De l'épuration
des psychothérapeutes et des psychanalystes
Hervé Huot
Depuis quelques mois, nos gouvernants
ont montré leur ferme intention de mettre de l'ordre dans
les pratiques qualifiées de " psychothérapies
", psychanalyse incluse. Je soumets à lecture quelques
commentaires relatifs à cette évolution vers une
réglementation et aux effets que cela produit dans le
mouvement psychanalytique.
Jusqu'à ce jour, les formations aux méthodes de
psychothérapie et à la psychanalyse étaient
mises en place essentiellement par des centres privés
aux critères d'admission les plus variables. La formation,
initiale ou continue, pouvait aussi être définie
et organisée par l'intéressé lui-même,
en fonction des exigences qu'il s'imposait et des formations
proposées sur le " marché ". Il était
donc tout à fait possible qu'un psychiatre, un psychologue,
un éducateur, un mathématicien, un historien, un
coiffeur, un maçon, une personne sans emploi, un étudiant
aient suivi, avec le même approfondissement, la formation
destinée à leur donner la capacité à
exercer telle méthode psychothérapique ou bien
la psychanalyse.
Des millions de personnes en France aujourd'hui peuvent dire
avoir fait une ou des psychothérapies. Le succès
de ces méthodes thérapeutiques - dont on peut faire
un recensement, à défaut de définir précisément
la notion de " psychothérapie " - montre que
la population française y a trouvé un intérêt
non négligeable.
C'est donc à contre courant d'une évolution sociale
spontanée, " libérale ", que le député
et médecin Bernard Accoyer (U.M.P.) a fait voter à
l'Assemblée nationale en octobre 2003 un amendement, intégré
au projet de loi sur la santé publique, prévoyant
de réglementer ce secteur en l'amputant très sérieusement
:
1. La psychothérapie y est définie
comme un outil thérapeutique destiné au seul traitement
des troubles mentaux. Il faudrait désormais être
diagnostiqué " malade mental " pour avoir recours
à la psychothérapie
Je doute que les millions
de personnes qui ont eu recours à des psychothérapies
se reconnaissent dans cette première proposition du législateur.
Il n'est d'ailleurs jamais très bon de " se faire
passer pour " malade mental, même si c'est pour obtenir
le " droit " de faire une psychothérapie ou
son remboursement.
2. Le Ministère de la Santé serait chargé
de dresser une liste des méthodes psychothérapiques
agréées. Un sérieux frein serait donc mis
à l'initiative et l'invention privées, génératrices
jusqu'alors de l'essentiel des progrès dans le domaine
des psychothérapies.
3. Il faudrait désormais obtenir les diplômes d'État
de médecin ou de psychologue pour exercer la psychothérapie.
La " pathologisation " des citoyens, qu'elle soit médicale
ou psychologique, serait de fait renforcée, accompagnée
de son lot d'effets pervers pour les individus comme pour l'ensemble
de la société.
4. L'exercice des psychothérapeutes ni médecins
ni psychologues installés (légalement, en profession
libérale) depuis moins de cinq ans serait purement et
simplement interrompu ; quant aux plus anciens, ils conserveraient
leur droit d'exercer si un Jury constitué à l'initiative
et selon des critères des Ministères de la Santé
et de l'Enseignement supérieur le leur reconnaissait encore.
Cette disposition pourrait provoquer de graves préjudices
aux personnes concernées, aux psychothérapeutes
comme aux patients. Nous y reviendrons ultérieurement.
5. La pratique de la psychanalyse, bien que non nommée
dans ce texte, semblerait y relever de la même réglementation.
