D'un titre? *
Jean-Michel Louka
Tout analyste est mis à chaque
instant, à chaque séance, à l'épreuve
de n'être qu'objet -objet de l'analysant. Un objet,
cependant paré des plumes du sujet supposé savoir.
Un objet, néanmoins, réduit à son semblant.
Et l'analyste se soumet à cette épreuve d'une position
telle qu'il "
ne s'autorise que de lui-même
". (Lacan, Acte de fondation de l'EFP, 21 juin 1964). D'y
ajouter "
et de quelques autres " (Lacan,
Séminaire Les non-dupes errent, séance du
9 avril 1974) supplémente assurément quelque chose
du " s'autoriser ", mais ne complémente en rien
la formule. Celle-ci est complète en soi. Alors s'engage
quelque chose qui pourra peut-être, après coup,
être appelé par son nom : psychanalyse .
Cette expérience aura ainsi été porteuse
d'un effet de travail, autrement dit d'un dé-placement.
[
] le sujet, par le transfert, est supposé au
savoir dont il consiste comme sujet de l'inconscient et que c'est
là ce qui est transféré sur l'analyste,
soit ce savoir en tant qu'il ne pense, ni ne calcule, ni ne juge
pour ne pas moins porter effet de travail. (Lacan, Télévision,
1972, p.49).
Qu'il n'y ait d'inconscient que chez
l'être parlant veut dire que le langage est la condition
de l'inconscient. L'inconscient, ça parle. Et c'est bien
ce qui le fait dépendre du langage. Ça parle du
non-sens du rapport sexuel, du "il n'y a pas" de ce
rapport. Que tout signifiant, du phonème à la phrase,
ait vocation à être enrôlé dans un
message chiffré, que tout symptôme consiste en un
nud de signifiants, font de la psychanalyse une pratique
du déchiffrage, de la dit-mention signifiante pure,
et un dénouage réel de chaînes, non pas de
sens, mais de jouis-sens. Le sens est alors, nolens volens,
ce qui est laissé à l'horizon comme au petit bon
heur des psychothérapies.
Deux "il y a" sont indéfectiblement
liés depuis le commencement de l'histoire du mouvement
psychanalytique. " Il y a " d'une part la psychanalyse,
sa doctrine, son histoire ; " il y a " d'autre part
les psychanalystes qui la pratiquent, la pensent et la parlent.
La division est artificielle, puisque jamais l'une ne va sans
les autres. Sans méconnaître la dimension artificielle
de cette division, il faut reconnaître que les psychanalystes
posent en soi une question. S'ils meurent, la psychanalyse meurt
aussi. S'ils ne sont plus que des morts-vivants, la psychanalyse
peut enfin s'enseigner à l'Université des sciences
humaines, à la Faculté de médecine ou dans
les officines de la psychothérapie. Et d'aucuns pourraient
ainsi, sans vergogne, faire valoir leurs diplômes comme
habilitation, voire garantie
Mais de quoi ?
Un psychanalyste n'est pas un psychothérapeute,
sauf par défaut (de sa tâche). Un psychanalyste
n'est pas un médecin, psychiatre ou autre, sauf par embrouille
(des champs du savoir). Un psychanalyste n'est pas un psychologue,
même à préciser "clinicien", sauf
par excès (
de zèle). La psychanalyse ne peut
être servie (servie, resservie, desservie aussi) que par
"ses" psychanalystes. S'il en reste
, ou s'il
s'en produit! Tâche, là encore, des seuls psychanalystes
et qui a pour nom : transmission.
Au-delà, jenseits (ce fameux
jenseits de Jenseits des Lustprinzips (1920)
),
au-delà de toute formation-diplôme-grade-titre,
médical ou psychologique, ou autre (philosophique, pédagogique,
sociologique, mathématique, psychanalytique
), l'analyste
vient à se situer : un lieu donc, d'où il opère.
Car, seulement de ce lieu, exclusivement de cette place Autre
(das Andere Schauplatz, dit Freud pour désigner
l'inconscient et que l'on traduit par l'Autre Scène),
il
ne s'autorise.
