ON REMERCIE UN PSYCHANALYSTE
(Contribution à la question de la laïcité
de la psychanalyse)
Jean-Michel Louka
En 1931-1932, mon père, interne
en chirurgie à Reims, fut sans doute l'un des premiers
fondateurs de centres anti-cancéreux en France, aux côtés
de son patron. A cette époque la lutte anti-cancéreuse
était essentiellement, voire exclusivement, chirurgicale.
Après avoir trempé moi-même
quelques années dans l'étude de la médecine,
je m'en suis éloigné, définitivement, croyais-je
naïvement à l'époque, après le refus
de la perspective à laquelle rêvait, pour lui, pour
moi, mon père : l'internat de chirurgie
. Pour finir
par passer ma thèse de doctorat,
en Anthropologie
et Sociologie de la médecine et de la santé. Sujet
de thèse : l'alcoolisme féminin ! Puis vînt
la psychanalyse
., comme doublure, au sens vestimentaire
du terme, de l'enseignement supérieur, la recherche au
CNRS, et
l'Hôpital.
Retour alors, non plus à la médecine, mais aux
médecins, puis aux chirurgiens. De s'apercevoir que, sans
médecins, pas de médecine, comme d'ailleurs, sans
psychanalystes, pas de psychanalyse. Une discipline ne vaut que
par ceux qui s'y rompent !
Déjà sporadiquement , dès
1996, mais régulièrement à partir du début
janvier 1997 jusqu'à la fin mai 2001, j'aurai, pour ma
part, - entre bien d'autres expériences du psychanalyste
à l'hôpital depuis la fin des années 1970
-, été le psychanalyste superviseur (bénévole)
de l'Equipe mobile d'accompagnement et de soins palliatifs de
l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
Je dois à l'une des infirmières de cette équipe
de m'avoir présenté au service de Chirurgie gynécologique
et mammaire, d'abord à la surveillante générale,
puis au chef de service. C'est grâce à ces personnes
que j'ai pu, en toute liberté, engager mon travail de
psychanalyste, dans une sorte de position d'attaché (bénévole)
à ce service. Cela aura duré plus de quatre ans
et demi, à un rythme intensif, sollicité tous les
jours, tous les soirs souvent, dimanches et fêtes compris
J'ai été confronté
à un milieu de professionnels hospitaliers, sans aucun
doute d'une grande compétence, mais qui ne semblaient
à aucun moment se rendre compte de la violence, symbolique,
mais pas seulement, que supportaient et généraient
leurs actes, comme des conséquences psychiques pour les
patientes que la technologisation galopante de leurs gestes médicaux,
chirurgicaux ou soignants étaient susceptibles de produire
sans qu'ils s'en rendent, trop souvent, le moindre compte.
A l'occasion d'un changement de chef
de service, la direction administrative de l'hôpital, sollicitée
par l'audacieux nouveau chef de service qui, disait-il, souhaitait
voire ma présence à minima reconnue, a trouvé
là l'occasion de me demander, indirectement, de cesser
mon activité et de me retirer du service.
La raison officielle, sans appel ni
discussion possibles, était mon absence de statut administratif
comme psychanalyste bénévole. A un courrier, désireux
de ma part de soulever ce problème de fond concernant
le psychanalyste à l'hôpital, il me fut répondu
par la nouvelle directrice, en aucun cas sur le fond, mais dans
un style autoritaire et hautain dont seule l'administration a
le secret - et qui doit s'enseigner à l'Ecole nationale
de la Santé de Rennes -, que j'étais en situation
irrégulière et qu'en aucun cas mes titres ne sauraient
régulariser ladite situation. La personne autoritaire
évita, manifestement, et tout au long de sa lettre, d'écrire
le mot, oui le simple mot de psychanalyste.
La nouvelle Directrice générale de l'Assistance
Publique - Hôpitaux de Paris fit plus court. L'absence
complète de réponse.
La Présidence du Conseil d'Administration de l'AP-HP à
laquelle avait renvoyé le Maire de Paris, président
en titre du Conseil d'Administration de la vénérable
institution, puis son Adjoint chargé de la Santé,
répéta, qu'après enquête diligentée,
le recrutement (on ne sait pas très bien ce que cette
question - qui n'est pas la question -, de recrutement vient
faire là), était soumis à l'Assistance Publique
à des titres, ce que j'étais censé ne pas
ignorer. En aucun cas, là non plus, l'incandescent terme
de psychanalyste ne fut (surtout pas) écrit.
