Critique
Théorie lacanienne de l'amour
LE MONDE DES LIVRES | 17.01.08 | 12h50

 
Délivré en 1970-1971, le séminaire de Jacques Lacan sur le semblant se présente comme la deuxième étape d'une interrogation amorcée par lui en 1958 sur les relations entre l'homme et la femme dans la société moderne. A travers une bonne transcription et l'ajout d'un index et d'un appareil critique, Jacques-Alain Miller s'est efforcé, pour la quatorzième livraison de ce séminaire au long cours - dont onze volumes sont encore à établir -, de simplifier avec bonheur le style de son beau-père.

 

On découvre ici un Lacan soucieux d'opposer le discours de l'inconscient - celui de la jouissance et de la répétition à l'état brut, inapte à toute forme de semblant - à un discours de la parade, de l'amour et donc du semblant, nécessaire à toute relation entre l'homme et la femme. Contrairement à une tradition paternalocentriste de la psychanalyse, Lacan, influencé ici par Jacques Derrida, tente de démontrer que dans l'amour et le sexe les deux partenaires ne sont en aucune manière complémentaires.

 

L'homme serait l'esclave du semblant, contraint, pour exister, à exhiber sans cesse une virilité qu'il ne contrôle pas, tandis que la femme serait plus proche d'une épreuve de vérité, d'une sorte d'écriture ou d'"archi-écriture" qui lui permettrait d'échapper au semblant. Aussi bien la femme est-elle alors "pas-toute", là où l'homme a besoin d'être un "au moins un", c'est-à-dire un "tout", ou, à défaut, un semblant du Tout. D'où l'aphorisme : "Il n'y a pas de rapport sexuel", ce qui veut dire, plus simplement, que la relation amoureuse n'est pas un rapport mais plutôt une lutte entre deux contraires, chacun en position dissymétrique en regard de l'autre.

Dans cette perspective, la femme n'est donc jamais l'incarnation d'une essence féminine. Elle n'existe pas comme une totalité invariante, identique à elle-même de toute éternité, pas plus que l'homme n'est un maître qui parviendrait à la dominer en se donnant l'illusion de sa toute-puissance. Lacan commence ici, sans le dire, à répondre de façon différée à Simone de Beauvoir en opposant implicitement sa formule - "La femme n'existe pas" - à celle avancée en 1949 dans Le Deuxième Sexe : "On ne naît pas femme, on le devient."

Cette théorie de l'amour, qui sera développée plus largement dans le séminaire Encore, en 1972-1973 (Seuil, 1975), permet à Lacan de déconstruire avec bonheur les vieux mythes de la domination masculine auxquels s'était ralliée, par une psychologisation outrancière du complexe d'Œdipe, une bonne partie de la communauté psychanalytique. Aussi bien répond-il également aux critiques anti-oedipiennes qui commençaient à être formulées, par Gilles Deleuze et Félix Guattari (L'Anti-Œdipe, Minuit, 1972), contre les héritiers familialistes de Freud.

 

DIFFÉRENCE DES SEXES

 

Néanmoins, cette théorie ne l'aide pas à saisir l'importance de la nouvelle interrogation sur l'identité de genre (gender), contemporaine pourtant de son propre enseignement, et qui mettait en cause, comme l'avait fait Beauvoir, la même tradition essentialiste de la différence des sexes. En témoigne si nécessaire sa récusation des travaux du grand psychanalyste Robert Stoller sur le transsexualisme, dont il vient de prendre connaissance.

Sans doute Lacan a-t-il besoin alors de contourner les innovations de l'école américaine pour construire une logique de la sexuation qui, pour flamboyante qu'elle soit, finira par se transformer en une mathématisation dogmatique de la différence sexuelle ?

Le Mythe individuel du névrosé (Seuil, 116 p., 12 €) réunit trois conférences données par Lacan entre 1953 et 1956. Deux d'entre elles sont une réponse à Claude Lévi-Strauss, qui avait comparé la cure psychanalytique à la cure chamanistique, et la troisième est une intervention, inédite à ce jour, sur la fonction religieuse du symbole dans laquelle Lacan, à l'invitation du Révérend Père Bruno, dialogue avec Mircea Eliade à propos de Jean de La Croix. Réfutant l'archétype jungien, il tente de faire entendre à son interlocuteur ahuri qu'aucune culture humaine ne peut être pensée comme "plus primitive" qu'une autre puisqu'"un chien céleste est tout autant un chien que le chien terrestre", l'un et l'autre étant nommés par le langage. Désopilant !


LE SÉMINAIRE, LIVRE XVIII. D'UN DISCOURS QUI NE SERAIT PAS DU SEMBLANT de Jacques Lacan. Texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 186 p., 21 €.

 

Elisabeth Roudinesco
Article paru dans l'édition du 18.01.08