L'analyste, dé-couvert de sa vêture
diplômante, n'exerce plus sous couverture. Il s'autorise
au-delà de toute autorité
, à l'y autoriser!
Lacan écrit (Acte de fondation de l'Ecole française
de psychanalyse, 21 juin 1964 - qui deviendra quelques jours
plus tard l'Ecole freudienne de Paris), et ré-écrit
(Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de
l'école), que l'analyste ne s'autorise que de lui-même.
Gardons cette formule dans sa pureté fondatrice et ne
l'affadissons pas, ne l'aplatissons pas pour les petits bonheurs
de la colle institutionnelle de ces quelques autres qui ne demandent
toujours que
ça !
Un symptôme social, néanmoins,
aura traversé la vie des groupes d'analystes tout au long
de ce XXè siècle : les psychanalystes français
seront restés comme à l'écart d'une reconnaissance
étatique. L'Etat, malgré sa référence
commune, aura été jugé parfaitement inapte
à reconnaître, c'est-à-dire, par-là
même, à garantir l'analyste qualifié, comme
il le fait par ailleurs et couramment pour tous les titres qu'il
produit. Seuls ses pairs sont estimés en mesure de le
faire. Néanmoins, la résistance des analystes en
ce point s'avère d'autant plus remarquable qu'elle procède
de groupes, associations, écoles ou rassemblements que
bien des choses séparent par ailleurs. Et les premiers
Etats généraux de la Psychanalyse (8-11 juillet
2000) n'auront, à ce propos, aucunement permis d'éclairer
ou d'éclaircir cette question, restée en tant que
telle comme lettre morte au niveau de cette assemblée
planétaire. Pourquoi, donc, sont-ils d'accord sans même
(ou presque
) avoir à se consulter dès lors
qu'il s'agit de leur rapport, ou plutôt "non-rapport"
au pouvoir d'Etat? La réponse tient en un mot : à
cause du
transfert! Celui-ci, en effet, ne saurait
être l'affaire de l'Etat. Mais, comment donc parler, enfin,
à l'Etat de la question centrale du transfert? Impossible?!
Hier encore, un mouvement, in statu
nascendi, de quelques psychanalystes tentait de se constituer
pour faire face à l'inévitable ascension absorbante
des psychothérapeutes de tout poil. Il s'agissait de faire
reconnaître par les groupes analytiques eux-mêmes
qu'ils ont, nolens volens, la charge de garantir, non
pas "leurs" analystes, mais la formation qu'ils dispensent
en leur sein et dont peut se réclamer telle ou telle personne
membre de leurs associations, personne qui, par ailleurs, en
tant qu'analyste, ne s'autorise que de lui-même
Ces
groupes, ensuite, auraient put devenir les seuls interlocuteurs
de l'Etat, car représentatifs de la communauté
analytique. Mais l'affaire est-elle si simple? Les associations
peuvent-elles s'entendre pour défendre ainsi le titre
de psychanalyste?
Pourtant, il ne faudrait pas oublier
que l'analyste ne s'autorise que de ce fameux, peut-être
un peu trop fameux, trop oublié aussi de lui-même
Car il ne faudrait pas non plus que la situation arrive à
se renverser et que d'abord l'on aurait un psychanalyste qui
ne s'autoriserait que de ces "quelques autres" et qu'après,
après seulement, il envisagerait de ne s'autoriser, soi-disant,
que de lui-même. Ainsi, le "de lui-même"
s'avère n'être point, point du tout, sur le même
plan, ni dans le même temps, que les "quelques autres".
Il en va d'une question ordinale, autant que topologique.
