Beyrouth, Place Sassin 20h00. un jour
ordinaire de la semaine. Ahmad, 17 ans, rejoint sur sa mobylette
rafistolée son ami Pierre, 16 ans, lui-même en compagnie
de Mazen, du même âge. Dans cette réunion
improvisée au beau milieu des passants, chacun apporte
son dû : le Dulsana pour Pierre, le Benzhexol pour Ahmad
et le Diantalvic pour Mazen. A eux trois, ils fabriquent leur
ration quotidienne de substances psychoactives, "la fiole",
qu'ils absorbent à chaque "déprime".
Dans un rapport remis l'année
passée au Ministre français de la santé,
un psychiatre examine les conditions de la "santé
des jeunes" et propose une série de mesures destinées
à prévenir les trois risques majeurs constitués
respectivement par les accidents de la route, le suicide et l'usage
de substances psychoactives. Sans prétendre à des
comparaisons entre les deux rives de la Méditerranée,
le contenu du rapport indique des tendances lourdes que des éléments
de ma clinique locale viennent largement confirmer. Examinons-les
ensemble.
Dans l'introduction à son rapport,
le Dr Xavier Pommereau, Psychiatre et chef de l'Unité
médico-psychologique de l'adolescent et du jeune adulte
du CHU de Bordeaux, insiste sur la dimension psychique donnée
par les jeunes à la notion de santé. Contrairement
à l'approche organique privilégiée par les
adultes, les jeunes estiment que la bonne santé signifie
avant tout "être bien dans sa peau, dans sa tête"
et rejettent le discours hygiéniste et moralisant des
parents, souvent vécu comme une recherche "d'emprise
sur eux". Qu'ils soient interdicteurs ("ne fais pas
cela") menaçants ("fais attention sinon")
ou suppliants ("c'est pour ton bien" ), ou qu'ils tombent
dans ce que l'analyse nomme l'injonction paradoxale ("fais
ce que tu veux", "je fais tout pour ton bonheur")
ces discours, comme le note le rapport, supposent les "jeunes
incapables ou ignorants" et sont susceptibles de "provoquer
les effets inverses à ceux recherchés" : inhibition
sociale ou même sexuelle, ou a contrario comportements
à risque. Il n'est point besoin d'être psychanalyste
pour constater cette première similitude, avec du côté
libanais certaines amplifications des phénomènes.
La clinique quotidienne démontre de la part des parents
une attitude souvent hyperprotectrice, témoin de leur
propre immaturité (Gisèle Harrus-Révidi, Parents immatures et enfants adultes, Payot, 2001), et
peu à même de laisser leur progéniture connaître
un développement psychosexuel de nature satisfaisante.
Une jeune patiente me confiait récemment son sentiment
de voir dans ses parents, "des enfants qui ont eu des enfants",
traitant alors ces derniers "comme des poupées".
Souvent incapables de communiquer sur les questions essentielles,
notamment d'ordre sexuel lorsqu'elles apparaissent à la
crise pubertaire, les parents libanais se réfugient la
plupart du temps dans une attitude de déni (refus de reconnaître
la manifestation tangible d'une réalité ), ou dans
celle d'un silence mêlé d'autoritarisme destiné
à masquer leur profond désarroi. Les méfaits
de la guerre servent souvent de prétexte pour dissimuler
une incapacité à confronter une réalité
psychique. La mère libanaise qui "dort" avec
son fils jusqu'à un âge avancé, qui l'habille
en fille à un tout jeune âge "parce qu'il est
mignon" ou qui "reporte" sur lui une affection
"débordante" en raison d'un mariage raté
car "arrangé contre son gré" constituent
les éléments d'une multiple panoplie assurant,
lors du cataclysme de l'adolescence, les pires ratages personnels.
A l'adolescence, explique le Dr Pommerau,
l'envie des jeunes de prendre des risques vise à "se
distinguer des adultes", à "se mettre à
l'épreuve", et à "faire corps avec le
groupe des pairs". Face aux transformations physiques que
leur psyché n'est pas à même de comprendre
, les adolescents cherchent à "se libérer
de la souffrance psychique ressentie" en la déviant
vers des douleurs physiques auto-infligées ou en éprouvant
des sensations fortes -"se sentir exister au risque d'en
mourir". Par des actes provocants ou délictuels,
ils se signalent aussi auprès des adultes dans l'attente
d'être "reconnus ou contenus" par eux. "
Dans la délinquance ", expliquait déjà
le psychanalyste et pédiatre D.W. Winnicott, "les
bénéfices secondaires sont devenus plus importants
que la cause originale qui est oubliée", l'acte délinquant
"espère rencontrer une résistance de l'environnement"
(D.W. Winnicott, "La délinquance, signe d'espoir"
in Conversations ordinaires, Gallimard, 1988).