Le Président de la République, l'initiateur comme
on le sait d'un nouveau Plan cancer, me fit répondre par
un Adjoint de son Chef de Cabinet, lequel me fit savoir qu'il
avait saisi le Ministre de la Santé de mon importante
affaire
J'attends toujours la réponse qui a du se
perdre dans les vapeurs de la tueuse canicule estivale !
L'Administration française ne veut rien savoir du psychanalyste.
Le psychanalyste, cependant, existe. L'Administration, par son
démenti à répétition, campe ainsi
sur une position qu'il n'est pas trop exagéré de
dire perverse.
Le terme de psychanalyste est devenu
aujourd'hui, à l'hôpital, un mot tabou ! Et d'autant
plus tabou qu'il n'est pas précédé de l'expression
par ailleurs. Vous pourrez entendre un : je suis psychiatre et,
par ailleurs, psychanalyste, ou bien, je suis psychologue clinicien
et, par ailleurs, psychanalyste
mais jamais : je suis un
psychanalyste. Si vous le dites, - et je le dis -, l'on vous
rétorquera immédiatement, faites-en l'expérience
: psychanalyste, ça ne veut rien dire, ça n'existe
pas. En fait, dites-moi, vous êtes psychiatre ou psychologue
?
J'ai conclu, après un certain
temps, que ce n'était pas le bénévole qui
avait été remercié, mais que j'ai tout lieu
de croire, par divers recoupements que j'ai pris soin d'établir,
que c'est le psychanalyste dont on s'est, sans élégance,
comme souvent, mais avec beaucoup d'hypocrisie comme d'habitude,
et à peu de frais, débarrassé.
L'expérience fut cependant intense
et enseignante. Néanmoins, il arrive toujours un moment
où l'on expulse le psychanalyste de l'institution.
Je suis un psychanalyste français,
ce qui veut dire que ma langue, que l'on appelle maternelle,
est le français.
J'ai, à peu près, une trentaine d'années
d'expérience de cette praxis originale que Sigmund Freud
a inventée sous le nom de psychanalyse, comme psychanalysant,
contrôlé, puis psychanalyste et contrôleur
moi-même. J'aurai bientôt soixante ans.
Ma légitimité, - question
cruciale en notre métier où l'université
médicale ou de sciences humaines ne peut répondre
par la délivrance de ses diplômes qui, en notre
domaine disciplinaire, ne garantiraient à peu près
rien, seraient-ils nationaux -, je la tiens de pouvoir, parmi
mes pairs et à la suite de mes maîtres, me compter.
J'appartiens à la cinquième génération
des psychanalystes dans le monde depuis Freud. Je peux ainsi
décliner ma filiation : Freud (0) eut, parmi ses premiers
élèves, Hanns Sachs (1), qui analysa Rudolph Loewenstein
(2), lequel fut l'analyste de Lacan (3). Ce dernier aura, parmi
ses premiers élèves, Serge Leclaire (4). "
Le premier psychanalyste lacanien ", selon Elisabeth Roudinesco
. Je suis l'un des élèves de Leclaire, j'appartiens
donc aussi à la deuxième génération
des lacaniens. Ayant suivi l'enseignement de Lacan vivant, ce
qui s'appelait son Séminaire, ayant pratiqué son
école du 69, rue Claude Bernard à Paris, je peux
me dire disciple de Lacan et élève de Leclaire.
Je ne suis donc pas un enfant illégitime du lignage freudien
et de la psychanalyse. Je suis un lacanien.
Aujourd'hui, et depuis quelques années déjà,
je m'aperçois que je dispense une sorte de formation à
quelques-uns de mes analysés ou de mes contrôlés,
formation dont je ne me suis pas tout de suite aperçu
moi-même, mais dont j'ai fini par être averti par
ceux-la mêmes qui m'en témoignaient quelque chose,
parfois à leur insu. Une transmission ainsi s'effectue,
je me dois de le constater, pour ceux qui viennent, à
mon cabinet, me demander une analyse ou un contrôle, et
spécialement quand ils prennent soin d'en pousser, avec
un certain courage, ce qui n'est pas donné à tout
le monde, jusqu'à son terme ladite effectuation. Alors,
mais alors seulement, ils rencontrent, lacaniennement, que l'analyste
ne s'autorise que de lui-même.
