LE FIGARO
La France s'allonge sur le divan
La chronique d'Alain-Gérard Slama

A en juger par les commentaires qui ont accompagné la célébration du 150e anniversaire de sa naissance, il semble que, en Europe du moins, Freud s'éloigne. Certes, la discipline pèse encore d'un certain poids en psychiatrie. Mais à force de se banaliser, les concepts freudiens ont perdu en grande part de la valeur explicative qui leur était attribuée naguère par les intellectuels et les artistes.

On ne regrettera pas nécessairement que, à quelques exceptions près, comme Woody Allen, le cinéma, le théâtre, le roman aient pris quelque distance par rapport aux thèmes freudiens, dont ils ont usé et abusé. Mais il est navrant que, en dépit du maintien de la psychanalyse dans les programmes de philosophie, les étudiants en lettres, en histoire ou en droit n'aient, pour la plupart, qu'une idée très vague de la pensée freudienne. La voici datée, renvoyée à la Vienne du début du XXe siècle, et à la névrose d'une bourgeoisie enfermée dans l'angoisse de sa décadence et de ses préjugés.

Surtout, il est frappant que les sciences humaines recourent de moins en moins aux instruments d'interprétation des comportements historiques et sociaux que la psychanalyse leur propose. Le temps n'est pas si loin où, après mai 1968, les interprétations de la révolte des étudiants par la société sans père (Adam Mitscherlich) ou par la révolte contre le père (Gérard Mendel, Richard Sennett) foisonnaient dans les vitrines des libraires. On ne voit venir rien de comparable après la révolte des banlieues. D'une manière générale, la crise de la société française n'a guère inspiré les adeptes d'une approche souvent considérée comme dévoyée et obsolète, par les psychanalystes eux-mêmes (1).

Or si la psychanalyse s'est donné la clinique pour vocation première, nier la validité de ses concepts dans le champ des sciences humaines est en méconnaître fâcheusement la portée. La grande erreur, qui fait tenir Freud à distance, est de l'avoir figé en doctrine et réduit à une pratique thérapeutique de cas singuliers. Freud ne propose pas des contenus immuables, mais des clés explicatives. Il ne se borne pas à traiter des cas, mais cherche l'universel derrière le particulier. Sa grande découverte est d'avoir prolongé la réflexion kantienne en démontrant qu'il n'existe pas seulement des «cadres» universels de la raison, mais aussi des cadres universels de l'inconscient.

En ce sens, la littérature, l'histoire d'un groupe humain dans une période donnée peuvent relever aussi bien qu'un individu de l'explication psychanalytique. Freud lui-même s'y est essayé dans deux oeuvres majeures, L'Avenir d'une illusion (1927) et Malaise dans la civilisation (1930), qui rendent compte de manière prophétique non seulement de la crise européenne des années 30, mais aussi de celle que nous traversons aujourd'hui.

Si l'on se réfère au diagnostic formulé alors par Freud, le rapprochement avec notre situation présente s'impose, et force est de constater que le désarroi actuel des Français fait de ceux-ci un véritable gibier de psychanalyse. Freud observait chez ses contemporains un «renoncement culturel» qui les portait, sous l'effet de la peur, à rechercher dans un abandon total à une religion quelconque (en l'occurrence le nazisme et le communisme) une «immunité perdue». Plus profondément, il reconnaissait dans cet appel la quête d'une identité cohérente, homogène et stable qui constituait à ses yeux un symptôme de névrose.

Loin donc d'y voir un accomplissement dont il y aurait eu lieu de se féliciter, Freud interprétait la recherche d'une foi qui rassure et le besoin d'identité des Européens de son temps comme une régression vers un «état infantile de dépendance absolue». Toutes proportions gardées, cette pathologie d'une crise de civilisation est redevenue la nôtre. Elle prend d'autres formes, répond à d'autres menaces. La peur est plus diffuse. A travers le terrorisme, elle renvoie à un ennemi sans visage. Mais elle est d'autant plus grande, d'autant plus mal assumée que les volontés individuelles sont infantilisées par la protection indéfiniment étendue de l'Etat providence (2).

Eclairées par Freud, les revendications identitaires, ethniques et religieuses qui se développent dans nos démocraties ne représentent pas une capitulation de l'intelligence et de la capacité individuelle de s'assumer moindre que celles qui précipitèrent les citoyens des années 30 sous le joug de régimes totalitaires. Une vulgate fausse voit dans la psychanalyse une théorie de l'aliénation de l'homme par l'inconscient. C'est le contraire qui est vrai : la cure psychanalytique se veut, fondamentalement, pour chacun, une école de reconquête de soi, dans la reconnaissance et la maîtrise de ses contradictions intérieures. Ce qui est vrai des individus l'est également des sociétés, et la démocratie n'est possible que dans la confrontation de chacun avec les conflits qui l'opposent aux autres et à lui-même.

(1) Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, de Michel Schneider (Odile Jacob, 2002), est une brillante exception.

(2) On retrouve avec bonheur dans La Grande Nurserie. En finir avec l'infantilisation des Français, de Mathieu Laine (Lattès, 17 €), des thèses qui nous sont familières.

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