On ne saurait dès lors oublier
trop vite en quoi et jusqu'à quel point la psychanalyse
se trouve en charge, depuis sa naissance, d'une extra-territorialité,
non seulement par rapport aux disciplines connexes (médecine,
psychiatrie, psychologie, psychothérapies, philosophie,
sociologie
), mais encore par rapport à l'Etat :
contrôler quoi? garantir qui? Le problème du psychanalyste,
c'est qu'il se retrouve situé au-delà ; au-delà
de toute cléricature notamment. Et c'est la question du
transfert, ici, dans le champ ouvert par Freud, qui se trouve
réellement traitée en son fond. Cette question
ne peut en aucun cas l'être ailleurs - dans la médecine,
la psychiatrie, la psychologie clinique et les psychothérapies
tout particulièrement. Ailleurs, on ne peut seulement,
cette question du transfert, que l'exploiter dans une
visée de suggestion, dont on attend ardemment les
effets. Pour le psychanalyste, le transfert est le cadre à
partir duquel il opère. Ici le transfert s'analyse, là
il s'exploite. Car le transfert constamment le situe et le propulse
jenseits, au-delà de la question du père,
au-delà de la question du maître, l'amenant à
se soutenir de son nom de psychanalyste.
Ainsi reste la psychanalyse, extra-territoriale
à tous les champs du savoir. Le psychanalyste, en conséquence
directe de ceci, se retrouve in-volontairement, c'est-à-dire
structuralement au-delà. Au-delà donc, précisons,
de toute espèce de cléricature.
Le médecin - même psychiatre -, qui est advenu psychanalyste,
se retrouve ainsi situé au-delà de la médecine.
Et au regard de cette praxis qu'est la psychanalyse, son
titre de médecin se voit alors invalidé (il n'est
plus pertinent en ce champ où il se place). Pourquoi alors
certains s'en réclament-ils toujours ?
Le psychologue clinicien qui est advenu psychanalyste se retrouve
également situé au-delà de la psychologie.
Et au regard de cette praxis qu'est la psychanalyse, son titre
de psychologue est aussi alors invalidé (il n'est plus
pertinent en ce champ). Pourquoi dès lors, certains s'en
réclament-ils encore ?
L'au-delà dans lequel a à se situer l'analyste,
et à s'y reconnaître, signifie que le praticien
de l'analyse ne peut se présenter au monde que dé-nudé
de toute couverture cléricale [doctorat d'Etat (sic!)
en médecine, 3è cycle en psychologie ou autre
(doctorat en psychanalyse, par exemple!)] C'est en cela, et en
cela seul qu'il peut être un saint qui décharite,
selon la formule de Lacan dans Télévision (1972).
Sinon, il reste un clerc. Ni père, ni maître, continuellement
il décharite, placé sans relâche en position
de sujet supposé savoir par l'analysant. Position
d'où il ne cesse, de lui-même, de se déloger
pour faire valoir que si le langage est la condition de l'inconscient,
l'inconscient est structuré comme un langage
qui
appelle l'interprétation. Et l'interprétation,
en psychanalyse, est une lecture à la lettre près.
Ne pas en rater une, précisait à loisir Lacan.
Mais, dira-t-on, on ne sort jamais de
l'interprétation. Elle constitue un jeu sans fin et sans
fond qui est le jeu humain. L'histoire ne se déroule qu'à
l'intérieur de l'héritage langagier, de cet incessant
et perpétuel dialogue au sein des mots, comme de leur
épaisse clarté.
Et c'est bien la lumière de la parole qui donne relief
à toutes choses d'une façon telle qu'elle arrive
à les rendre claires et intelligibles en elles-mêmes.
Et si l'emprise extrême du langage sur toute réalité
paraît être aujourd'hui un lieu commun, s'il semble
évident que notre monde baigne dans le langage, c'est
en raison de la convergence d'une série d'analyses distinctes.
De la phonologie structurale d'un Troubetzkoy et d'un Jakobson
à l'anthropologie d'un Lévi-Strauss, des jeux sur
le langage d'un Wittgenstein au séminaire de Jacques Lacan,
du tournant linguistique de la philosophie anglo-saxonne à
la pensée d'un élève d'Heidegger tel que
Gadamer, les manières de prendre le langage sont multiples.
La religion n'y échappe pas, orfèvre en la matière
et sa manière à elle d'y faire avec le langage.
C'est sur quoi d'ailleurs Lacan attira l'attention de son public,
et plus précisément de ses élèves,
une nouvelle fois, lors de la conférence de presse du
29 octobre 1974, donnée au Centre culturel français
de Rome, et encore le surlendemain au VIIè Congrès
de l'Ecole freudienne de Paris des 31 octobre au 3 novembre 1974.