Mais, comme on le sait aujourd'hui,
cela ne suffit complètement, ni à la transmission,
ni à la formation. Il y faut les quelques autres
Une organisation collective doit y pallier. Lacan invente l'école
afin de faire pièce au modèle inadéquat
de l'université (inadéquation qu'avait déjà
dénoncée Freud dans son texte de 1926, Die Frage
der Laienanalyse). C'est pour lui un organisme, à l'enseigne
des écoles antiques, un lieu de refuge , c'est-à-dire
une forme de protection, et une base d'opération, c'est-à-dire
encore, un moyen de mettre en uvre l'action de reconquête,
aujourd'hui, encore plus qu'hier, nécessaire à
la psychanalyse en ce monde .
Dans son acte de fondation de l'EFP, il s'exprime ainsi, ce qui,
pour nous, ici fait référence. Lacan y dessine
ce qu'est l'école : [
] l'organisme où doit
s'accomplir un travail - qui, dans le champ que Freud a ouvert,
restaure le soc tranchant de sa vérité - qui ramène
la praxis originale qu'il a instituée sous le nom de psychanalyse
dans le devoir qui lui revient en notre monde - qui, par une
critique assidue, y dénonce les déviations et les
compromissions qui amortissent son progrès en dégradant
on emploi.
L'école, c'est donc, en quelque
sorte, l'avenir du psychanalyste. Pourquoi ?
Précisément en fonction directe de ce qui se passe
aussi pour lui, aujourd'hui, à l'hôpital. Le psychanalyste
se fait remercier. Sur le modèle de l'article freudien
que vous connaissez bien, le texte peut ici, à juste titre,
s'appeler : On remercie un psychanalyste.
A l'heure où l'on a fait rentrer
à l'Hôpital général à peu près
tout le monde, hormis les médecins et les soignants qui
y étaient déjà : les psychiatres, les psychologues
dits cliniciens, les psychothérapeutes gestaltistes, cognitivo-comportementalistes,
transactionnels, les sexologues, les neuro-psychologues qui ne
sont rien d'autres que des testeurs renforcés au service
du médecin, les psycho-oncologues directement subordonnés
et assujettis à l'onco-psychiatre de liaison, les infirmières
dites cliniciennes formées dans les officines et autres
instituts de la psychologie dite humaniste et du développement
personnel et qui ne rêvent que d'être des psychologues-psychothérapeutes
qui ne disent pas leur nom, les socio-esthéticiens, comme
on les appelle, les clowns aussi, les associations loi 1901 et
leurs bénévoles à tout faire (sauf l'essentiel
: soigner, car cela leur est interdit), les 12OOO visiteurs médicaux,
rebaptisés délégués médicaux
pour bien représenter les intérêts conquérants
de l'industrie pharmaceutique, les interprètes, les aumôniers
et autres représentants laïcs des trois religions
monothéistes, on pense même élargir aux autres
, les Alcooliques Anonymes. Bref, tout le monde est là,
autorisé, sauf un : le psychanalyste qui, lui, par contre
est prié, instamment, de partir.
Mais qu'est-ce que le psychanalyste
peut-il bien déranger à ce point, qu'il devient
in-supportable ?
L'invitation du psychanalyste
Quelle est depuis ses débuts
l'invitation de la psychanalyse, reprise individuellement par
chaque analyste ?
Dire tout ce qui nous vient dans la tête (tout ce qui
nous tombe dans la tête, Einfall dit Freud), c'est-à-dire
en somme tout ce qui fait signe. Tout ce qui nous tombe dans,
passe par, la tête, plongé dans un dispositif où
l'on ne voit pas le visage et surtout le regard de celui ou de
celle à qui l'on destine son discours. Il s'agit de parler
sans fin prédéterminée, sans avoir à
juger de ce qui est utile ou inutile à dire, ou nécessaire
pour viser telle ou telle fin. Ainsi, tout ce qui se dit peut
prendre un statut égalitaire, et rien ne prédomine,
à priori, dans le dire.
Même après trente ans de
pratique de la chose, c'est une étrange expérience
Ordinairement, quand quelque chose ne va pas, vous avez pris
l'habitude, infantile en somme, si vous ne savez plus quoi comprendre
ou comment faire avec ce qui vous tombe dessus, d'en référer
à un autre qui, lui, doit bien savoir comment faire, comment
penser, comment décider : mère, père, aîné,
ami, professeur, médecin, avocat, prêtre, expert,
juge, député, etc
Et vous pensez, très naturellement, qu'il est là
pour vous répondre. Et, chose curieuse, chose insensée,
lui aussi, pense qu'il est là pour vous répondre
! Il sait. Il sait là où vous ne savez plus. Il
sait au-delà d'où vous savez. Il vous dira pourquoi
c'est comme ça pour vous, et même plus, comment
y remédier. Vous devez faire comme ceci. Lui, il sait.
