre la mesure des perspectives de renouvellement
du dialogue entre les différentes disciplines des sciences
humaines ainsi ouvertes, si l'on se doit de reconnaître
à René Major la paternité de son projet,
on peut tout à fait lui en être reconnaissant sans
pour autant se sentir obligé d'affirmer publiquement que
ce rêve est déjà accompli ou même qu'il
est en passe d'être convenablement réalisé
en France.
Parce qu'il s'agit d'un mouvement jeune, et de ce fait encore
fragile, on nous demande de ménager nos critiques. Parce
qu'il s'agit d'un mouvement jeune et dynamique qui a sa propre
logique, parce qu'il s'agit d'une mouvement qui correspond pleinement
à la nécessité de maintenir au cur
de la psychanalyse ce qui lui est le plus essentiel, à
savoir "un perpétuel principe d'inquiétude,
de mise en question, de critique et de contestation"(1)
nous parions que non seulement il ne saurait mourir sous le trait
de nos remarques mais qu'il pourrait au contraire bien en ressortir
renforcé.
Certes, tout le monde savait que l'ancienne façon de solutionner
le problème de l'organisation de la communauté
analytique par la rigidité de structures et l'omniprésence
de traditions allouant à chacun une place, au final très
casanière, au sein d'une multitude de petites ou de grandes
pyramides correspondant chacune à une famille analytique
était loin d'être satisfaisant. Cela dit, on avait
tellement appris à vivre dans ce cadre et le système
qui s'était mis en place avait l'air de se reproduire
de manière si naturelle que tout autre mode de fonctionnement
semblait inimaginable.
Comme l'ont fait remarquer bien des observateurs,
les utopies ne surgissent pas à n'importe quel moment
de l'Histoire ; elles émergent plus facilement lorsque
s'impose le sentiment qu'une civilisation est en train de mourir
et qu'il devient urgent d'envisager des alternatives pour proposer
un environnement de meilleure qualité.
Si nous ne voulons pas nous contenter d'être les témoins
résignés des impasses actuelles de la psychanalyse,
il nous incombe de saisir la chance de tenter d'établir
des rapports différents entre nous.
Par le biais d'une utopie fraternelle que nous pourrions vouloir
élaborer, quelque chose de nouveau devrait pouvoir surgir,
dont il serait étonnant que les patients à leur
tour ne tirent pas quelques bénéfices.
Mais de quelle fraternité pourrions nous vouloir nous
approcher? Le Littré comporte cinq niveaux de définition
avec des acceptions en fin de compte sensiblement différentes.
Après la parenté entre frères surs,
le deuxième sens indique la liaison de ceux qui, sans
être frères, se reconnaissent et se traitent comme
frères, le troisième, l'amour universel censé
unir les membres de la famille humaine, le quatrième désigne
la fraternité d'armes de ceux qui, dans l'adversité,
se promettent de s'aider envers et contre tout et le cinquième,
un peu oublié, désigne un type de rapport jadis
surtout préconisé par la noblesse et le clergé.(3)
Au cours de l'Histoire, l'utilisation
politique et philosophique de la notion de fraternité
a été plus ou moins à l'honneur suivant
les époques et suivant les cultures. Au dix-huitième
siècle, Kant est le seul parmi les grands philosophe de
son temps à se préoccuper de ce concept qu'il théorise
sous le nom d'" hospitalité universelle ", insistant
sur le devoir d'hôte, sur le plaisir à recevoir
l'étranger et sur la possibilité de prendre du
plaisir au bonheur des autres. En France, le concept de Fraternité
est longtemps absent du débat intellectuel en dehors des
loges maçonniques avant d'être subitement mis en
avant par la Révolution française.
En adoptant le slogan" Liberté, Égalité,
Fraternité "les théoriciens de la Révolution
française semblent avoir eu l'intuition fondamentale et
le pressentiment politiquement juste que les utopies de la Liberté
et de l'Égalité resteront a priori toujours incompatibles
si on oublie de leur associer la dimension de la Fraternité.