Il est clair que tous les chapitres de
l'amendement Accoyer visent à réduire le nombre
des psychothérapeutes, le nombre des méthodes thérapeutiques
utilisées, le nombre des demandes de psychothérapies
(qui, pourtant, ne coûtent pas un centime à l'État,
quand il ne s'agit pas d'un acte médical). D'autre part,
l'amendement met sous contrôle de l'État la formation
des psychothérapeutes, le choix des méthodes qu'ils
utilisent et vraisemblablement leur exercice même. Le législateur
justifie la rigueur de son amendement par les faits suivants
: en l'absence de cadre légal, certaines personnes peu
ou pas formées se sont instituées psychothérapeutes
(ou psychanalystes) ; certains groupes sectaires utilisent psychothérapeutes
et psychothérapies pour recruter et influencer leurs membres
; certains patients se plaignent de leurs psychothérapeutes.
Notons que les deux derniers arguments sont un faible soutien
au texte de l'amendement : les sectes utilisent également
des médecins, des psychologues ou toute autre personne
au statut influent pour augmenter leur emprise ; de nombreux
patients se plaignent des médecins et déposent
plainte contre eux, quand ils ont le courage d'affronter les
difficultés que cela occasionne. Le texte de l'amendement
laisse plutôt penser que des causes occultes ont uvré
à son élaboration. On pourrait même soupçonner
nos gouvernants, actuellement captifs d'une injonction à
" rétablir l'ordre " dans notre société,
d'avoir rêvé de contrôler " la vie psychique
" des citoyens, ou du moins de contrôler ceux à
qui ils supposent cette puissance de la contrôler (psychiatres,
psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes). La peur
de l'autre, en pleine expansion dans notre société,
pourrait bien avoir dicté l'essentiel de son texte au
législateur : peur du terroriste qui se cache parmi nous,
pour ne pas dire en nous ; peur du fou, du malade mental dont
on veut même faire aujourd'hui le procès pour bien
nous persuader qu'il s'agit de l'autre ; peur du religieux, de
son signe, de son intégrité, et même de son
Dieu si nous croyons que ce n'est pas le nôtre ; peur du
clandestin, du sans-papier, de l'incontrôlable, de l'inconscient
Les professionnels concernés (et leurs organisations),
médecins spécialisés en psychiatrie, psychologues,
psychothérapeutes et psychanalystes (les mêmes personnes
pouvant appartenir simultanément à plusieurs de
ces catégories) ont eu les réactions les plus variées
face à ce texte. Certains avaient préparé,
de façon publique ou occulte, cet amendement avec les
gouvernants et les législateurs : ils le soutiennent fermement
car il correspond à leur vision de la société,
de la médecine, et même de la psychanalyse ou de
la psychothérapie. D'autres, médecins ou psychologues,
y voient un avantage certain pour leur corporation : ils y voient
essentiellement une réduction ou une annexion du champ
des psychothérapies ou de la psychanalyse. D'autres enfin,
tous " psys " confondus, rejettent en bloc un amendement
qui prévoit un contrôle administratif sur un secteur
qui y serait allergique par définition : la vie psychique
ne s'administre pas ; le traitement psychique ne s'administre
pas comme un médicament ; l'écoute, la parole,
le dialogue ne s'administrent pas.
Les organisations de psychothérapeutes se sont fortement
développées en France et en Europe au cours des
dernières années. En cherchant à obtenir
des pouvoirs publics français une reconnaissance et un
statut (accompagné d'avantages financiers) pour leurs
membres non titulaires d'un diplôme d'État de psychologue
ou de médecin, ils ont obtenu l'inverse : la déchéance
à court ou moyen terme de leur droit d'exercer sous ce
titre.
Venons-en aux psychanalystes et à leurs associations.
Ils semblent d'abord avoir été, dans leur majorité,
sidérés d'être assimilés aux psychothérapeutes
que nos autorités nationales s'apprêtaient à
trier comme un cheptel soupçonné d'abriter quelques
individus porteurs de germes nocifs et hautement contagieux.