Eh bien, l'invention freudienne, c'est
tout le contraire ! La voie ouverte par Freud, c'est ce monde-là,
mais à l'envers ! Prenez la parole, prenez le risque de
la parole, seul(e). Parlez avec vos propres mots, laissez résonner
à vos oreilles vos propres signifiants, articulez-les
en présence d'un(e) inconnu(e) qui se doit de se tenir
au secret de ce que vous pourrez dire. Faites cette expérience,
vous rencontrerez très vite que votre parole va vous mener
quelque part, d'elle-même. Et ce ne sera pas en vain que
vous aurez eu ce culot, ce courage. De quoi mon symptôme
fait signe ? Moi seul le sait sans savoir que je le sais, mais
ma parole, elle, si je ne la filtre, le sait. Je me dois de l'écouter.
Autrui ne peut savoir pour moi. Encore moins à ma place.
Il ne peut que seulement me permettre d'y accéder
,
à quoi ? A ce mien savoir. Cela s'appelle rencontrer un/son
analyste, son bon entendeur.
Le monde hospitalier est le champ d'épandage
de la perversion. Côté soignants et médecins,
c'est, manifestement - observez, observez -, la jouissance qui
y règne en maître. Elle est incontestable et incontournable
pour le profane un peu observateur. Elle est, par contre, très
souvent, ignorée par le professionnel lui-même.
Il serait surpris qu'on le lui dise, qu'on la lui montre. C'est
pourtant une jouissance permanente qui s'expose.
Qu'il faille renoncer à la jouissance
permanente, qu'il faille payer le prix d'un choix : pour le médecin,
le malade, par exemple, par rapport à la maladie. Mais,
justement, c'est précisément ce à quoi
la perversion ne peut se résoudre, ou ne saurait assentir.
Le médecin jouit de la maladie qui l'occupe, pas du malade
dont il ne s'occupe, malgré les apparences, qu'en le fuyant.
Le malade est chronophage, bavard, ignorant, menteur, tire-aux-flancs
A quoi bon parler ? dit l'ordinaire du névrosé.
Cela ne réparera pas les brisures du passé, cela
ne solutionnera pas l'impasse du présent. Eh bien la rupture
qu'introduit Freud est celle-ci : prenez la parole, ce ne sera
pas en vain.
Prenez la parole, ce ne sera pas en
vain, c'est ce que dit le psychanalyste à l'Hôpital
aux patients qu'on lui présente. En conséquence
de quoi il dérange ainsi tout le monde :
- Le névrosé dépressif qu'est le malade,
lui qui ne croit plus en sa parole, laminée, invalidée
et annulée, par le discours du maître représenté
par le discours médical ;
- Le médecin et le soignant qui baignent tous deux, sans
le savoir, dans un océan de perversion, du fait même
de la pratique, non interrogeable, de leurs actes autorisés
et validés par leurs pairs sur le corps de l'autre.
Silence, on acte ! On est prié,
comme les trois petits singes souvent
représentés dans des miniatures, saisissante allégorie
du milieu hospitalier, de fermer ses yeux (on ne voit rien),
fermer ses oreilles (on n'entend rien), fermer sa bouche (on
ne dit rien).
Bien heureusement pour nous, et pour l'autre, l'orifice des
oreilles, c'est à peu près le seul trou du corps
que l'on ne peut fermer volontairement ! Et là, l'inconscient
s'en donne à l'aise
, jusqu'au malaise.
Mais l'analyste qui, non seulement écoute, le patient,
mais aussi et au même titre, le soignant et le médecin
(l'analyste écoute, sans à priori, quiconque se
saisit de lui par la parole), l'analyste, à force d'écouter,
parfois, entend.
Moi, personnellement, j'ai entendu que
pour être l'analyste à l'Hôpital, il ne fallait
surtout pas faire l'analyste. J'en ai tenu compte. C'est peut-être
pour cela que j'ai tenu, quand même, un certain temps,
avant de me faire congédier
C'est aussi la raison majeure pour laquelle,
à l'Hôpital, j'ai tenté de me démarquer
de tout commerce des concepts fétiches de la psychanalyse.