Toutefois il ne fallut pas longtemps pour que l'usage qui fut
fait de la notion de Fraternité se retrouve perverti par
bon nombre de révolutionnaires. S'il était bien
question, au démarrage des États Généraux,
d'instituer une fraternité entre les trois ordres, assez
rapidement ce terme ne fut plus revendiqué que par une
partie des activistes révolutionnaires. En 1793 la Terreur
s'instaura et régna en France au nom d'une idée
complètement dévoyée de la Fraternité.
Le modèle de cette Fraternité initialement universelle
et philanthropique devenant en un rien de temps suffisamment
sectaire pour envisager de rabaisser ennemis et "faux frères"
au rang d'obstacles à éliminer, mérite de
nous servir de mémoire et d'anti-modèle.
Dans son livre Fraternités, Jacques Attali rappelle les
dérives de l'idéalisme et distingue quatre grands
types d'utopies. Une première famille d'utopies aurait
trait à l'Éternité, une seconde à
la Liberté, la troisième à l'Égalité
et la dernière serait relative à la Fraternité.
Les utopies de l'éternité auraient permis à
de nombreuses sociétés de fonctionner sur une base
religieuse. Les deuxièmes, celle de la liberté,
sont repérées par l'auteur comme ayant débouché
à la fois sur l'essor de la démocratie, sur l'économie
de marché et sur l'idée de nation. Parallèlement
se seraient développées des utopies de l'égalité,
que l'on trouve au cur de la pensée "judéo-chrétienne"
et du socialisme, tandis que plus récemment tout un groupe
d'utopies greffées autour de la notion de fraternité
tendrait à se déployer.
Ce sont ces dernières moutures qui intéressent
tout spécialement Attali, son pronostic étant que
les utopies n'ont jamais été plus près de
resurgir qu'au plus profond de leur discrédit et que les
prochaines utopies tourneront pour l'essentiel autour de la fraternité
et de la solidarité. Il est permis de s'interroger sur
les limites d'une étude de ce genre qui conduit à
survoler de façon cavalière et quelque peu chaotique
siècles et cultures mais cet essai donne malgré
tout à réfléchir dans la mesure où
il constitue une incitation à penser la psychanalyse comme
une possible utopie de la Fraternité.
Naturellement un analyste est censé avoir réfléchi
à la dimension de l'idéalité et il est douteux
qu'il puisse jamais adhérer de façon primaire à
la faisabilité d'une utopie. Ne pas adhérer au
caractère totalement réalisable d'une utopie, se
défier de ses possibles effets pervers, n'est pourtant
pas ce qui devrait nous dissuader d'apporter des contributions
à la réalisation de parcelles d'utopies.
La majorité des clivages dans l'être humain sont
des appauvrissements, cependant il en est d'autres que nous aurions
peut-être intérêt à regarder comme
des richesses. Ainsi ne pas croire aux utopies ne devrait pas
nous empêcher de pouvoir les considérer avec bienveillance
et de repérer certaines chimères comme autant d'horizons
désirables à atteindre, comme autant de caps que
nous pourrions vouloir essayer de rallier.
Finalement, le véritable luxe, l'élégance
suprême, la folie la plus sage qui soit peut-être
sur cette terre est sans doute de vivre et éventuellement
d'accepter de mourir pour un "idéal", pour une
utopie, dont on sait parfaitement par ailleurs qu'il ou elle
n'existe pas.
La question commune soulevée par les utopies, question
à laquelle toutes répondent par l'affirmative,
est celle de la possibilité d'une perfectibilité
de l'homme et de la société. J'ai tendance à
estimer qu'un analyste qui ne verrait pas la possibilité
de changements positifs dans l'homme ne serait pas à sa
place et qu'il vaudrait sans doute mieux pour lui comme pour
ses patients qu'il déserte son fauteuil.
Par ailleurs il est probable qu'un analyste qui prétend
s'intéresser aux individus sans attacher la moindre importance
à la dimension politique et sociale est lui-même
un sujet soumis à un clivage appauvrissant. Dans l'ensemble
plutôt intelligents et sceptiques, les analystes sont aussi
souvent pessimistes. On les forme à l'être, voire
on les déforme à le devenir s'ils ne le sont pas
déjà suffisamment au départ et c'est là
une des taches que les sociétés d'analystes accomplissent
souvent avec efficacité
Quitte à me reconnaître affublée du péché
capital d'idéalisme, je m'entête à continuer
de penser que créer un réseau permettant à
des psychanalystes et intellectuels divers intéressés
par la chose freudienne de cohabiter en bonne intelligence malgré
leurs différences n'est pas un rêve stupide.
