Un désir fou de danser

Elie Wiesel

Le seuil, Paris 2006

 

 

 


La grande notoriété a aussi ses inconvénients. Elie Wiesel est devenu un personnage tellement célèbre qu'on a souvent tendance, désormais, à oublier qu'il est avant tout écrivain, romancier à la fois témoin, conteur et penseur, une sorte de musicien des silences, capable de suggérer ce qui ne peut se dire. Heureusement, Un désir fou de danser vient rappeler, avec force, que son écriture se renouvelle toujours. A 77 ans, et après une bonne quarantaine de livres, le grand homme retrouve ici une fraîcheur et une étrangeté étonnantes.

On s'efforcera donc, pour aborder ce roman, de mettre de côté, autant que faire se peut, tout ce qu'on sait ou croit savoir de cette figure d'exception. Qu'on laisse un moment l'adolescent hongrois qui a survécu à Birkenau, Auschwitz et Buchenwald, le réfugié devenant étudiant à la Sorbonne, puis journaliste. Qu'on oublie le commentateur du Talmud, le professeur à Boston, le fondateur d'un récent Institut universitaire d'études juives à Paris. Qu'on ne se soucie plus du lauréat du prix Nobel de la paix, du créateur de l'Académie universelle des cultures, ni même de la Fondation Elie Wiesel pour l'humanité qu'il a créée avec sa femme Marion. Qu'on range ce récent numéro de Time qui le fait figurer parmi les cent personnes les plus influentes de la planète. Tout cela fait écran, et gêne la lecture.

SAGESSE EN ARCHIPEL

Qu'on se souvienne seulement de La Nuit, publié en 1956 (éd. de Minuit), sans être impressionné par le fait que la célèbre émission de télévision d'Oprah Winfrey en a fait acheter, depuis janvier 2006, plus d'un million et demi d'exemplaires aux États-Unis. Qu'on se souvienne du prix Médicis 1968 pour Le Mendiant de Jérusalem, ou du Testament d'un poète juif assassiné, en 1980, prix du Livre Inter et prix des bibliothécaires (1). Qu'on ouvre ce nouveau livre, simplement, pour ce qu'il est: un nouveau visage d'un écrivain très singulier.

Cadre : une psychothérapie à New York. Le patient, Doriel, se dit fou, habité d'une "nuit fiévreuse et terrible", la pensée traversée de spasmes, l'âme secouée de décharges électriques. La peur le paralyse, sans qu'il en discerne la cause. Les mots le fuient, se cachent ou se bousculent. Le chaos mêle ses souvenirs. De sa Pologne d'autrefois à l'Amérique d'aujourd'hui, le chemin est difficile à reconstituer. Sa fortune même, considérable, paraît énigmatique. Thérèse, la psychanalyste, est déconcertée. Elle a le sentiment qu'à chaque fois qu'elle tient une clé Doriel change la serrure. Réelles ou fantasmées, des femmes traversent les propos de Doriel, ainsi que des rabbins antisionistes, une mère résistante combattant héroïquement les nazis et quelques jeunes filles au sourire d'enfant effrayé.

Plutôt que le récit d'une thérapie - à laquelle on a quelque mal à croire, et qui d'ailleurs échoue - c'est une méditation sur la folie, son sens et ses limites, qui forme la trame de ce livre. Ce prétendu fou est moins victime d'une pathologie spécifique que de la condition humaine. Et l'on s'aperçoit, à mesure, qu'être fou, pour Elie Wiesel, peut aussi vouloir dire : "être seul", "avoir la foi", ou bien "être dieu" ("Il faudrait peut-être imaginer les dieux rendus fous par les hommes"). Et encore "penser", car "penser est une entreprise déraisonnable, compliquée, douloureuse, qui peut basculer dans la fumée et s'enfouir dans la cendre".

Une sorte de sagesse en archipel se développe de page en page, s'inscrivant dans des phrases qui marqueront la mémoire. Les unes disent l'enfermement dans les traumatismes passés : "Souvent je me dis que je ne suis qu'un entrelacs de fissures ouvertes sur l'épouvante." D'autres, au contraire, ouvrent l'horizon, par exemple : "Refuser la joie sous le prétexte qu'elle n'a pas le droit d'exister, qu'elle ne peut qu'être imparfaite, ce serait m'avouer vaincu dès le départ." Celle-ci indique une méthode, possible ou impossible : "Il faut être capable de raconter les choses les plus horribles avec les mots les plus simples, d'une voix égale, dénuée de toute émotion."

L'ultime leçon de l'écrivain est sans doute que cette folie qui seule rend vraiment humain n'est encore rien de ce qui a été mentionné. Ou plutôt, c'est tout cela, mais recombiné et recomposé, existant désormais sous un autre nom. A la fin du livre, le vieil homme comprend, auprès d'une toute jeune femme, qu'être fou, en fait, c'est aimer. Voilà la seule forme de folie qui donne envie de danser. Notoriété ou pas.

Roger-Pol Droit
Article paru Le Monde, dans l'édition du 19.05.06

C'est l'histoire d'un homme seul qui frappe à la porte d'une psychanalyste juive à New York. Il apporte sa folie en bandoulière à cette jolie mécanicienne de l'âme; son «cerveau malade», comme il dit, peuplé de fantômes et d'innommés. L'Histoire, cette grande mangeuse d'hommes, ne semble-t-elle pas se nourrir de toutes les folies? Rares sont ceux qui ont la chance de ne pas vivre enfermés avec leurs démons, entre manque et débordement. Le récit de cette aventure intérieure se déploie sur la toile de fond du XXe siècle. Le chemin n'est pas droit qui conduit Doriel de sa maison de Tomaszow (Pologne) aux rues animées de New York. Les étapes de sa vie dessinent le parcours d'un exil. Dans les textes sacrés (juifs ou catholiques), la vie est souvent comparée à une fuite ou à un pèlerinage... «Étrange et long voyage, avec la solitude pour compagne et, comme bruit de fond, le vacarme d'un monde qui a choisi d'insulter les dieux... Elie Wiesel sait faire résonner les mots fatals qu'il trouve dans la vie et dans les textes sacrés. Son Désir fou de danser appartient à l'ordre du romanesque et de la méditation.

Daniel Rondeau
L'Express du 27 avril 2006