Car l'on m'attendait au tournant ; psychiatres et psychologues
notamment. J'ai été vigilant à ne pas faire,
une fois de plus, cours sur la psychanalyse, expliquer ce que
c'est ou comment cela fonctionne, ni faire un débat. J'ai
essayé autre chose que de donner des leçons, et
cela a consisté à mettre en uvre, en direct,
deux idées.
La première, c'était d'éprouver,
non pas l'inconscient - encore moins le fonctionnement ou la
logique de l'inconscient -, mais simplement l'hypothèse
de l'inconscient. Parce que l'inconscient est, et restera toujours,
à l'état d'hypothèse. En quelque domaine
qu'on le fasse jouer, dans la rhétorique ou la philosophie,
ou même dans le champ scientifique, en médecine
ou encore ici à l'Hôpital, l'inconscient n'a jamais
d'autre statut.
Lorsque je commence cette aventure à l'Hôpital,
il ne s'agit pas de fournir la preuve de l'inconscient face au
monde médical qui n'en a cure, la preuve de l'existence
de l'inconscient qui n'intéresse personne, mais de mettre
en jeu cette hypothèse. Il s'agit d'épreuve ; non
de preuve.
L'autre idée, c'était de mettre à l'épreuve
quelque chose qui ne relève pas de la vérité
ou de la fausseté des concepts analytiques, de leur orthodoxie
ou de leur hétérodoxie, mais plutôt de leur
opérativité. Il s'agissait, en somme, de voir si
ça marche !
C'était ainsi une expérience
qui allait un peu au-delà, au-delà, ce fameux jenseits
de Freud. Une expérience qui allait au-delà de
ce qu'on désire ordinairement à l'Hôpital
général, et qui rendait sensible et présent
quelque chose du fonctionnement de l'inconscient ; mais qui ne
le faisait pas sur un mode démonstratif, universitaire
ou, comme l'on disait jadis, un mode " discutant ",
mais, en quelque sorte, en direct.
Le premier effet notable aura été
une amplification de l'espace tranférentiel qui aura tendu
à fissurer la sphère sclérosée des
relations telles qu'elles se présentent à l'Hôpital,
tous les jours, à chaque instant.
Car, ce qui régnait - et règne toujours -, à
l'Hôpital général est un modèle sphérique
et narcissique, le modèle d'un autarcie narcissique au
sein de laquelle serait enfermé et préservé
quelque chose du jardin secret de l'intimité.
Faire en sorte que l'on passe à
un autre régime de communication que celui qui se plie
au discours dominant, et qu'on peut bien dire en ce lieu sado-masochique,
franchement pervers, si l' on peut dire, et particulièrement
actif en milieu hospitalier.
Faire en sorte que ce mode de communication dominant se trouve
détrôné le temps d'une rencontre. Que pendant
quelques minutes, on puisse témoigner que quelque chose
pourrait se dire, qu'on pourrait ouvrir sur un mode de communication
Autre, aller en somme au-delà , jenseits
Voilà quel aura été
pour moi l'enjeu de cette aventure de cette espèce de
fonction parfaitement artificielle, clandestine comme on me l'a
dit, non existante, on me l'a aussi dit, et donc bien réelle
(au sens où Lacan disait que le réel, c'était
son symptôme, et que, comme lacanien, il devient mien à
mon tour) de psychanalyste, attaché au service de chirurgie
gynécologique et mammaire du Groupe hospitalier de la
Pitié-Salpêtrière de l'Assistance Publique
- Hôpitaux de Paris.
Cauda
Il y a une cauda, une queue, un prolongement,
en somme, à cette aventure que je n'ai pas voulue voir
se terminer en simple queue de poisson, dans l'indifférence
habituelle. Une suite, hors les murs de l'hôpital m'a semblé
nécessaire.
Il est assez singulier de rappeler ici
que le psychanalyste - dont j'aurai assumé la place et
assuré la fonction - aura été remercié
au moment même où une communication de sa part était
acceptée dans un congrès international de cancérologie
qui se tenait à Paris, et intitulé Eurocancer.
Cette communication, établie sous la forme d'un poster,
c'est-à-dire d'une affiche d'assez grande taille - réalisée
aux frais personnels de celui qui s'exprime -, rendait compte
du travail accompli et des enjeux mêmes de la place et
de la fonction d'un psychanalyste dans le service de chirurgie
gynécologique et mammaire à orientation cancérologique
de la Pitié-Salpêtrière, Hôpital général
de l'AP-HP !