Quelques psychanalystes ont aussitôt crié : "
Pas nous ! ", " Nous ne sommes pas des psychothérapeutes
!" Quelques intellectuels et journalistes soutenant le mouvement
psychanalytique ont crié au même moment : "
Pas eux ! " D'autres intervenants, plus avisés selon
mon point de vue, ont aussitôt rappelé que la dangerosité
des psychothérapeutes ni médecins ni psychologues
était probablement tout aussi imaginaire que celle des
psychanalystes " laïques " (n'exerçant
pas la psychanalyse au titre d'un diplôme de médecin,
de psychologue ou de tout autre diplôme d'État les
y autorisant). L'opposition à l'amendement Accoyer s'est
donc divisée en deux tendances : l'une réclamant
de nos gouvernants que la psychanalyse ne soit pas touchée
par la réglementation qui allait s'appliquer aux psychothérapies,
qu'elle en soit " exemptée " ; l'autre demandant,
avec les organisations de psychothérapeutes, le retrait
pur et simple de l'amendement.
Rappelons, pour la compréhension
de la suite, quelques éléments de l'histoire de
la psychanalyse et de la situation des psychanalystes en France.
Sigmund Freud, médecin et neurologue, invente à
la fin du 19e siècle la psychanalyse à des fins
thérapeutiques. Il la définit comme une psychothérapie.
Mais la psychanalyse est avant tout, selon lui, le meilleur instrument
pouvant servir à l'investigation " scientifique "
et à la théorisation des processus psychiques.
Ses ouvrages montrent qu'il choisit de donner les clés
de cette investigation à tous ses lecteurs. Faire une
psychanalyse, au moyen de la méthode freudienne, c'est
donc avant tout faire une recherche " scientifique "
sur sa propre vie psychique. C'est de façon très
logique que Freud en vient à autoriser et même encourager
les non-médecins à devenir psychanalystes.
Après avoir été rejeté par l'Association
Psychanalytique Internationale fondée par Freud, le psychiatre
et psychanalyste français Jacques Lacan crée en
1964 l'Ecole Freudienne de Paris. Il élabore une nouvelle
théorisation de la psychanalyse, qui connaît un
succès mondial. Il accentue encore la distinction des
champs de la médecine, de la psychologie, de la psychothérapie
et de la psychanalyse. En 1980, un an avant sa mort, il dissout
son École et contribue à la dispersion des psychanalystes
lacaniens en de multiples mouvements. Lacan (contrairement à
Freud) a choisi de ne pas lier son nom et son héritage
intellectuel à un seul mouvement psychanalytique. Aucune
école lacanienne (ou groupement d'écoles) ne peut
donc " imposer " son contrôle à l'ensemble
des psychanalystes lacaniens ou même évaluer leur
formation ou leur pratique. D'autant que cette dispersion des
lacaniens donne une nouvelle vigueur au principe énoncé
par Lacan : le psychanalyste ne s'autorise que de lui-même.
Depuis 1980, un grand nombre de psychanalystes se sont formés
en dehors des procédures proposées par les "
Écoles ". Leur cursus, généralement
ininterrompu, consiste en psychanalyse personnelle, enseignements
choisis, lectures travaillées, élaboration continue
de la pratique (notamment au cours d'échanges avec des
pairs), engagement dans un enseignement ou dans l'écriture
de textes relatifs à la psychanalyse, etc.
Soulignons enfin la complexité
réelle des relations entre la pratique et les titres des
psychanalystes, psychothérapeutes, psychologues et médecins.
Certains médecins, psychiatres ou non, pratiquent des
formes de psychothérapie ou la psychanalyse et sont parfois
inscrits dans des associations liées aux méthodes
employées. Qu'ils exercent comme salariés du secteur
public ou associatif, ou bien en activité libérale,
ils ont à faire face à des problèmes complexes
: concilier leur devoir de médecin (qui peut consister
en la délivrance d'une prescription médicamenteuse),
leur statut réglementaire, les dispositions légales
en matière de gratuité ou paiement (et remboursement)
des prestations, et les règles de l'art en matière
de psychothérapie ou psychanalyse relève de l'impossible
; Certains praticiens abandonnent même l'exercice de la
médecine pour pratiquer la psychanalyse. L'amendement
Accoyer ne colle pas du tout à cette réalité.