Parents et ados se parlent mais ne se
comprennent pas, s'écoutent mais ne s'entendent pas. Dans
l'enquête du CHU de Bordeaux, les jeunes se disent "saturés
de recommandations concernant la drogue ou le SIDA" mais
ils déplorent en même temps "le manque d'échanges
avec les adultes sur le suicide", les autres maladies sexuellement
transmissibles, "les abus sexuels ou les troubles alimentaires".
Dans les préoccupations qu'ils adressent aux adultes,
figurent en bonne place "les méfaits comparés
de l'usage du tabac, de l'alcool et du cannabis, du caractère
licite ou non de ces substances" ou encore du prix du préservatif
qu'ils jugent anormalement "élevé", s'interrogeant
sur le "pourquoi de leur non gratuité".
De leur côté, les parents
s'inquiètent des statistiques marquant "une consommation
croissante et précoce de substances psychoactives",
l'importance des "désordres alimentaires", "
le nombre élevé des accidents mortels de la route,
des suicides et des tentatives de suicide, de grossesses non
désirées". Qu'en est-il au Liban ?
Selon les psychiatres consultés,
les accidents de la route constituent la première cause
de mortalité chez les jeunes Libanais, avec comme pour
la France, une surmortalité masculine frappante. Les phénomènes
repérés en France sont exacerbés dans le
contexte libanais. L'accès à la conduite d'un véhicule
motorisé est plus encore au Liban qu'en France, "synonyme
chez les jeunes d'émancipation et d'autonomie vis-à-vis
des adultes". L'absence d'espace privatif pour les adolescents
libanais (appartements dont les surfaces rendent les coûts
des loyers prohibitifs, surveillance familiale ou du voisinage
souvent pathologique, tissus de relations sociales aux mailles
extrêmement serrées rendant l'anonymat impossible)
les conduit à utiliser les voitures pour connaître
leurs premiers émois sexuels ou pour vivre, comme le soulignait
un jeune réalisateur libanais dans l'émission "Dialogue
des cultures" (NBN), toutes sortes de petits actes plus
ou moins répréhensibles, voire interdits. Le véhicule
devient un "moyen tangible d'affirmer la puissance",
de "montrer sa virilité". Les utilisations détournées
comme la conduite risquée (tuning ou défis motorisés
comme il en existe sur certaines bretelles d'accès d'autoroutes
libanaises à la tombée de la nuit ), les démarrages
spectaculaires en scooter, manifestent davantage un souci identitaire
de se sentir reconnus, admirés et respectés par
les pairs.
Le suicide, "deuxième cause
de la mortalité", représente en France 17,4%
du total des décès de jeunes hommes et 15,1% de
décès de jeunes filles. Parmi les indicateurs de
risques, souligne le Dr Pommerau, surviennent avant l'âge
de 15 ans, "le cumul de conduites de rupture, violences
agies, fugues, usages réguliers de substances psychoactives,
troubles alimentaires, prises de risques répétées
et conduites motorisées dangereuses". En France comme
au Liban, les antécédents suicidaires familiaux,
les violences sexuelles subies, l'instabilité familiale,
les biographies émaillées de secrets de famille
ou de filiation, les grossesses non désirées, les
"riches mariages d'amour" à la Libanaise, les
difficultés d'affirmation ou d'orientation sexuelle, les
questionnements identitaires majeurs constituent des facteurs
de risque souvent masqués par des "événements
déclenchants comme des ruptures sentimentales, des échecs
scolaires ou des conflits familiaux" pour lesquels les psychanalystes
ou les psychologues sont alors consultés. Mes éléments
cliniques indiquent - il "faut rendre à César
ce qui est à César et à Dieu ce qui lui
appartient"- que le sentiment religieux, plutôt sous
forme de croyance que de foi, vient considérablement réduire
la mise en acte du suicide au Liban (voir à ce sujet l'article
très intéressant du Journal "Le Monde"
du 23 juillet 2002 sur "Religion en baisse, croyances en
hausse chez les jeunes Européens"). Nombreux sont
les patients qui se retiennent de commettre l'irréparable
par "peur de l'enfer". Sauvetage temporaire dont on
peut saluer le mécanisme ponctuel, mais dont il convient
de mesurer la portée tout aussi névrotique dans
un contexte plus général. Partant, des formes dérivées
de suicide apparaissent : troubles alimentaires majeurs ("je
me laisse mourir" me dit une patiente anorexique qui refuse
pour des raisons indiquées à l'instant l'acte suicidaire),
conduites à risques, dépression mélancolique
à lente agonie, suicide familial ou meurtres collectifs
qui ne parviennent qu'à peine à dissimuler la dimension
suicidaire personnelle. Les difficultés d'affirmation
et d'orientation sexuelles devant l'impasse de leur reconnaissance
par la société libanaise ou du noyau familial qui
préfère largement feindre de les ignorer, amènent
nombre de mes patients à évoquer l'éventualité
suicidaire.