Mais, les mythes, les contes de fée et l'observation directe
des rapports humains ont généralement uni leurs
efforts pour nous l'apprendre : la fraternité n'est en
rien un mouvement évident et premier, tout le travail
de la civilisation consiste justement à faire en sorte
que les frères se supportent. On pourrait souhaiter qu'entre
analystes, la fraternité soit une inclination sinon naturelle,
du moins un deuxième temps assez facile. Pourtant, en
dépit de l'activité civilisatrice de la cure, bien
des éléments semblent indiquer que le sujet membre
de la famille analytique, demeure, à l'instar du sujet
de l'inconscient, un réservoir potentiel de grande violence.
Chez nous les fêtes de famille ont du mal à ne pas
laisser sourdre des relents de repas totémique car si
la violence des liens entre générations tend généralement
à être occultée, elle constitue néanmoins
le fond larvé de bien des rapports.
Pour l'instant, parmi les anciens qui se sont montrés
suffisamment aventureux pour se porter volontaires à l'embarquement
sur le radeau des États Généraux, seule
une minorité a concrètement agi de manière
à faire entendre qu'il lui semblait envisageable de consulter
de temps à autre les mousses sur le cap à tenir.
Il est médusant d'avoir à constater que tant de
notables restent avant tout fascinés à l'idée
de se retrouver uniquement entre eux dans ce type d'assemblées
et assez inquiétant de voir qu'une telle option pourrait
être en position de s'imposer sans même donner lieu
à un vrai débat.
Mais suivons malgré tout notre indéfectible penchant
à l'optimisme et admettons qu'augmente prochainement le
nombre des analystes qui pourraient avoir envie de faire progresser
la construction d'une utopie confraternelle plus ouverte sur
la mixité.
Encore resterait-il à interroger cette utopie, à
réfléchir aux obstacles, aux contradictions entre
le mieux recherché et le mal nouveau potentiellement engendré.
Faudrait-il reconnaître la primauté d'un intérêt
collectif des analystes sur leurs intérêts individuels?
Quand on sait tout le mal qui s'est perpétré dans
l'Histoire au nom de la Raison d'État et au nom de la
raison de bon nombre d'Organisations Non Gouvernementales, devrions
nous décider qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait jamais
y avoir de Raison collective des analystes ou au contraire devrions
nous trancher en sens inverse?
Dans ce cas, quel mal pourrions nous avoir un jour à assumer
au titre de la raison des analystes du réseau dit "généraux"?
Et quel état d'esprit conviendrait-il d'adopter à
l'égard des collègues hors les murs pour empêcher
qu'un rêve de progrès tourne comme tant d'autres
au cauchemar?
On ne saurait prétendre que le
niveau de la conscience politique mobilisée aux États
Généraux de la Psychanalyse ait d'entrée
de jeu atteint des sommets faramineux. Dans la mesure où
il ne suffit pas de s'intituler "démocratie"
pour en devenir une et où les perversions de la démocratie
sont aussi tout à fait inhérentes à la démocratie,
il aurait pu nous être proposé de réfléchir
aux diverses formes habituelles de maintien de prépondérances
oligarchiques dans des sociétés qui adoptent le
discours apparent de la démocratie.
Toute société est gouvernée par des strates
supérieures et chaque société utilise des
moyens spécifiques pour reproduire ses élites mais
peu de sociétés ont réussi à institutionnaliser
des mécanismes de transmission aussi sophistiqués
que les sociétés d'analystes. Un des paradoxes
du milieu analytique est certainement d'avoir depuis longtemps
des dirigeants généralement plutôt situés
politiquement à gauche qui se sont dans l'ensemble fort
bien accommodés de participer à la reproduction
de schémas sociaux rétrogrades et d'entretenir
des modes de fonctionnement internes carencés du point
de vue démocratique.