Les psychologues (dont la jeune profession s'est développée
en France en tissant d'importants liens avec la psychanalyse)
rencontreront les mêmes problèmes, simplifiés
du fait qu'ils ne sont pas concernés jusqu'à ce
jour par le dispositif de la sécurité sociale et
qu'ils n'ont pas à prescrire des traitements. La perspective
de soumettre une partie de leur activité à la prescription
médicale, lisible dans l'amendement Accoyer, rencontre
un fort refus dans leurs rangs.
Les personnes exerçant aujourd'hui sous le titre de "
psychothérapeutes " sont susceptibles d'utiliser
des dizaines de méthodes très différentes
les unes des autres. Quelles sont celles qui ont une réelle
valeur thérapeutique ? Quelles sont celles qui devraient
relever de la médecine ? Quelles sont celles qui ont un
rapport avec la formation des psychologues ? Quelles sont celles
qui sont dans un rapport de filiation ou de proximité
avec la psychanalyse ? Nos gouvernants devraient sans doute mettre
en place un véritable travail d'information et de recherche
sur ces pratiques avant de légiférer dans la hâte.
Rappelons aussi que certaines de ces méthodes de recherche
et de thérapie (je pense ici à l'analyse systémique)
ont été élaborées dans d'excellentes
conditions expérimentales par les meilleurs chercheurs
en sciences humaines
Un psychanalyste exerce parfois sous le titre de psychanalyste,
d'autres fois sous celui, choisi par lui, de psychothérapeute,
ou encore de médecin (psychiatre ou non) ou enfin de psychologue,
par choix ou par obligation. Certains déclarent leur activité
publiquement et administrativement, d'autres non. Certains psychanalystes
sont inscrits dans des écoles de psychanalyse qui ont
organisé, au moins partiellement, leur formation initiale
et leur formation continue. Après divers cursus et "
épreuves " qui ressemblent parfois à des concours
du milieu scolaire ou administratif, ils peuvent y faire carrière
et devenir " officiellement " formateurs. D'autres
ont quitté " leur " école, par choix
ou par contrainte, suite à des désaccords ou suite
à une psychanalyse (rien n'oblige un psychanalysant et
un psychanalyste à finir leur travail " en bons termes
"). Être adopté par une autre école
de psychanalyse n'est ni une affaire simple, ni une affaire assurée
: il faut souvent être prêt à faire la cour
ou le siège de cette institution. Beaucoup de psychanalystes
s'inscrivent donc dans des associations (ou groupes) de psychanalystes
plus modestes, où il ne s'agit plus de faire carrière,
mais d'apporter sa contribution à un perpétuel
travail d'élaboration qui profite à chacun.
