Retour aux manuscrits

Ilse Grubrich Simitis

Editions PUF, aout 2000, Paris

 




La Présentation DE L'éditeur : Pour la première fois, ce livre donne un accès immédiat à la 'terra incognita' des manuscrits de Freud et par là au microcosme caché de sa créativité, traversée de tensions. Ilse Grubich-Simitis fait parler les documents mêmes, dont beaucoup sont des textes originaux, inconnus à ce jour, et qui se situent pour ainsi dire en deçà de la littérature secondaire. Sous une forme innovante, celle d'une authentique analyse artisanale, elle nous raconte comment le fondateur de la psychanalyse a travaillé comme scientifique et comme écrivain.

Que le retour aux textes du début de la psychanalyse que ce livre recommande ne produise pas une historisation supplémentaire, encore moins une dogmatisation ou une canonisation ! Apprendre à connaître directement le contexte dans lequel la psychanalyse a vu le jour, en faisant parler les documents, offre au contraire une confrontation en quelque sorte actuelle avec la méthode psychanalytique in statu nascendi ainsi qu'avec la logique d'observation et de recherche d'où elle ressortit comme quelque chose de nouveau.



Freud dans le texte
Membre de l'International Psychoanalytical Association (IPA), responsable chez Fischer Verlag depuis 1963 de l'édition des oeuvres de Freud, amie d'Alexander Mitscherlich et praticienne active d'une " science de l'édition ", Ilse Grubrich- Simitis est devenue, au fil des années, la plus grande spécialiste mondiale de l'œuvre freudienne. On lui doit notamment un magnifique album (Sigmund Freud : lieux, visages, objets, Gallimard, 1979) ainsi que la découverte d'un inédit de 1915, Vue d'ensemble des névroses de transfert (Gallimard, 1986), auquel elle a ajouté un remarquable commentaire montrant que Freud fut sans cesse habité par le projet contradictoire d'élaborer une nouvelle théorie du psychisme sans jamais renoncer à un modèle biologique à la fois darwinien et lamarckien.
Quand on parle aujourd'hui de " retour au texte de Freud ", on emploie volontiers le mot " texte " au singulier et l'on songe à Jacques Lacan et à sa grande relève de la conceptualité psychanalytique commencée vers 1950. Véritable réinterprétation de l'ensemble d'un système de pensée, ce retour lacanien avait pour objectif de redonner vigueur à une clinique et à une théorie dont le caractère subversif avait fini par se dissoudre au fur et à mesure de la transformation de la psychanalyse en une pratique de masse soumise à un idéal corporatiste.
Bien qu'elle vise aussi à éveiller l'amour pour le texte freudien, Ilse Grubrich-Simitis propose une lecture très différente de celle de Lacan. Dans ce magistral Retour aux manuscrits, elle utilise le mot " texte " (Texten) au pluriel. Elle y inclut non seulement toutes les formes possibles de textualité freudienne mais aussi le travail conceptuel, littéraire et éditorial auquel Freud s'est livré sur ses propres textes.
Elle étudie donc un nouveau Freud, un Freud en train d'écrire et de penser avec des mots, en train de fabriquer des phrases pour mettre ses idées en forme. Mieux encore, Ilse Grubrich-Simitis nous fait découvrir un Freud inconnu, un Freud non pas révisé ou manipulé selon les canons actuels de l'antifreudisme, non pas interprété comme celui des écoles psychanalytiques, mais restitué dans sa différence même, dans sa réalité ou sa matérialité, un Freud dépouillé de son hagiographie d'un côté, de ses interprétations de l'autre. D'où la référence à Francis Ponge : " Pendant l'étude des documents autographes, écrit Ilse Grubrich-Simitis, (...) l'orientation qui me venait à l'esprit fut Le Parti pris des choses (...). Si seulement il existait un parti pris des textes aussi intense qu'objectif ", une manière de " faire parler les documents eux-mêmes pour que la pensée de Freud puisse se manifester avec une nouvelle vigueur ". Découpé en trois parties, l'ouvrage relate l'histoire des entreprises éditoriales de Freud, puis celle de son activité créatrice. Il se termine par un plaidoyer pour la réalisation d'une édition future, enfin correcte, de son oeuvre complète en allemand. Passant d'une approche externe à une plongée dans l'expérience intime de l'écriture, Ilse Grubrich-Simitis dresse le portrait saisissant d'un Freud non seulement immergé dans le travail de la langue, mais déjà conscient de la pérennité de son oeuvre, capable aussi bien de conserver pour la postérité les traces écrites d'une élaboration conceptuelle que de masquer ou de détruire les textes qui le gênent.
Soucieux de la formidable puissance que représente pour son mouvement l'existence d'une maison d'édition indépendante, il devient lui-même éditeur, d'abord en créant plusieurs revues, puis en fondant, en 1918, grâce à l'argent de son ami hongrois Anton von Freund, l'Internationaler Psychoanalytischer Verlag (Editions psychanalytiques internationales ou Verlag) qui aura pour tâche de publier un grand nombre d'ouvrages d'inspiration psychanalytique, à commencer par les siens.