Pour que se confirme une évolution positive vers plus
de démocratie effective en terre freudienne encore faudrait-il
que les réflexes conservateurs ne renaissent pas aussitôt
abandonnés, que les règles de jeu démocratique
ne soient pas immédiatement vidées de sens par
des stratégies de contournement et qu'il y ait un volant
significatif de gens intéressés par une participation
à la discussion sur les affaires communes.
Tant qu'aborder tous les sujets sera déclaré théoriquement
possible mais que des pressions continueront à s'exercer
pour faire comprendre aux participants que certaines questions
sont malgré tout indésirables, les progrès
accomplis en matière de libéralisation seront limités.
Il est normal que tout le monde ne partage pas les mêmes
points de vue d'autant plus que nous sommes évidemment
loin d'avoir tous les mêmes intérêts.
À chaque fois que nous nous engageons pour soutenir une
position dite " idéologique ", la rigueur intellectuelle
voudrait pourtant que nous soyons à même de nous
interroger de façon systématique pour savoir ce
qui correspond à la défense de nos intérêts
personnels, ce qui correspond à la défense des
intérêts du ou des groupes dont nous sommes proches,
ce qui correspond à l'intérêt des patients
et ce qui correspond à la défense de l'intérêt
plus culturel de la psychanalyse.
Entre ces divers registres, il est fréquent de trouver
des faisceaux concordants, mais inévitable aussi qu'existent
des unions artificielles voire des tendances contradictoires.
Or parmi les faiblesses des discussions entre analystes, il y
a ce fait qu'ordinairement tout le monde sous-entend plus ou
moins la convergence de son intérêt avec celui de
l'analyse avec un grand A comme allant de soi.
Nous aimons à prétendre que l'analyse suppose une
bonne dose d'esprit critique. Pourtant toute personne qui discute
en interne un peu trop la façon dont fonctionne la machine
analytique reste facilement soupçonnée d'avoir
mal résolu sa problématique transférentielle,
d'être un analyste aigri, un raté doublé
d'un traître à la cause. Depuis cent ans, les points
aveugles de la psychanalyse sont souvent mieux analysés
du côté des philosophes et des sociologues que dans
les écrits purement analytiques.
Si nous nous mettions à écouter plus attentivement
ceux qui, réfléchissant de l'extérieur à
notre façon d'être au monde, décrivent nos
travers, nous pourrions sans doute commencer à porter
une meilleure attention à ce que nous semblons avoir tellement
de mal à analyser. Mais par ailleurs tout observateur
qui ne sort pas du sérail et qui se permet d'émettre
certaines réserves est par avance plus ou moins discrédité
dans la mesure où plane inévitablement sur lui
l'ombre de son incapacité à rendre compte de la
spécificité du lien analytique.
Avec ce type de raisonnement qui invalide automatiquement toute
approche un tant soit peu gênante, un certain nombre de
praticiens croient pouvoir dormir tranquilles. Seulement pendant
que la majorité des analystes dorment effectivement sur
leurs deux oreilles à l'abri de points de vue qu'ils ont,
une fois pour toute, décidé de ne pas écouter,
bien des patients se détournent de la psychanalyse.
Et ces derniers ont raison.
Comment donner tort en effet aux gens qui votent avec leurs pieds
en allant voir ailleurs tant que les analystes persistent à
ne vouloir entendre que ce qui leur chante et tant que ce milieu
donne autant le sentiment que nous sommes en chur d'accord
pour rester aveugles sur nos propres disfonctionnements ?
Certes il est bien des analystes qui n'hésitent pas à
publier régulièrement des articles soulignant sans
détour les anomalies et les divers maux liés à
la façon dont l'analyse se transmet. En dépit de
ces analyses, les faiblesses inhérentes et les contradictions
internes à la discipline perdurent. À vrai dire,
certains blocages ne sont pas touchés par les approches
de ce type car le problème n'est pas que des réformes
intelligentes ne puissent pas être imaginées et
proposées par en haut ; il est plutôt que les volontaires
pour les appliquer ensuite ne sont pas légions.