Le psychanalyste libéral est souvent appelé à
" faire autre chose " que de la psychanalyse. Rappelons
que son activité réelle consiste en écoute,
dialogue, interprétation, jeu (notons au passage qu'aucune
de ces activités ne semble relever directement du soin
et donc du ministère de la Santé) : beaucoup de
personnes viennent " dialoguer " avec un psychanalyste
(ou faire dialoguer et jouer avec lui leur enfant), parce qu'elles
pensent pouvoir tirer profit du savoir et de l'expérience
du psychanalyste. Les médecins, les institutions médicales
ou médico-sociales envoient de nombreuses personnes chez
les psychanalystes pour les mêmes raisons. Par " commodité
", de nombreux médecins " conseillent "
à ces personnes d'aller faire " une psychothérapie
" chez un psychanalyste. Dorénavant, il faudra être
plus attentif au vocabulaire employé. Les psychanalystes
(même ceux qui ne sont inscrits dans aucune école
) sont encore appelés à participer à la
formation de nombreux praticiens. Certains de leurs psychanalysants
vont devenir psychanalystes ou psychologues ou psychothérapeutes
ou psychiatres : les deux partenaires peuvent l'ignorer au début
du travail ou même pendant toute sa durée. Le psychanalyste
pourrait avoir un jour à témoigner de l'existence
de ce travail auprès d'un tiers : si l'amendement Accoyer
ou un de ses avatars disqualifiait ce psychanalyste, quelle valeur
aurait ce témoignage ? Le psychanalysé pourrait-il
encore faire état de cette expérience formatrice
? Les législateurs savent-ils que des psychanalystes ni
médecins ni psychologues ni inscrits dans une grande école
de psychanalyse supervisent ou contrôlent (participent
à la formation continue) d'autres psychanalystes (éventuellement
inscrits dans une grande école de psychanalyse), de psychothérapeutes,
de psychologues, de paramédicaux, de médecins (parfois
psychiatres) ? Nos gouvernants pourraient bien avoir lancé
un éléphant dans un magasin de porcelaine
Le Ministre de la Santé, Jean-François
Mattei, sans doute saisi par l'émoi grandissant suscité
par le texte de l'amendement Accoyer, a pris soin de recevoir
certaines organisations des professionnels concernés.
Il a notamment réuni dans son bureau le 12 décembre
2003 huit représentants de quelques-unes des principales
écoles françaises de psychanalyse et l'historienne
Elisabeth Roudinesco. Celle-ci a fait connaître l'essentiel
de la teneur des propos échangés (ses notes rédigées
ont été transmises sur le site internet www.oedipe.org
- Le portail de la psychanalyse francophone). Quelle a été
alors la sidération de nombreux psychanalystes en découvrant
qu'un " accord " avait été trouvé
entre le Ministre et sept des collègues présents
(même ceux qui affichaient la plus énergique volonté
de résistance dans leurs écrits quelques jours
auparavant). Voici quels paraissent en être les termes
:
- les associations représentées
par ces psychanalystes s'accommodent du fait que l'État
fasse " disparaître " un grand nombre de psychothérapeutes,
puis contrôle toute activité psychothérapique
;
- l'État délègue à ces associations
le pouvoir de contrôler tout le champ de la psychanalyse,
de décréter qui est et qui n'est pas psychanalyste,
quelle association de psychanalystes est légitime ou non,
quelles sont les limites de leurs compétences (en termes
de formation par exemple) ; cet " accord " est symbolisé
par la remise au Ministre des annuaires (listes des membres)
de ces associations.
Tel psychanalyste a expliqué son
attitude de soumission face au Ministre par sa volonté
de " sauver " la psychanalyse mise en danger quant
à son existence par la première formulation de
l'amendement Accoyer. L'historienne Elisabeth Roudinesco (dans
son Histoire de la psychanalyse en France) a pourtant montré
que c'est par de tels raisonnements que des psychanalystes allemands
ont accepté de " démissionner " les membres
juifs de leurs associations dès 1935, pour que la psychanalyse
allemande continue à exister dans l'État nazi.
Le mouvement psychanalytique allemand en est devenu aussitôt
moribond, et pour très longtemps ; cela a constitué
une des pages les plus honteuses de la jeune histoire de la psychanalyse.
Que font d'autre ces psychanalystes français contemporains
qui s'apprêtent - en démocratie ? - à s'accommoder
de l'élimination de leurs " cousins " psychothérapeutes
ni médecins ni psychologues et à collaborer à
celle de leurs frères et surs psychanalystes non
conformes ou non soumis ? Les psychanalystes ne doivent pas s'inscrire
dans la stratégie du " diviser pour régner
" de nos gouvernants ; ils ne doivent pas participer à
ce " jeu des chaises musicales ", décliné
actuellement à l'infini dans le secteur de l'économie
ou de l'emploi ou dans les divertissements télévisés
; ils ne doivent pas participer à l'élimination
de l'autre et encore moins en jouir.
