Anne-Lise Stern a quatre-vingt-trois
ans, est psychanalyste, et, comme juive a été déportée,
il y a soixante ans, à Auschwitz, d'où elle est
revenue, via Raguhn et Theresienstadt au début de juin 1945. Elle était allemande, et n'était juive qu'au
regard d'autrui, suivant le mot de Sartre. Elle avait commencé
sa médecine en France et même changé de «langue
maternelle» ; elle est devenue française et affronte
chaque jour son passé. Avant de lire ces textes fascinants
(et ce mot n'est pas un anglicisme pour passionnants, même
s'ils le sont aussi), lisez pour vous mettre en condition la belle introduction; mieux qu'une préface, de
Nadine Fresco (historienne) et Martine Leibovici (philosophe).
L'une a été la biographe de Rassinier, l'autre
est l'auteur d'un livre sur Hannah Arendt. On est entre l'Allemagne
hitlérienne et la France, et le récit est analyse...
Si Anne-Lise Stern use parfois de ce qu'elle appelle la «phrasure
lacanienne»; elle a été analysée
par Lacan;, c'est extrêmement rare et toujours accessible
même au béotien que je suis. Qu'il s'agisse du voyage,
de la survie à Auschwitz, de l'arrivée à
Theresienstadt; cette ville-piège que «le Führer
avait offerte aux Juifs» mais qui est effectivement, en
avril 1945, l'antichambre de la liberté;, le livre
d'Anne-Lise Stern atteint les sommets de la littérature
concentrationnaire, Primo Levi, Ravensbrück de Germaine
Tillion, le Grand Voyage et Quel beau dimanche de Jorge Semprun
; il rejoint parfois Shoah de Claude Lanzmann...
Pierre Vidal-Naquet - Libération
Avoir été au camp, ça
ne fait pas forcément de vous un Primo Levi, mais ça
pousse que vous le vouliez ou non à écrire.»
Une telle modestie intrigue et attire, et incite à se
plonger dans l'ouvrage d'Anne-Lise Stern, psychanalyste et déportée.
Ou plutôt qui fut cette jeune fille, déportée
à l'âge de vingt ans dans les camps nazis et qui
allait devenir par la suite psychanalyste et l'élève
de Jacques Lacan. Ce livre composé de textes variés
: souvenirs de l'univers concentrationnaire, réflexions
sur les oeuvres qui en traitent, essais psychanalytiques, et
parfois, mêlant tous ces genres, à l'image de l'esprit
sans doute fantasque et original de l'auteur, dont le parcours
professionnel laisse penser qu'elle a toujours éprouvé
quelque réticence à accepter les règles
d'une organisation, ou la prééminence de son chef.
Nous l'avons toujours eu contre nous dès que s'esquisse
un compromis, et des nombreux services qu'elle nous rend, le
moindre sans doute n'est pas de nous interdire toute bonne conscience»,
comme l'écrivait Claude Olievenstein à son propos...
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre
de l'ouvrage Camps, histoire, psychanalyse, on ne trouve aucune
tentative d'explication psychanalytique du nazisme (sur ce point
nous nous en tenons à celle de Primo Levi : «La
folie d'un petit nombre et le consentement stupide et lâche
d'un grand nombre»), ni même un exposé des
conséquences psychologiques de la déportation,
qui ont du reste été bien explorées par
d'autres. Ce que l'auteur appelle le «savoir-déporté»,
est plutôt un ensemble d'attitudes acquises dans les camps,
et pour Anne-Lise Stern ce furent Auschwitz, Bergen-Belsen, Buchenwald,
sinistre trilogie qui sonne comme l'inversion satanique d'un
parcours universitaire... Certains passages sont bouleversants
quand ils témoignent de la réhumanisation du bourreau,
tel ce SS qui, apercevant la jeune Anne-Lise en train de cueillir
un pissenlit derrière une baraque, se jette sur elle la
crosse levée, puis interrompt son geste en s'exclamant
«Tiens c'est vous !». Alors qu'à cet instant
elle ne supposait pas être pour lui autre chose qu'une
victime parmi tant d'autres. Ces moments de réhumanisation
sont des révélations d'autant plus inquiétantes
: une preuve de plus qu'il sera toujours possible de fabriquer
des bourreaux avec des gens ordinaires. A lire ce livre, on comprend
que le «savoir-déporté» est avant tout
un héritage émotionnel, qui, s'il ne vous détruit
pas, peut vous faire écrire ceci, quand votre regard est
attiré par une tomate qui roule dans le caniveau, et que
vous la suivez jusqu'au moment où elle tombe dans la rivière
: «Elle flottait, c'était une tomate pourrie qui
flottait en s'en allant sur la petite rivière, sous le
pont. Je n'avais plus faim, j'étais convenablement nourrie,
mais quand même, une tomate qui s'en va toute seule, je
l'aurais suivie jusqu'au bout du monde.» Précédé
de Une vie à l'œuvre de Nadine Fresco et Martine Leibovici.
François Lelord - Le Figaro