Et comme les étages inférieurs susceptibles de
profiter d'aménagements plus libéraux n'ont traditionnellement
pas leur mot à dire, le destin normal des propositions
de réforme est classiquement de rester au stade de vux
pieux ou d'être détourné dans la forme et
dans l'esprit au moment de leur application.
Toutefois, on ne peut nier l'existence d'un climat nouveau. Même
dans les lieux les plus attachés au traditionalisme, les
élèves commencent à s'organiser, des motions
circulent où l'on voit que certains candidats s'enhardissent
à réclamer ouvertement la réduction du cumul
excessif des pouvoirs et la clarification du projet de formation.
On est en droit de supposer qu'en tant que spécialistes
des mécanismes d'engrenage de certaines crises individuelles,
les psychanalystes s'intéressent aussi aux recherches
de ceux qui travaillent sur les mécanismes d'enclenchement
et de résolution des crises sociales et politiques. Or,
pour les spécialistes de sciences politiques, les deux
notions qui s'imposent pour rendre compte des grands moments
d'accélération de l'histoire renvoient d'une part
à l'existence d'un terrain propice, de l'autre au surgissement
de ferments. Bien des situations apparemment mûres pour
le développement d'une crise y échappent par manque
d'agitateurs capables de cristalliser les mécontentements.
À partir du moment où le sommet et la base de la
pyramide analytique se mettent à bouger ensemble dans
plusieurs endroits clés, l'on entre dans une zone de grande
turbulence avec à la fois des dangers maximums et la possibilité
de remaniements significatifs. C'est quand les gens commencent
à se parler autrement, quand ils peuvent reconnaître
et accepter leurs dissemblances, leurs complémentarités
et leurs manques, que les rapports humains sont susceptibles
d'évoluer. Si la circulation de la parole se met à
fonctionner dans les deux sens au sein du milieu analytique,
si on peut tout se dire et que la censure interne tombe, il y
a fort à parier que relations autres vont se mettre en
place.
Le propos n'est pas ici de contester la nécessité
de certaines positions asymétriques dans la cure mais
plus de s'interroger sur la façon dont les sociétés
analytiques les perpétuent bien au-delà du nécessaire.
Structurellement les sociétés analytiques seront
toujours appelées à être composées
de niveaux distincts. Parce qu'elles ont leur raison d'être,
parce quelles savent dans l'ensemble bien faire accepter par
les strates inférieures leurs propres normes de compétence,
parce qu'elles remplissent des fonctions qu'elles sont seules
à pouvoir assurer, les élites analytiques n'ont
pas trop de souci à se faire : tant qu'il y aura des candidats
pour aller vers l'analyse, elles ne risquent pas d'être
reléguées , suivant une formule de Pareto, "au
cimetière des aristocraties".
Par contre nous avons le droit et le devoir de nous demander
si en fonctionnant sur les bases sur lesquelles nous fonctionnons
le plus usuellement, chaque strate répond au mieux aux
besoins de tous. Le problème n'est pas que nous évoluions
depuis toujours au sein d'un système hiérarchisé
; il est qu'en cent ans, ce milieu ait été incapable
d'imaginer, de mettre en place et de rendre opérant le
moindre contre-pouvoir crédible.
On ne saurait, sans prendre en compte les spécificités
et les diversités de ces deux champs, assimiler purement
et simplement révolution politique et révolution
analytique mais en matière politique, il est facile de
démontrer l'intérêt qu'il y a à rester
fidèle à quelques grands principes venus en droite
ligne de la Révolution française : il ne peut y
avoir enclenchement d'un processus démocratique que s'il
y a séparation des pouvoirs et mise en place de contre-pouvoirs.
Le milieu analytique gagnerait à se confronter à
des contre-pouvoirs, mais il serait aberrant d'imaginer que la
mise en place de ces contre-pouvoirs et le contrôle quant
à la séparation des pouvoirs pourrait une fois
de plus échoir à la seule élite déjà
en place.
Dans les sociétés en cours de démocratisation,
la mobilité sociale devient plus importante et les individus,
bien qu'intellectuellement ou économiquement inégaux,
gagnent une équivalence de statut et une égalité
de considération.