Beaucoup ont estimé que cet accord était le fruit
de calculs mesquins de certaines associations, voire de personnes.
Certains psychanalystes, au lieu de mettre en cause leur façon
de travailler, préfèrent croire que des psychothérapeutes
leur font une concurrence déloyale. Ils sont donc prêts
à se réjouir de l'élimination de leurs "
rivaux ". On peut même penser que des écoles
de psychanalyse tiennent ce discours à leurs adhérents,
pour masquer la faillite de leur protocole de formation et la
caducité des cadres qu'elles donnent à la pratique
de la psychanalyse
Il se peut que les grandes associations
se désolent de la dispersion dans de petits groupes de
nombreux psychanalystes (notamment des plus jeunes) et espèrent
que " la crainte administrative " leur amène
de nouvelles recrues. Il se dit que certains stratèges
visent à " diviser " des associations de psychanalystes
lacaniens jusqu'alors solidaires ; ou encore que l'on cherche
à isoler telle École pour l'affaiblir ; ou enfin
que de vieilles querelles personnelles trouvent un nouvel éclat
médiatique grâce à cette affaire
Tout
cela est pitoyable et nuit à la cause des mouvements freudien
et lacanien.
Elisabeth Roudinesco a témoigné le 12 décembre
au Ministre Mattei du refus net de l'amendement Accoyer par un
grand nombre de psychanalystes, indépendants ou regroupés
dans des associations de taille plus modeste. Lilia Mahjoub (présidente
de l'Ecole de la Cause Freudienne, dont le leader, Jacques-Alain
Miller, a affiché d'emblée une opposition énergique
et très médiatisée à l'amendement)
a lu un texte d'une clarté admirable devant le Ministre
de la Santé. Elle a été la seule à
formuler qu'il était du devoir des praticiens de souligner
les risques (
) que l'adoption d'un tel texte fait courir
aux dizaines de milliers de patients en cours de traitement,
que leur souffrance psychique rend vulnérables, et qui
sont (
) en droit de s'interroger sur la capacité
de leur thérapeute à continuer d'assurer leur traitement
dans le futur. (agence lacanienne de presse du 13 décembre
2003)
Le danger n'est pas moins grand pour les psychothérapeutes
et psychanalystes qui seraient déchus de leur titre par
des examens administratifs ou des jurys de pairs. Beaucoup de
personnes exerçant ces métiers sans être
médecins ou psychologues sont des êtres passionnés
: leur activité, cela a souvent été une
grande affaire, voire la grande affaire de leur vie. C'est pour
cela qu'elles sont généralement bien plus formées
que ne le laissent entendre le texte du législateur ou
les propos du Ministre. Le phénomène est même
renforcé du fait que ces personnes, non diplômées
par l'État, pas forcément intégrées
dans une puissante communauté protectrice (une secte ?),
se sentent dans une position précaire, qu'il est sans
cesse nécessaire de compenser par de nouvelles formations,
par une perpétuelle élaboration de leur pratique.
Certaines de ces personnes, disqualifiées par l'administration
ou par des collègues abandonneront leur exercice, et donc
leurs patients : les gouvernants pensent-ils réellement
protéger les usagers en leur imposant ce genre de vécu
? Pour certains professionnels disqualifiés (comme pour
d'innombrables personnes qui ont perdu leur emploi au cours des
trois dernières décennies), il y aura un vrai risque
de mort sociale (déchéance), de mort psychique
(décompensation ou dépression) ou de mort physique
(d'origine psychosomatique ou par suicide). Or, un psychothérapeute
ou un psychanalyste qui " disparaît " dans la
mort, dans la folie, dans la dépression, dans l'anonymat,
dans la " nature " entraîne avec lui, et souvent
bien malgré lui, toute une partie de ses patients. C'est
la loi du lien transférentiel que tout le monde connaît
dans notre milieu professionnel. Gouvernants, législateurs,
sénateurs, professionnels qui vous accommodez de l'amendement
Accoyer et de ses avatars, est-ce bien cela que vous voulez ?
