Chronique
La musique adoucit les moeurs, par Francis Marmande
LE MONDE | 06.02.08 | 13h15  •  Mis à jour le 06.02.08 | 13h15

 
Soit un livre d'historien, Holocauste ordinaire, de Pierre-Emmanuel Dauzat (Bayard). Livre d'historien sous-titré Histoires d'usurpation : extermination, littérature, théologie. Dauzat, un an après sa publication, analyse le best-seller de Jonathan Littell (Les Bienveillantes, prix Goncourt 2006). Dans Holocauste ordinaire, on ira droit au chapitre : "La musique adoucit les moeurs du bourreau et la mort des victimes."

Le bref chapitre sur le rôle de la musique dans le roman de Littell dit tout et pas tout à la fois. En cinq pages, implacable situation du roman, sans imprécation mais non sans vigueur. Dauzat lutte contre la fascination des morts qui commande le succès des Bienveillantes. Lequel débonde à tout-va la parole d'un supposé bourreau problématique. Le commentaire de Dauzat démonte "cet étouffe-chrétien romanesque sur le thème de la banalité de l'extermination des juifs". Démontage violent contre "ce qui se donne aujourd'hui comme révélation, la parole du bourreau".

Rien de plus opposé à la fable de Littell qu'un autre ouvrage, poétique, celui-là, qui sort dans sa réédition complète, Holocauste, de Charles Reznikoff (1894-1976). Chez Littell, une fiction. Chez Reznikoff, l'effacement total au profit des paroles, rythmes, voix, scansions, à partir d'archives et d'enregistrements. Plus dix vers sur l'usage abject de la musique dans les camps (Divertissements) qui disent tout et pas tout à la fois.

Revenons à l'entreprise de Dauzat. L'entreprise de l'historien brasse littérature, témoignage direct et lectures critiques. Dauzat dessaoule les faveurs accordées aux Bienveillantes. Au fait ? D'où, exactement, le succès de ce pavé ? Qui se l'offrait ? Pour se dire quoi ? Alors qu'Alain Resnais et Jean Cayrol (Nuit et Brouillard) avaient déjà dénoncé le boulot d'un Robert Merle - son roman, La mort est mon métier, date de 1952 - pour "donner un corps romanesque à ce qui n'était qu'un monstre impossible à décrire". En deçà du rejet des brouillages de Littell, cette séduction croustillante qui fait frétiller son roman, l'inévitable légitimation à grands coups de tragédie grecque, qu'est-ce qui reste ? "Le kitsch aube-de-siècle rancie ne serait pas tout à fait kitsch sans la référence musicale avec toccata et menuets, devenue la clé obligée dès qu'il est question de nazisme."

Que la musique ait signifié les camps, on le sait. Sans s'en tenir à Penderecki ou Schönberg, Dauzat rappelle la Sérénade composée à Theresienstadt par Robert Dauber (1922-1945). La musique aussi répond à l'injonction de mémoire.

D'où ce théorème simple, évident, qu'on ne lâchera plus : dans tout livre, tout film, tout théâtre, tout traité des passions, tout ouvrage historique, philosophique, roman, pamphlet poussif, recueil de recettes de cuisine, foncer droit sur ce qui se dit de la musique. La musique ne ment jamais sur les livres. La musique active l'inconscient du livre. La musique situe son auteur sans égard. Deux pages navrantes sur Monk dans un petit pamphlet bon enfant suffisent à l'annuler. Au demeurant, à part une chanson nécessaire et comme arrachée à la mémoire, pas trace de musique dans Shoah, de Lanzmann.

Dauzat joue impeccablement juste sur les usages sinistres que firent les SS de la musique. Et Littell ? A quoi joue-t-il au juste quand il aligne, en titre courant, les différents mouvements d'une partita de Bach ? Pourquoi ce chic douteux ? Pourquoi prêter des propos exquis à Eichmann sur Bach (sans doute était-il capable de les tenir, d'ailleurs) ? Pour rien, "rien qu'un esprit potache à toute épreuve", pour le plaisir d'un mot (de la gigue au gigotage des pendus), par enfantillage en somme, par une sorte d'élégant Monopoly que tant de monde aura tant aimé à la fois.


Courriel : marmande@lemonde.fr.

Francis Marmande
Article paru dans l'édition du 07.02.08