La question que l'on peut se poser est de savoir si le substrat
économique, social et culturel du milieu analytique peut
autoriser un glissement progressif généralisé
des analystes dans l'ère démocratique.
Il n'est pas dit que la réponse soit immédiatement
positive ; par contre les transformations sociales, économiques,
politiques et idéologiques en cours sont déjà
suffisamment consistantes pour que l'ouverture d'un authentique
débat mettant face à face dans des conditions à
peu près équitables des gens de niveaux hiérarchiques
différents puisse devenir prochainement envisageable.
Plus que tout autre, l'univers analytique
mérite de s'interroger sur la qualité des solutions
qu'il apporte à ses problèmes et se doit de réfléchir
pour savoir si de nouvelles mauvaises réponses venant
se greffer sur un lot non négligeable d'anciennes questions
mal résolues ne risqueraient pas de créer à
terme les conditions idéales d'une aggravation de la crise
du milieu analytique.
Les sociologues appréhendent les phénomènes
de crises en distinguant plusieurs types de solutions qui vont
de la résolution pacifique à la révolution
destructrice en passant par l'atermoiement. La traduction des
aspirations nouvelles en des institutions ou des modalités
de fonctionnement plus adaptées atteste normalement la
vitalité d'un système et ses capacités d'adaptation.
L'ajournement de problèmes fondamentaux qui ne sont pas
reconnus comme importants, voire leur déni pur et simple
est usuellement un type de réaction privé d'inventivité,
symptomatique des systèmes atteints de carences profondes.
L'adoption de ce genre de "solution" qui justement
ne résout rien débouche couramment sur une dégradation
du climat ambiant avec risque de pourrissement et aggravation
de l'instabilité.
Le changement en lui-même n'est pas un gage de progrès,
tout changement pouvant aussi bien déboucher sur une dégradation
que se solder par une amélioration ; par contre c'est
quand même par le biais de consultations répétées
prenant en compte les intérêts de chaque groupe
qu'une communauté a généralement le plus
de chance de promouvoir des transformations valables.
Dès à présent, il nous incombe de penser
et de créer les conditions pour vivre ensemble un projet
collectif, en imaginant des dispositifs capables de promouvoir
et de protéger une fraternité qui ne serait pas
une solution miracle naïvement attendue mais un mode de
rapport susceptible de préserver les intérêts
de chaque génération et de chaque catégorie
en évitant le surgissement de blessures assassines.
Nous devrions pouvoir nous mettre d'accord sur quelques principes
qu'il faudrait ensuite veiller le plus possible à faire
respecter à tous niveaux : droit à la considération,
droit à l'hospitalité, droit à la dignité,
droit à la mésentente des points de vue, droit
à l'indulgence pour nos erreurs, nos maladresses et celles
de nos proches, droit à la plaisanterie, devoir d'écoute
plus spécifique pour ceux présentant des accents
étrangers, devoir de réconciliation après
les brouilles et devoir de préparer l'avenir en sachant
promouvoir une attitude solidaire entre générations.
En psychanalyse comme en politique, on
a souvent tort de succomber à la tentation de jugements
hâtifs et raison de se méfier parfois plus de ses
supposés amis que de ses ennemis déclarés.
On peut tout à fait concevoir que l'entente confraternelle
à laquelle les États Généraux se
sont contraints du fait des conditions de création de
ce mouvement soit considérée par certains comme
un pensum.
Pourtant un tel montage culturel est susceptible de rendre la
vie en société plus civilisée et instituer
un devoir de coexistence pacifique et de collaboration forcée
entre gens ne venant pas tous du même pré carré
est très probablement le tribut que les analystes devront
payer le jour où ils voudront bien commencer à
envisager de sortir de l'état tribal où ils s'attardent
encore.
Et parmi les proverbes qui témoignent de la sagesse juive,
il en est sûrement un qu'il serait bon de rappeler à
chaque fois sur le programme des réunions mettant en présence
des analystes : "Dans l'amitié ménage une
petite place pour la brouille et dans la brouille une autre pour
la réconciliation."