Plutôt qu'un amendement aussi agressif, plutôt qu'un
remède pire que le mal qu'il prétend soigner, n'aurait-il
pas mieux valu faire une loi qui prépare l'avenir en douceur
? Ne serait-ce pas plus judicieux d'améliorer la formation
des médecins, des psychiatres, des psychologues, des psychothérapeutes,
des psychanalystes ? Intégrons plus de notions théoriques
et pratiques sur la psychanalyse et les psychothérapies
dans les facultés de médecine et de psychologie.
Rapprochons les centres de formation privés, qui délivrent
actuellement des " habilitations " non reconnues par
l'État, de l'Université française : dans
ce domaine, une saine collaboration est à instituer. Quand
elle sera au point, dans cinq ou dix ans, instituons des formations
universitaires éventuellement indispensables à
la pratique de la psychanalyse ou de la psychothérapie.
Ça ne dispensera pas de faire sa psychanalyse ou sa psychothérapie
personnelle avant de s'autoriser à pratiquer, ou encore
d'adhérer à telle école et de répondre
à ses exigences pour s'en réclamer. Ces formations
seront ouvertes aux médecins, aux psychologues, mais aussi
à d'autres qui satisferont à des critères
qu'il reste à définir. Instituons l'obligation
de ce cursus dès qu'il existera sans destituer personne
aujourd'hui.
Mais j'ai bien peur que le projet de nos gouvernants ne soit
en aucun cas de faire progresser la qualité des soins
prodigués par les psychiatres, les psychologues, les psychothérapeutes
ou les psychanalystes. J'ai bien peur que le projet réel
de nos gouvernants soit de réduire ou de contrôler
l'ensemble du secteur " psy ", particulièrement
celui qui existe à titre privé : le but "
politique " serait-il de réduire, dans notre société,
les espaces de réflexion, de recherche, d'expression,
de parole, d'écoute, de dialogue, non réglementés
? Le Ministère de la Santé décréterait,
par exemple, que toute personne dialoguant avec un psychanalyste
est malade mentale (c'est ce qu'impliquait l'amendement Accoyer
tel qu'il a été voté en octobre 2003 à
l'unanimité sans aucune discussion par l'Assemblée
nationale). Cela fait des décennies que les psychanalystes,
la plupart des psychologues et médecins, les personnes
raisonnablement cultivées, relayés par de nombreux
médias, luttent contre ce lamentable cliché
qui nous est ramené par les plus hauts représentants
de cette législature et de ce gouvernement. Jamais le
grand public français n'a été aussi bien
informé en ce qui concerne la psychanalyse. Les personnes
qui viennent nous rencontrer ont de plus en plus de discernement.
Si la prestation que nous leur proposons ne leur convient pas,
elles nous quittent rapidement et savent généralement
où s'adresser en remplacement. Or, le projet de loi considère
d'emblée les citoyens comme " nos victimes potentielles
", comme des êtres infantiles et aliénés
à qui l'Administration doit pouvoir indiquer les bonnes
adresses. C'est très inquiétant, et j'abonde dans
le sens de Bernard-Henri Lévy qui voit dans ce projet
politique un retour à l'obscurantisme, à l'épaisse
et navrante bêtise, au scientisme antifreudien (journal
Le Point du 21 novembre 2003).
