Qu'est-ce qui relie «la Malle de Newton», publié en 1993, à votre livre d'aujourd'hui ? 

Dans la Malle , j'examine la triple révolution qui marqua en Angleterre la fondation des Temps modernes: révolution scientifique avec la publication en 1687 des Principia , le chef-d'oeuvre de Newton ; révolution politique, avec l'instauration en 1688-89 d'une monarchie tempérée par un Parlement élu; révolution économique avec la reconnaissance d'un marché autonome associé à une monnaie sûre. L'exemple de Newton, qui participa activement à chacune de ces trois révolutions, illustre très clairement la thèse soutenue par Marcel Gauchet dans le Désenchantement du monde : c'est par la religion que s'effectue la sortie de la religion. Newton cherchait Dieu dans la Nature comme dans l'Ecriture et il a laissé derrière lui un monde dans lequel la religion n'est plus aux commandes. Il me semble que ce qu'il y avait de plus neuf dans la Malle , c'était l'introduction des deux paradoxes que je reprends dans Chimères et Paradoxes .

Le premier paradoxe, anthropologique, nous constitue comme «animaux parlants». En tant que sujets pensants, nous pouvons constamment nous élever par la pensée au-dessus du monde et de nous-même, nous contempler de l'extérieur en tant qu'objets du monde, tout en sachant et en éprouvant que nous sommes incarnés dans un monde matériel dont nous ne pouvons nous échapper. Le paradoxe anthropologique se retrouve, projeté dans la réalité extérieure, chaque fois que nous cherchons à saisir globalement le réel, que nous soyons physicien, biologiste, économiste ou sociologue. En tentant d'établir, avec sa théorie de la gravitation universelle, le «cadre du système du monde», Newton a forcément rencontré le paradoxe cosmologique, puisqu'il était singulièrement incarné dans un monde qu'il décrivait globalement comme s'il pouvait s'en extraire et le surplomber dans une position d'extériorité absolue. Le second paradoxe, que j'appelle paradoxe fondateur, intervient lorsqu'on change de cadre de pensée. Illustré par les grandes révolutions scientifiques, il tient au fait que le «fondateur» d'un nouveau cadre de pensée ne dispose pour penser que de l'ancien cadre qui est incompatible avec le nouveau, dont la naissance se fait attendre. Il y a cependant entre mes deux livres une différence qui me semble capitale. Dans la Malle , je caractérise aussi clairement que possible des paradoxes qui affolent la raison, mais je ne réussis pas à aller au-delà. Tandis que dans mon nouveau livre, je construis des outils intellectuels dont je montre la généralité et la puissance. Ces outils permettent de «faire avec» les paradoxes plutôt que de les ignorer ou de prétendre les «résoudre» en les tranchant prématurément ­ et peut-être, même s'il s'agit d'un exercice pénible et assez déroutant, de penser au-delà du pensable.

Comment cette notion de «paradoxe» vous conduit-elle, de façon assez inattendue, à la «crise climatique» ? 

La redoutable «crise climatique» peut être caractérisée, dans l'esprit des accords de Kyoto, en se plaçant dans l'espace d'un marché global qui s'écrit dans l'ensemble des comptabilités internationales. Chaque individu est à la fois sujet et objet du marché, il est pris dans les rets du paradoxe économique, projection du paradoxe anthropologique dans l'espace d'un marché global dont les règles ne sont pas immuables. Cela étant, avec les règles actuelles du marché, l'affrontement du paradoxe économique laisse derrière lui deux trous béants qu'il faut colmater d'urgence pour éviter un désastre climatique majeur avant la fin du siècle. Un premier trou dans le réel que saisit le marché: avant les accords de Kyoto (qui n'ont guère de portée réelle, mais qui préfigurent ce qu'ils devraient devenir dans leur renégociation en 2012), il ne coûtait rien de déverser dans l'atmosphère des gaz à effet de serre tels le dioxyde de carbone et le méthane. L'existence de ce trou se traduit par la menace terrifiante qui pèse, si rien n'est fait dans les prochaines années, sur les populations les plus pauvres et les plus prolifiques du globe. Un deuxième trou affecte le mécanisme actuel du marché qui sous-évalue de façon absurde la valeur de ressources que la nature a mis des centaines de millions d'années à produire et que les humains auront consumées en quelques siècles: le prix de l'essence hors taxe n'est guère supérieur à celui de l'eau minérale, alors que nous savons bien que les réserves de pétrole sont en voie d'épuisement rapide.

Vous venez de signer l'introduction d'un livre d'entretiens sur le changement climatique (1), auquel ont collaboré des personnalités que la politique sépare, entre autres François Bayrou, Nicolas Hulot, Alain Juppé, Michel Rocard, Dominique Voynet... Doit-on penser que la question du changement climatique transcende les clivages politiques? 

Hervé Le Treut, climatologue mondialement renommé, dit dans ce livre que, s'il n'est probablement pas trop tard pour éviter le pire, il est certainement très tard. Nous ne pouvons remédier rapidement aux émissions de GES (gaz à effet de serre) qui ont été produites dans le passé et continueront longtemps de peser sur l'avenir. Mais nous pouvons encore faire en sorte que les dégâts soient les moins graves possible. L'objectif à atteindre est de diviser par deux avant 2050 les émissions mondiales par rapport à leur niveau de 1990. Face à cette trajectoire exigeante mais nécessaire, il y a, malheureusement plus probable, la trajectoire du laisser-faire qui, étant donné les exigences légitimes des pays émergents (et le laisser-aller des pays riches), conduira en 2050 à un doublement des émissions de GES. À ce moment-là, le système climatique sera devenu totalement incontrôlable et c'est l'avenir même d'une grande partie de l'humanité qui sera en cause. Notre livre est destiné à appuyer l'étude courageuse de la mission parlementaire sur l'effet de serre qui montre concrètement comment, dans notre pays, il est possible de diviser par quatre les émissions de GES d'ici 2050. L'exemple de cette mission, dont la rapporteure était UMP et le président socialiste, montre qu'il est possible de s'accorder sur le but à atteindre tout en divergeant sur les moyens d'y parvenir. Malgré son importance, la question climatique a été à peu près absente du débat électoral français. Or, dans notre pays comme dans les autres, nous n'avons que cinq ans pour rassembler des majorités consistantes afin d'appuyer la renégociation des accords de Kyoto en 2012. Regardons au-delà de nos frontières et retroussons nos manches!

(1) «Le Changement climatique: aubaine ou désastre?», du collectif Adret (contributions de François Bayrou, Sylvie Faucheux, Nicolas Hulot, Alain Juppé, Nathalie Kosciusko-Morizet, Jean-Yves Le Déaut, Hervé Le Treut, Gilles Pennequin, Michel Rocard, Hubert Védrine et Dominique Voynet), Editions du Cerf, 112 pp., 12 €.