La
montagne de l'âme
Gao Xingjian
Editeur DE L'AUBE
Collection AUBE POCHE
Genre : ROMAN
Dans la Chine du début
des années quatre-vingt, le personnage de la Montagne
de l'Ame, simplement désigné par le pronom personnel
"je", entreprend un voyage pour fuir les tracas de
la vie dans la capitale. Le hasard - deux tasses de thé
qui s'entrechoquent sur la tablette du compartiment d'un train
- le met sur la piste d'une mystérieuse montagne. Le roman
entraîne dès lors le lecteur dans un immense voyage
à travers une Chine mal connue, d'une richesse infinie
: quête amoureuse et spirituelle, recherche des origines
de l'homme et de la civilisation chinoise, recherche de la vérité,
de la sagesse et de la pureté, retour à l'enfance.
Au fil du récit, "je" devient "tu"
et les deux voix alternent et s'entrecroisent pour former un
texte d'une écriture résolument moderniste. Roman
complet de la "sinitude" retrouvée, tour à
tour autobiographique, récit picaresque ou burlesque,
introspection, reflet critique de la réalité, poème
lyrique..., la Montagne de l'Ame est le grand roman asiatique
de cette fin de siècle.
Julia Kristeva sur France culture de
L'universalité de Gao Xingjian
Bonjour, Pierre Assouline. Je saisis
loccasion qui se présente sous la forme dun
des événements de la saison chinoise organisée
par la Ville de Paris et le ministère de la Culture: lexposition
«La gloire des empereurs», présentée
au Petit Palais, des trésors archéologiques appartenant
aux dynasties Qing et Tang, et remontant à trois mille
ans. Il y aura aussi des peintures contemporaines, des photos
et un ensemble de manifestations intitulées «La
Voix du dragon» à la Cité de la musique.
Je saisis donc cette occasion pour revenir sur le prix Nobel
de littérature, qui a été décerné
cette année à lécrivain Gao Xingjian
pour son livre La montagne de l'âme.
Je dois vous avouer, cher Pierre Assouline, que je ne lis guère
les prix littéraires; et pas davantage les Nobel, car
ce Prix m'a souvent semblé être un geste d'estime
pour le rôle moral de l'auteur, plus qu'une récompense
littéraire. Le roman de Gao Xingjian m'a pourtant attirée,
parce que c'est le premier Nobel chinois, et que j'éprouve
pour la civilisation chinoise une passion qui m'a conduite, il
y a une vingtaine d'années, à entreprendre une
licence de chinois, puis à faire un des premiers voyages
d'Occidentaux en Chine, après l'entrée de la Chine
populaire dans l'ONU. De ce parcours, qui a donné lieu
à un petit livre sur les femmes chinoises, je garde encore
l'image d'un peuple et d'une culture énigmatiques, qui
pourtant, à chaque coin de rue, à chaque ligne
de rizière, à chaque trait de calligraphie, m'évoquaient
irrésistiblement une intimité étrangement
proche, en même temps qu'un appel irrésistiblement
moderne. J'avais lu, de surcroît, que le lauréat
Gao Xingjian retenez ce nom - avait déclenché
en Chine, en 1982, un vaste débat sur le modernisme et
le réalisme; qu'il s'était installé en France
en 1988; qu'il avait écrit de nombreuses pièces
de théâtres ; et qu'il faisait aussi de la peinture.
Des dissidents chinois ont adressé au Gouvernement de
Pékin une pétition pour lever la censure sur ses
uvres et lui permettre de rentrer en Chine; on sest
demandé pourquoi cétait les Editions de l'Aube
qui l'avaient traduit ; les médias nen finissent
pas de louer le phénomène insolite que représente
lattribution d'un Nobel à un Chinois, sans toutefois
parler du livre, alors je me suis plongée dans l'oeuvre
elle-même.
Et j'en sors éblouie, pour vous en recommander la lecture.
Il s'agit d'un texte majeur, au carrefour de la Chine mythique
et d'une modernité de psychologie et d'écriture
saisissante. La «Montagne de l'âme» serait
attestée par des écrits mythologiques chinois :
serait-ce une carte incertaine de la Chine? une autobiographie?
un voyage érotique, c'est-à-dire dans la sagesse?
une quête de la beauté ou du non-savoir qui, en
Chine, tient lieu de ce que nous croyons être le «savoir
absolu»? La Montagne de l'âme est tout cela à
la fois.
