Sans alibi
Faufilage ou faufilature, l'étrange expression "sans
alibi" revient avec insistance en plus d'un lieu de cette
conférence prononcée devant les États généraux
de la Psychanalyse en juillet 2000. Elle scande tout, jusqu'à
la conclusion : " On parle rarement d'alibi, d'ailleurs,
sans quelques présomption de crime. Ni de crime sans un soupçon de cruauté." Elle passe partout, depuis la
définition de la psychanalyse: " Mais "psychanalyse"
serait le nom de ce qui, sans alibi théologique ou autre,
se tournerait vers ce que la cruauté psychique aurait
de plus propre. La psychanalyse, pour moi, si vous me permettez
cette autre confidence, serait l'autre nom du "sans alibi".
L'aveu d'un "sans alibi". Si c'était possible."
Entre tous ces "sans alibi",
inévitable, une question : "...On n'évitera
donc pas la question : qu'elle est la crise de la psychanalyse
mondiale aujourd'hui ? ou encore, ou plutôt, quelle est
la crise de la mondialisation pour la psychanalyse ? Quelle est
sa crise spécifique ? Est-ce seulement, ce que je ne crois
pas, une crisis, une crise passagère
et surmontable, une Krisis de la raison psychanalytique
comme raison, comme science européenne ou comme humanité
européenne (pour faire plus que parodier le titre de Husserl)
? Est-ce donc une difficulté décidable et appelant
une décision, un Krinein qui passerait
là encore par une réactivation des origines ? Ces
questions, on ne les entend qu'à supposer savoir ce qu'est
ou veut être, aujourd'hui, spécifiquement, dans
sa singularité irréductible, la psychanalyse ou
la raison psychanalytique, l'humanité de l'homme psychanalytique,
voire le droit de l'homme à la psychanalyse. A quels critères
de reconnaissance se fie-t-elle ? et quant à la crise,
ce savoir serait le savoir de se qui met la psychanalyse
en crise, certes, mais tout aussi bien, de ce que la
révolution psychanalytique met elle-même en crise.
les deux choses paraissent d'ailleurs aussi indissociables que
deux forces de résistance : résistance à
la psychanalyse, résistance auto-immunitaire de
la psychanalyse à son dehors comme à elle-même.
C'est dans son pouvoir de mettre en crise que la psychanalyse
est menacée et entre donc dans sa propre crise. Lorsqu'il
est interrogé sur ce qui ne va pas dans une mondialisation
qui commença au moins après la première
guerre mondiale et dans de tels projets de droit international,
dans de tels appels à l'abandon de souveraineté,
à la constitution de cette Société des Nations
qui préfigurait alors les Nations Unies dans son impuissance
même à mettre fin à la guerre et aux exterminations
les plus cruelles, eh bien, c'est toujours autour du mot "cruauté"
et du sens de la cruauté que l'argumentation de Freud
se fait à la fois le plus politique et, dans sa logique,
le plus rigoureusement psychanalytique. Non pas que le sens du
mot "cruauté" (Grausamkeit) soit
clair mais il joue un rôle opératoir indispensable,
et c'est pourquoi je fais porter sur lui la charge de la question.
En recourant plus d'une fois à ce mot, Freud le réinscrit
dans une logique de pulsions destructrices indissociables de
la pulsion de mort. Il fait plusieurs fois allusion au "plaisir
pris à l'agression et à la destruction" (
Die Lust an derr Aggression und Destruktion),
aux "innombrables cruautés de l'histoire"
(ungezählte Grausamkeiten der Geschichte),
"aux atrocités de l'histoire" (Greueltaten
der Geschichte),aux "cruautés de la sainte
Inquisitions" (Grausamkeiten der hl. Inquisition).
Se servant encore une fois comme dans Au-delà...du
mot de "spéculation", ici associé à
celui de "mythologie", il précise que cette
pulsion de mort, qui travaille toujours à ramener la vie,
par désagrégation, à la manière non
vivante, devient pulsion de destruction quand elle est retournée,
avec l'aide d'organes particuliers (et les armes peuvent en être
la prothèse), vers l'extérieur, vers les "objets".
Est-ce que, et alors comment, cette logique
peut induire, sinon fonder une éthique, un droit et une
politique capables de se mesurer d'une part avec la révolution
psychanalytique de ce siècle, d'autre part avec les évènements
qui constituent une mutation cruelle de la cruauté, une
mutation technique, scientifique, juridique, économique,
éthique et politique, et ethnique et militaire et terroriste
et policière de ce temps ?
Ce qui reste à penser more
psychanalytico, ce serait donc la mutation même
de la cruauté - ou du moins les figures historiques nouvelles
d'une cruauté sans âge, aussi vieille et sans doute
plus vieille que l'homme. La révolution psychanalytique,
si c'en fut une, a un siècle, tout juste. Temps très
court, temps très longs...
Ce que j'ai cherché à penser,
sinon à connaître, tout au long de ce chemin , c'est
la possibilité d'un im-possible au-delà de
la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir,
au-delà de la cruauté et de la souveraineté,
et un au-delà inconditionnel.
Cet au-delà (au-delà de
l'au-delà du principe de plaisir donc), serait-ce encore
un alibi ?
Le sans alibi, le "nulle
part ailleurs", est-ce encore possible ? Une fois pour toute
ou plus d'une fois ?