C'est dans ce cadre que ses disciples viennois réalisent entre 1923 et 1934 la première édition de ses oeuvres complètes, les Gesammelte Schriften (douze volumes). Ils choisissent un classement thématique et, obéissant à l'injonction du maître, ils écartent ses premiers écrits qualifiés de "préanalytiques" : vingt-deux articles publiés entre 1877 et 1886 et portant sur la neurologie, la physiologie et la cocaïne, ainsi qu'un livre consacré à l'aphasie (1891). Engagé dans un combat pour la diffusion de sa doctrine, Freud ne souhaite pas, à cette époque, favoriser la lecture de textes qui n'ont rien à voir avec l'actualité de la psychanalyse.
Considéré par Freud comme son " enfant ", le Verlag aura, malgré ses difficultés financières, un rayonnement intense
Le déferlement du nazisme transforme la situation de la psychanalyse en Europe. Détruit à Leipzig en 1936, puis à Weimar et à Vienne en 1938, le Verlag sera définitivement liquidé en 1941. La quasi-totalité des praticiens d'Europe centrale et orientale émigrent alors aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et le mouvement devient anglophone. La langue allemande disparaît des congrès et des publications en même temps que la culture freudienne est bannie de l'ancien monde germanique où elle s'était épanouie.
Exilé à Londres, Freud commente le désastre qui s'abat sur lui : " Après soixante-dix-huit ans, écrit-il, dont plus de cinquante ans de travail acharné, j'ai dû quitter ma maison, j'ai assisté à la dissolution de la société scientifique que j'avais fondée, à la destruction de nos institutions, à la reprise en main de notre maison d'édition par les envahisseurs, à la confiscation et à la mise au pilon des livres que j'avais écrits et j'ai vu mes enfants chassés de leur métier. "
Néanmoins, refusant de se résigner, il fonde, juste avant sa mort, une nouvelle maison d'édition qui prend la suite du Verlag, Imago Publishing Company. Sa première mission sera de publier la première édition chronologique, en langue allemande, de ses oeuvres complètes, la fameuse Gesammelte Werke (dix-sept volumes, 1940-1952). Les textes préanalytiques n'y figurent pas, et aucun appareil critique ne l'accompagne. Jamais Imago Publishing n'atteindra la puissance de l'ancien Verlag, puisque les disciples sont désormais éparpillés en une vaste diaspora avec ses Instituts de formation, ses lieux de publication, etc.
Dans un tel contexte, l'oeuvre de Freud n'est plus lue en allemand mais en anglais, d'autant que son disciple James Strachey a décidé de consacrer sa vie à l'élaboration d'une traduction, qui fera autorité dans le monde entier : The Standard Édition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud (vingt-quatre volumes, 1953-1974). Elle n'inclut pas les textes préanalytiques mais comporte un appareil critique jamais égalé.
C'est alors qu'entre en scène Gottfried Bermann Fischer. Chassé d'Allemagne par le nazisme, il a rencontré Freud à Vienne en 1938 avant de s'exiler à Stockholm où il a fondé la maison d'édition qui porte son nom.
De retour à Francfort, il se lie à Alexander Mitscherlisch, rénovateur de l'école psychanalytique allemande, et décide de rapatrier l'oeuvre de Freud en Allemagne. Aidé d'Ernst Freud, il rachète la Gesammelte Werke à Imago Publi-shing et la fait paraître dans sa maison (dix-huit volumes, 1960-1988). Pour Fischer et Mitscherlich, cette entreprise n'est pas seulement éditoriale. Il s'agit bien, après le génocide des juifs, de réintégrer la pensée freudienne dans la culture allemande et de la faire refleurir en République fédérale, alors même qu'elle est une nouvelle fois bannie à l'Est par le régime communiste. Un devoir de mémoire s'impose donc, celui de rappeler aux jeunes générations que la destruction de la psychanalyse par le nazisme fut une perte irréparable. Plus jamais l'Allemagne nouvelle ne devra oublier Freud
En 1963, Ilse Grubrich-Simitis commence à travailler chez Fischer. Aidée d'Angela Richards, de Mitscherlich et de James Strachey, elle réalise une édition thématique des grandes oeuvres de Freud, une édition " d'études " (les Studien-ausgabe, onze volumes, 1969-1975). Par la suite, elle réalise un volume supplémentaire des Gesammelte Werke avec un considérable appareil critique (Nachtragsband) puis propose de mettre en chantier une nouvelle édition avec les textes préanalytiques. Mais les héritiers de Freud (Ernst et Anna Freud) refusent sous prétexte que leur père n'avait eu d'estime ni pour ses travaux neurologiques, ni pour ses talents d'épistolier. Aujourd'hui, elle se heurte aux successeurs de Fischer, qui ont renoncé à ce vaste projet pour des raisons financières.
L'Allemagne réunifiée aurait-elle décidé d'oublier Freud une deuxième fois ? Telle est en filigrane la réflexion proposée par ce livre superbe. Dommage qu'il soit si mal traduit en français.

E.ROUDINESCO