L'impossibilité de dire, celle
d'expliquer à l'autre, et de mettre des mots sur des souffrances
inconnues rappellent que "le pubertaire est dans la confusion
du langage" (selon Ferenczi, cité par Philippe Gutton
in Psychothérapie et adolescence, PUF 2000). Ceci pèse
déjà comme facteur de risque auquel vient s'ajouter
la difficulté de vivre sa sexualité, domaine en
soi déjà marqué, comme les psychanalystes
le savent, par l'incomplétude autant que par l'énigmatique
(Freud, Psychologie de la vie amoureuse, 1912 ; Lacan
et ses concepts de "manque-à-jouir" et d'"impossibilité
du rapport sexuel", voir aussi Catherine Millot, "l'injonction
à la jouissance, histoire d'une libération entre
désir et loi", in Dossier "sexe, sous
la révolution, les normes", revue Mouvement,
mars- avril 2002).
L'usage des substances psychoactives
connaît au Liban comme en France un essor aussi spectaculaire
qu'inquiétant. Le "tabac est l'une des portes d'entrée
dans la poly-consommation de produits psychoactifs" souligne
le rapport Pommereau. Comme en France, la consommation de médicaments
psychotropes est en augmentation et leur usage est plus fréquent
chez les jeunes filles, selon des psychiatres libanais consultés.
De l'usage du tabac au médicament, puis de celui-ci au
passage aux drogues plus dures, le phénomène de
l'assuétude prend sa source dans un conflit psychique
lié à la recherche d'une rupture. Carence affective
et déficit identitaire se combinent avec une quête
de plaisir destinée à "oublier l'angoisse",
à "ne plus souffrir". Si la France se place
malheureusement en tête des pays européens pour
l'usage de médicaments psychotropiques dans les populations
scolaires (12% pour une moyenne européenne de 10% selon
le rapport), les usages libanais en la matière n'ont rien
à lui envier. La facilité déconcertante
avec laquelle les jeunes en quête de ces substances se
procurent dans "n'importe quelle pharmacie de quartier",
ces médicaments, les mésusages familiaux qui peuvent
en être faits sous la forme d'auto-prescription, voire,
comme la clinique m'en a apporté l'évidence, de
prescriptions imposées aux enfants par leurs parents sans
consultation des psychiatres, en disent long sur les habitudes
médicamenteuses libanaises. Un de mes patients auquel
je suis redevable de la petite anecdote en tête de cet
article, m'a expliqué depuis que sa thérapie lui
a permis d'abandonner - mais pour combien de temps ?- sa pratique
psychotropique, les mécanismes qui ont présidé
à sa première prise. Tout commence avec la première
cigarette, puis rapidement avec la première prise de substances
psychoactives, la "fiole" (nom désormais donné
à ce cocktail de médicaments préparé
par un groupe en vue de son absorption collective), vécue
comme une cérémonie d'initiation en vue de l'appartenance
au groupe auquel on souhaite adhérer. Notons au passage
que la psychanalyse, bien que non consensuelle sur ce sujet,
a elle-même tendance à considérer l'adolescence
comme une conquête "tout à fait initiatique"
de la génitalité à travers le réinvestissement
des pulsions sexuelles (Philippe Gutton, Catherine Millot). Typique
de l'adolescent en mal de vivre dans son environnement immédiat,
cette démarche lui procure la référence
existentielle. Le plus âgé dans le groupe veille
ainsi à la fourniture régulière de doses
adaptées au degré d'assuétude du preneur,
organise les rencontres et distribue le mélange à
la préparation duquel chacun a contribué. Perfection
de la démarche identitaire de groupe. Mon patient résume
ainsi son choix : "que faire de ma vie ?" m'a-t-il,
un jour, déclaré "Chercher un travail qui
ne me satisfera pas, trouver une fille qui ne veut qu'une vie
facile et sans souci économique, élever des enfants
avec la question de l'incertitude de leur avenir?". "J'ai
préféré opter pour l'oubli, et ne plus penser".