L'adoption d'un amendement de remplacement (appelé Mattei,
car le Ministre en a rédigé la partie concernant
les psychanalystes) au sujet du titre de psychothérapeute
par le Sénat le 19 janvier 2004 ne change pas grand chose
au fond de cette affaire. Néanmoins, un véritable
débat contradictoire a eu lieu au Sénat, qui a
obligé le gouvernement à utiliser une procédure
qui l'a clos provisoirement. La mobilisation de nombreux professionnels
(psychiatres, psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes)
contre l'amendement Accoyer a été entendue. La
stratégie médiatique et politique de Jacques-Alain
Miller n'a pas été inutile. Il est important d'alerter
l'opinion publique sur ce sujet. Il n'est pas anodin que le politique
convoque publiquement le psychanalytique. Le diagnostic provocateur
de Monsieur Miller pourrait s'avérer justifié :
la société française souffre peut-être
de graves symptômes, qui ne sont pas étrangers à
la psychopathologie. La peur " paranoïde " de
l'autre, de l'étranger, en est un signe certain. Mais
l'envahissement de la vie quotidienne, privée ou professionnelle,
par un contrôle administratif ou policier " obsessionnel
" est tuant pour chacun comme pour la société
dans son ensemble. Une " cure " collective s'impose
et il ne faut plus trop différer
L'amendement nouveau " Mattei " exige que les psychothérapeutes
ni médecins ni psychologues s'inscrivent dans un registre
national des psychothérapeutes ouvert dans les Préfectures.
Les praticiens exerçant depuis moins de cinq ans ne semblent
plus éliminés d'entrée de jeu : c'est déjà
ça ! L'avenir seulement dira s'il valait mieux s'inscrire
ou non dans ce registre : l'histoire montre que parfois cela
tourne mal pour les non-inscrits et d'autres fois pour les inscrits
; quand on s'inscrit, on s'en remet à l'Autre, à
la volonté de l'Autre, qui est loin d'être toujours
transparente. Le Ministre a donné son nom à l'amendement
en dispensant de cette obligation d'inscription les psychanalystes
régulièrement enregistrés dans les annuaires
de leurs associations . Certains psychanalystes s'en réjouissent.
Je passe
En conclusion, cherchons à définir ce que doit
être l'Éthique du psychanalyste dans cette affaire.
La personne qui s'est engagée dans une psychanalyse peut
laisser tomber sa psychanalyse ou son psychanalyste (avec l'accord
ou sans l'accord de celui-ci). Mais en aucun cas le psychanalyste
ne doit " laisser tomber " volontairement le sujet
en cours de psychanalyse : les conséquences d'un tel abandon
sont très souvent dramatiques. Le psychanalyste doit donc
offrir au psychanalysant les conditions nécessaires à
la poursuite de son travail : la garantie d'avoir un temps et
un espace protégés de l'intervention de tiers réels
; la garantie d'avoir la liberté de poursuivre ou suspendre
à tout moment la psychanalyse sans avoir de compte à
rendre à qui que ce soit ; la garantie de pouvoir s'exprimer
par la parole dans une totale liberté ; la garantie que
rien de cette parole ne sera divulguée à des tiers
; la garantie que la personne qui s'offre comme psychanalyste
s'exprimera et agira de telle façon que la psychanalyse
pourra se poursuivre. Si la République venait à
corrompre par la loi tout ou partie de ces conditions, les psychanalystes
seraient placés devant ce choix : se soumettre à
la loi de la République et bafouer la déontologie
qu'implique toute pratique freudienne ou bien rester fidèle
à cette déontologie et se mettre hors la loi de
la République.
Afin d'éviter d'en arriver à ces extrémités,
j'invite les psychanalystes à s'engager au plus vite dans
un nécessaire combat politique : la défense de
" la libre expression " et de " la libre association
". Ces deux libertés sont peut-être menacées
dans la société française et au-delà.
Montrons, en les défendant là où elles sont
attaquées, que nous avons le souci de l'autre autant que
de nous, le souci du lien à l'autre, de notre société,
de notre humanité.
Hervé Huot
Troyes, 24 décembre
2003 - 25 janvier 2004