Il paraît que la langue chinoise de ce texte est d'une
splendeur et d'une modernité sans faille : je suis incapable
d'en juger - ma licence de chinois, aujourdhui oubliée,
est cruellement insuffisante. Mais c'est surtout le style de
Gao Xingjian, capable d'entrer dans la chair du paysage chinois
et des caractères féminins et masculins, qui me
captive : évitant la couleur locale, et pourtant dans
une totale fidélité onirique au génie de
son pays et de sa civilisation. Le narrateur, qui se présente
comme le survivant d'un diagnostic erroné de cancer, traverse
ce pays imaginaire où se mélangent géographie
et psychisme, sans se couvrir d'aucune identité stable.
Il n'a pas de nom, et c'est en jouant sur les pronoms personnels
«je» deviens «tu» et parfois «il»
- qu'il nous introduit aux drames très modernes de sa
vie érotique et métaphysique. Cette technique de
la désidentification, qui a été celle du
nouveau roman et du roman de Tel Quel, est ici pétrie
dans une masse d'observations culturelles, sociales, psychologiques
et sensuelles, et d'une rare musicalité poétique.
«Je» se désigne comme «tu» lorsqu'il
perd ses certitudes : «C'est comme si j'observais l'endroit
d'où je viens, depuis un lieu indéterminé,
sans qu'il y ait de chemin ; cette conscience qui n'a pas encore
disparu ne fait que flotter devant mes yeux.» Il, donc
«tu», rencontre une femme qui n'est qu'«elle»
- passion délirante ou alter-ego du narrateur qui hésite
entre «il» et «tu»? Un vieillard chante
avec une voix parfumée de femmes, que l'auteur décrit
dans un phrasé sensuel qui se souvient de Proust et de
Joyce. Tandis que l'érotisme des rencontres féminines
s'inverse dans la douceur d'une peinture sur soie. Brassage de
romans populaires, des exploits des Ming et des Qing, de bonzes
et d'une grenouille qui rit parce qu'elle n'est autre que Dieu...
Cela ne se résume pas, c'est un carrefour de ce que nous
croyons être notre sensibilité moderne avec la Chine
éternelle et une écriture que des années
de réalisme socialiste laissaient penser impossible en
Chine.
Un seul regret, un peu chauvin : la France, qui a une magnifique
tradition de sinologues avec ce joyau que fut l'oeuvre de Marcel
Granet, n'aurait pas dû laisser les Suédois découvrir
Gao Xingjiang. Mais puisqu'il vit en France, lisons sans tarder
ce roman pour le plaisir de découvrir que cette montagne
d'une âme chinoise est aussi la nôtre. Voilà
bien un universel qui s'est écrit à l'écoute
du monde, mais que trace un pinceau ivre de singularité,
aussi bien nationale qu'intime.
* journal Le Monde
Cet inventaire de mille et une merveilles
disparues, de centaines de plaintes du désir aux abois,
de dizaines de rencontres avec des filles en fugue constitue
l'une des richesses de "La Montagne de l'âme",
chronique poétique où, comme l'écrit son
traducteur, se mêlent "voyage intérieur, évocation
des paysages et des forêts encore vierges de Chine, mise
en scène des déchirements amoureux ou simple description
d'une minute de plaisir dû à l'amitié ou
à la contemplation d'une rivière, conte classique
picaresque et merveilleux, évocation de la réalité
absurde ou kafkaïenne contemporaine, réflexion sur
l'art romanesque...". Le narrateur y entame, sac au dos,
à pied, en car et à bicyclette, un long périple.
A la recherche d'une mystérieuse montagne, symbole du
lieu idéal où se retirer du "monde de la poussière".
Sur la trace des sources de la Chine ancienne, de la magie d'un
Orient fantomatique, de la science de Lao Tseu. En quête
d'un lieu d'asile, bastion de la défense des droits de
l'individu contre un pouvoir étatique. L'auteur, Gao Xingjian,
y revendique une forme moderniste, mélodique en diable,
libre de toute règle, désintoxiquée de toute
langue de bois. Il mêle essai et fiction, anecdotes historiques
et recherches littéraires, pour composer un patchwork
lyrique de mots, documents, images, avec du tao et du burlesque,
du désespoir et de la transcendance. Il s'enivre du langage
pour exprimer la vie et la mort, la joie et la souffrance, la
passion et la guerre des sexes. Prose ensorcelante, épanouie
d'être lue à haute voix (Gao Xingjian est aussi
un grand auteur de théâtre), où les personnages
se définissent tour à tour par le "je",
le "tu" ou le "il", selon qu'ils abordent
la vie quotidienne, le monologue intérieur ou la spéculation
philosophique. Le "nous" est banni : il désigne
une notion de masse contre laquelle Gao Xingjian est définitivement
vacciné.
Jean-Luc Douin