Même si des conflits psychiques préexistent à
cette explication (problèmes de "père"
en l'espèce), donnons-lui au moins acte de cette lucidité
sur son environnement. Cette dernière se rapproche de
la "désocialisation" telle qu'elle est entendue
par le psychanalyste Patrick Declerck, c'est-à-dire "un
ensemble de comportements et de mécanismes psychiques
par lesquels le sujet se détourne du réel et de
ses vicissitudes pour chercher une satisfaction ou, a minima,
un apaisement dans un aménagement du pire". Cette
désocialisation constitue pour lui "le versant psychopathologique
de l'exclusion sociale" (Patrick Declerck, Les naufragés,
Plon, 2001).
Après avoir blâmé
les parents, consolons-les un peu! Ils sont, comme le note le
rapport Pommereau "trop impliqués ou trop proches"
pour percevoir les difficultés de leur progéniture.
Par ailleurs, l'évolution qui caractérise la prise
en compte des phénomènes de l'adolescence tend
à ne plus la considérer, contrairement à
la pensée du psychanalyste Erickson, comme le "dernier
stade de l'enfance" (Erick H. Erickson, Adolescence et
crise, la quête de l'identité, champs Flammarion,
1978).
L'adolescence est devenue, au contraire
un "objet psychanalytique à part entière avec
sa spécificité propre rompant avec les caractéristiques
somato-psychiques de l'enfance ou avec celles du sujet mature
idéal" (Philippe Gutton et Annie Birraux, Psychopathologie
des âges de la vie, in revue Psychanalyse, PUF, collection
"fondamental" 1999). Le cadre dans lequel la pédopsychiatrie
a fixé "administrativement" à l'âge
de 16 ans le bornage supérieur de son intervention n'apparaît
ainsi plus "adapté" selon l'avis du Dr Pommereau.
A l'opposé, des psychanalystes, spécialistes de
l'enfance et de l'adolescence comme Didier Dumas admettent aujourd'hui
que jusqu'à 30 ans, les "jeunes" peuvent, par
exemple, encore "chercher à définir leur orientation
sexuelle". Cette approche permet ainsi de considérer
qu'un certain nombre de "transactions d'allure pathologique"
sont autant "d'essais et d'erreurs qui permettent au jeune
pubère de définir à terme son espace de
santé" (Philippe Gutton et Annie Birraux).
En ce sens, toutes les pathologies d'adolescence
décrites dans le rapport Pommereau et livrées sur
le divan des psychanalystes sont des expressions d'un clivage
entre les mutations physiques imposées au corps par la
réalité pubertaire et les capacités de compréhension,
encore plongées dans l'infantile, que peut en avoir la
psyché. C'est, toujours selon Gutton, "cette inconnaissance
qui fait le clivage".
D'où l'importance d'une communication
sans tabous sur les sujets qui angoissent l'adolescent. Au Liban,
où le "Moi" libanais est prisonnier du regard
que l'autre lui porte et à la soumission duquel il n'a
que peu de chance sans un effort surhumain d'échapper,
le poids des traditions familiales, les pesanteurs confessionnelles
et les pressions sociales rendent cette accession au pubertaire
en soi conflictuelle aussi insupportable qu'un parcours du combattant
dans l'entraînement de commandos.
Freud dans son "étiologie
sexuelle des névroses", expliquait qu'il "faudrait
changer beaucoup de choses". "Il faudrait, écrivait-il,
vaincre la résistance d'une génération de
médecins qui ne sont plus capables de se souvenir de leur
propre jeunesse, triompher de l'orgueil des pères qui
ne veulent pas s'abaisser à un niveau humain aux yeux
de leurs enfants, combattre la pruderie déraisonnable
des mères, mais surtout il faut donner une place à
la discussion des problèmes de la vie sexuelle dans l'opinion
publique. Il faudrait qu'il devienne possible de parler des choses
sans être considéré comme un fauteur de trouble
ou comme quelqu'un qui exploite les plus bas instincts. Ici,
il y a assez à faire pour qu'au cours des cent prochaines
années, notre civilisation apprenne à composer
avec les exigences de notre sexualité". C'était
en 1898 et en Europe
Jean-Luc Vannier
octobre 2002