Il me fallut demander l'autorisation
au nouveau chef de service. Ce qu'il m'accorda aussitôt,
puisque je parlais positivement du service.,
mais dans
le même temps où il me demandait de me retirer !
A mon départ, sans tambours ni trompettes, quelques membres
du personnel voulurent avec moi afficher une version réduite
du poster dans le service. J'avais également écrit
une lettre ouverte à tous les membres du personnel, expliquant
comment mon travail prenait place dans l'histoire hospitalière
et mouvementée des psychanalystes français, à
chaque fois isolée, et à chaque fois se terminant
par l'expulsion de l'analyste, jusqu'à ce que l'expérience,
considérable, bien que limitée, soit reprise, plus
tard, dans son style propre, par un autre psychanalyste, qui
redéfrichera à nouveau, à sa manière,
un terrain largement redevenu à l'état de jachère
Cette lettre me sera reprochée
par l'autoritaire directrice de l'établissement. Comment,
je m'étais, de moi-même, permis d'écrire
et de faire lire un écrit personnel, hors de tout contrôle,
sans autorisation préalable ?! C'était intolérable
à l'autorité-recruteuse-sur-titres-exclusifs.
Mais, je n'ai pas voulu que mon travail
et mon expérience tombent aux oubliettes de l'histoire.
J'ai fondé un réseau dont l'annonce fut la suivante
:
A la suite d'une intense et enseignante
expérience de plusieurs années comme psychanalyste
attaché au service de Chirurgie gynécologique et
mammaire de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière
(Cf. poster N°117 à Eurocancer 2003), j'ai le plaisir
de vous informer de la fondation du réseau GYNEPSY, afin
de mieux être en mesure d'accueillir les questions subjectives
rencontrées avec les patientes, et l'entourage, mais restées
jusque-là en souffrance.
L'expérience, en cabinet comme à l'hôpital
en service de chirurgie gynécologique, a mis tragiquement
en évidence l'état de solitude ou de rejet du monde
dans lequel toute femme est plongée à l'annonce
d'un diagnostic de maladie sénologique ou gynécologique,
maligne ou bénigne. La pathologie mammaire ou gynécologique
va immédiatement et radicalement questionner une femme
sur sa vie de femme, ce qu'elle a été jusqu'au
diagnostic, ce qu'elle est, ce qu'elle va devenir. Une femme,
à cette occasion, toujours, est prise de court. L'annonce
est un ravage.
Le discours du médecin est un traumatisme assourdissant.
Il est reçu, sans être écouté, comme
une condamnation entendue de la féminité. En outre,
il ouvre un abîme à l'énigmatique question
du féminin, comme question que masquait la féminité.
La féminité est une question-réponse imaginaire,
construite culturellement. Elle change avec l'histoire de la
culture. Elle est fonction de la mode. Le féminin est
une question du côté du réel de la femme,
toujours énigmatique, au-delà de la question phallique
qui règle le monde des hommes et celui de la féminité.
C'est cette question du féminin que la violence diagnostique
et thérapeutique du discours médical vient brutalement
rouvrir pour une femme gynécologiquement souffrante, comme
une tranchée faite au cur même de son être.
C'est pour pallier cette situation, toujours dramatique, souvent
tragique, que le réseau GYNEPSY a été construit.
Il se compose de psychanalystes, rompus professionnellement à
ces questions, en cabinet et à l'hôpital, de médecins
et de chirurgiens cancérologues et plasticiens.
Gynépsy est un réseau indépendant. Chaque
membre s'y inscrit en se soutenant de sa parole singulière.
[
]
pour parler, et ne pas se laisser
réduire à la pathologie mammaire et gynécologique.
Le comble, oui le comble de cette histoire
folle, oui folle, c'est que je suis dans cet hôpital de
la Pitié-Salpêtrière depuis bientôt
dix ans ! Dans plusieurs services, et à un moment, jusqu'à
quatre services bénéficiaient simultanément,
à leur plus grande satisfaction, de mon action.
Aujourd'hui, je reste encore dans un service, celui de Rhumatologie.
J'y suis depuis plus de neuf ans. Et je ne m'y trouve en aucune
manière inquiété. Il est à 200 mètres
du service de chirurgie dont je viens de parler. Vérité
en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà,
disait Pascal !
Pas, ou pas encore inquiété,
mais jusqu'à
quand ?
Janvier 2004