Journal l'Humanité
Rubrique Tribune libre
Article paru dans l'édition du 19 octobre 2006.

idées
Michel Plon, « Un transfert avec des hauts et des bas »
Entretien

Coauteur (avec Élisabeth Roudinesco) du Dictionnaire de la psychanalyse (Fayard),le psychanalyste Michel Plon situe ces lettres dans l’histoire.

Qu’apporte la lecture de ces lettres dans la formation et le travail d’un analyste aujourd’hui ? Michel Plon. On ne peut pas imaginer qu’un praticien, quel que soit son domaine, ne connaisse pas de manière approfondie et détaillée l’histoire de sa discipline et encore moins les conditions de l’élaboration des premiers pas de ce savoir. Mais, en plus, dans le cas de Freud il se trouve que le découvreur est à la fois auteur et acteur. Freud a dit de l’échange avec Fliess qu’il constituait son « autoanalyse ». Expression assez contestable, il vaudrait mieux dire, comme le suggérait Octave Mannoni, « analyse originelle », formule qui souligne l’importance de l’interlocuteur, de la présence de Fliess comme support de l’élaboration de la théorie freudienne. Entre Freud et Fliess s’est produit ce qu’on appelle un transfert, transfert qui comme tous les transferts analytiques va connaître des hauts et des bas, des turbulences qui se termineront assez mal. Mais sans ce transfert, sans l’existence de Fliess, y compris de sa paranoïa, Freud n’aurait pas mené sa découverte jusqu’à son terme. Cette correspondance ponctue en effet deux étapes fondamentales. D’une part l’abandon de la théorie du trauma, de l’idée que les névroses hystériques étaient nécessairement liées à des événements concrets et réels
en particulier le viol des filles par leur père. Au cours de ses échanges avec Fleiss, Freud mesure la puissance de l’imaginaire, il découvre le registre du fantasme. Et la compréhension de ce passage du trauma au fantasme restera une dimension fondatrice de toute son oeuvre. D’autre part, c’est au cours de cette période que Freud élabore pendant quatre années l’Interprétation des rêves. Les lettres nous montrent comment il avance pas à pas, il renonce, puis il redémarre en se mettant lui-même en cause, en mettant ses rêves en question et en dévoilant par là une partie de sa personnalité. Enfin, c’est au cours de cette étape que le psychanalyste esquisse cette oeuvre majeure (jointe aux lettres) qu’est l’Esquisse d’une psychologie scientifique : son vrai premier livre, par lequel il se dégage progressivement de la neurologie et fait route vers la psychanalyse. Freud n’a accepté de préserver cette correspondance que sous l’insistance de sa disciple Marie Bonaparte. Comment expliquez- vous ce comportement ? Michel Plon. Sans doute, c’est de la fausse modestie. Freud n’est pas dupe quand il prétend que publier ces lettres ne servirait à rien. On peut émettre l’hypothèse, pas tellement flatteuse, qu’il ne voulait pas que l’on prenne connaissance de ses hésitations, de ses remaniements, de ses découragements et de la dimension intime de ces lettres. Il n’a pas le regard de l’historien à l’égard de son propre travail ? Michel Plon. Pas à l’égard de cette partie de son oeuvre et dans une moindre mesure de l’ensemble de sa correspondance. Je crois qu’on peut parler d’un comportement de dénégation parce que Freud est forcément conscient de l’importance de ces textes dans la généalogie de la psychanalyse. Sa fille Anna manifestera le même comportement de rétention à l’égard d’une partie de la correspondance, qui ne sera intégralement publiée qu’en 1986. Entretien réalisé par Lucien Degoy.

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