LE MONDE DES LIVRES | 19.10.06 | 12h00 • Mis à jour le 19.10.06 | 12h00

Critique
Naissance de Freud

Elisabeth Roudinesco

Voilà que paraît enfin, avec vingt ans de retard, l'édition française de la correspondance non expurgée que Freud adressa, entre 1887 et 1904, à son ami Wilhelm Fliess, médecin berlinois, oto-rhino-laryngologiste connu pour ses théories extravagantes. Autant dire que ces 287 lettres, déjà traduites en plusieurs langues et maintes fois commentées, depuis 1985, par tous les spécialistes du freudisme, ne contiennent, pour la présente traduction française, aucune nouvelle "révélation" susceptible de transformer le regard que les historiens portent aujourd'hui sur les origines de la psychanalyse.

C'est donc seulement pour les lecteurs français qui ne les connaissent pas encore que ces lettres apportent un éclairage inédit sur la personnalité et la manière de travailler du fondateur de la nouvelle discipline du psychisme et donc sur la genèse de celle-ci. En les lisant, on ne peut s'empêcher de songer au film de John Huston, Passions secrètes (1962), inspiré d'un scénario de Jean-Paul Sartre, et dans lequel Montgomery Clift donne au jeune Freud le visage d'un savant tourmenté par sa propre névrose, habité par le doute, la violence et la certitude de soi, mais sans cesse partagé entre une conscience critique et une conscience tragique. Un Freud en clair-obscur : entre raison et démesure.

Quand ils se rencontrent en 1887, les deux jeunes médecins, marqués par l'enseignement de l'école allemande de physiologie, cherchent à construire une nouvelle approche darwinienne de la vie psychique, l'un sur le versant biologique, l'autre sur le versant psychologique.

Adepte d'une vision mystique et organiciste de la sexualité, Fliess brasse toutes sortes de théories en vigueur à la fin du XIXe siècle. Mettant en relation la muqueuse nasale et les activités génitales, il soutient que la vie humaine est conditionnée par des phénomènes périodiques en relation avec la nature bisexuée de l'homme. Au fil des lettres, Freud lui emprunte une partie de ses hypothèses sur la bisexualité. Il lui raconte ses premières cures, sa vie privée, son choix de l'abstinence pour éviter à son épouse Martha de nouvelles grossesses. Il lui fait part aussi de son enthousiasme, de ses échecs, de ses déboires et des humiliations que lui infligent les médecins viennois peu sensibles à ses premiers travaux.

Remarquable épistolier, Freud décrit comment il élabore sa première théorie de l'hystérie, fondée sur le refoulement et le conflit, il raconte son invention du complexe d'Œdipe tout en rédigeant son Interprétation des rêves, et il envoie des patients à son ami : notamment Emma Eckstein, victime de leur errance commune. Opérée du nez pour être guérie de son hystérie, elle manque de mourir d'un saignement consécutif à un mauvais geste chirurgical. Freud se soumet d'ailleurs, comme elle, aux traitements de son ami, pensant ainsi soigner sa tabagie ou sa neurasthénie. C'est alors qu'il traverse l'épreuve d'un formidable transfert en effectuant, par lettres et par ses rencontres (ou "congrès") avec Fliess, une analyse originelle qu'il nomme "auto-analyse" et qui servira de modèle au principe de la cure par la parole.

THÉORIE "DE LA SÉDUCTION"

Enfin, Freud s'égare dans la question de la séduction. En un premier temps, il soutient que la névrose hystérique a pour origine traumatique un abus sexuel vécu durant l'enfance. Convaincu de la justesse de cette neurotica, il va même jusqu'à soupçonner son vieux père, Jacob Freud, d'avoir été un pervers qui aurait obligé certains de ses enfants à lui faire des fellations. Mais, en un deuxième temps, dans une lettre datée du 21 septembre 1897, il renonce à cette théorie dite "de la séduction" pour affirmer que même si des abus existent, ils ne sont pas la cause unique de la névrose. Il invente alors la notion de fantasme montrant que ces fameuses scènes sexuelles, sur lesquelles les savants de son temps s'interrogeaient, peuvent être inventées et que la réalité psychique n'est pas de même nature que la réalité matérielle.

L'amitié entre les deux hommes s'achève dans le drame, lorsque Fliess accuse Freud d'être un plagiaire.

Freud ne voulut pas que la postérité conservât de lui la trace de ce qu'il avait été dans sa jeunesse. Il ne souhaitait pas être pour ses biographes ce Freud-là, partagé entre l'ombre et la lumière. Il détruisit donc les lettres de Fliess et quand Marie Bonaparte, en 1936, racheta les siennes à un marchand, il refusa tout projet éditorial.

C'est bien parce que ce Freud en clair-obscur ne pouvait être accepté ni par Freud lui-même, ni par ses héritiers, ni par les hagiographes de la communauté psychanalytique, que cette correspondance fut censurée lors de la première édition de 1950 (1), laquelle ne contenait alors - outre des manuscrits et l'esquisse d'une psychologie scientifique - que 153 lettres. Dans l'introduction, Freud y était présenté comme le héros d'une aventure de la pensée dans laquelle ses errances n'avaient guère de place.

En 1979, le très orthodoxe Kurt Eissler, responsable des Archives Freud de la Library of Congress, décida pourtant, avec l'accord d'Anna Freud, de confier à Jeffrey Moussaieff Masson la réalisation d'une édition complète. Mais il en résulta un énorme scandale. Tout en ajoutant pour l'édition anglaise un excellent appareil de notes, celui-ci se persuada que Freud avait abandonné sa première neurotica pour ne pas révéler au monde les atrocités commises par les adultes sur les enfants.

Les éditeurs français ont choisi - et c'est leur droit - de supprimer de la présente édition les commentaires de Masson qui figurent pourtant dans l'édition allemande. Ainsi l'esprit de censure s'est-il déplacé sur des questions historiographiques.


LETTRES À WILHELM FLIESS (1887-1904) de Sigmund Freud, édition revue et augmentée par Michael Schröter et Gerhard Fichtner. Traduit de l'allemand par Françoise Kahn et François Robert, PUF, 760 p., 59€.

(1) Sous le titre La Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956.

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