La psychanalyse, quant à elle, se doit d'être une
lecture avec fin. Une lecture telle que dans l'interprétation
analytique, ce soit exclusivement sur le signifiant, pris à
la lettre, que porte l'intervention du psychanalyste, et
que quelque chose en provenance du réel, appelé
symptôme, puisse être réduit par l'intervention
dans le symbolique, le jeu de mots, l'équivoque,
qui comportent l'abolition du sens.
Il nous faut donc reconnaître que
c'est bien la question du transfert qui restera toujours centrale
et fondamentale dans l'affaire psychanalytique ; la meilleure
et la pire des choses pour l'avancée d'une cure et son
aboutissement, l'incontournable et l'inexploitable transfert
tel qu'en traite la psychanalyse, et elle seule.
Nous rappelons ici la position qu'énonce
Lacan, précisément dans La Troisième, en
1974, à Rome, concernant la fonction et la place du psychanalyste
:
[
] il s'agirait que vous y laissiez cet objet insensé
que j'ai spécifié du a. C'est ça, ce qui
s'attrape au coincement du symbolique, de l'imaginaire et du
réel comme nud. C'est à l'attraper juste
que vous pouvez répondre à ce qui est votre fonction
: l'offrir comme cause de son désir à votre analysant.
C'est ça qu'il s'agit d'obtenir. Mais si vous vous y prenez
la patte, ce n'est pas terrible non plus. L'important, c'est
que ça se passe à vos frais.
[
] Ce nud, il faut l'être. (
) il n'en
reste pas moins que de l'être, il faut que vous n'en fassiez
que le semblant. Ça, c'est calé ! C'est d'autant
plus calé qu'il ne suffit pas d'en avoir l'idée
pour en faire le semblant.
Etre ce nud qui " coince "
l'objet a pour l'offrir comme cause de son désir à
son analysant, même et surtout sur le mode du semblant,
sont-ce là des formules qui permettraient d'entrer en
contact et de prendre langue demain matin avec l'Etat ?
L'Etat ne peut entendre, ne peut comprendre qu'un discours social,
pas le discours analytique. Comment parler à l'Etat si,
derechef, nous sommes dans l'obligation historique et politique
de ne pas y couper ? Devra-t-on lui parler titre et taire le
discours analytique qui nous soutient ? Là encore, la
question du transfert s'avère centrale, fondamentale de
notre praxis, lorsqu'un Moustapha Safouan, dans un texte à
propos du titre écrivait ceci :
Rigoureusement parlant, le titre de " psychanalyste "
ne se donne pas. Il se prend, mais le fait de le prendre ne lui
donne aucune validité tant qu'il n'est pas reconnu par
quelques autres. Nous proposons cette réponse : à
toute institution qui considère que la psychanalyse consiste
essentiellement dans l'analyse du transfert comme voie obligée
de l'expressivité du désir inconscient et que l'analyse
didactique reste au centre de toute formation d'analyste. Il
appartient à l'Etat, conclut-il, de demander aux institutions
qui se proposent de former des analystes sur ces bases-là
de lui communiquer les noms des analystes reconnus comme tels.
(Litura, revue de la Fondation européenne pour la psychanalyse,
N°11, mars 2000).
Que penser, aujourd'hui, de tels propos
après le ravage, mais en même temps le réveil
supposé, attendu, d'une partie, - voire plus, si les silencieux,
par ailleurs bien souvent les plus bavards d'entre nous -, des
psychanalystes en rage du mauvais coup qu'il leur est porté
par un ensemble, très probablement concerté , façon
iceberg, dont la partie émergée s'appelle l'amendemant
Accoyer et le rapport Cléry-Melin, mais dont la partie
immergée n'a sans doute pas finie de nous surprendre ?
Paris, le 30 novembre 2003
* N.B. Une première version de ce texte,
intitulée Psychanalyste : à quel titre?,
est parue in : Cahiers pour une Ecole, publiés par l'Association
pour une Ecole de la Psychanalyse, N°5, janvier 2001, pp.116-119.