ON REMERCIE UN PSYCHANALYSTE
(Contribution à la question de la laïcité de la psychanalyse)

Jean-Michel Louka

 

 

En 1931-1932, mon père, interne en chirurgie à Reims, fut sans doute l'un des premiers fondateurs de centres anti-cancéreux en France, aux côtés de son patron. A cette époque la lutte anti-cancéreuse était essentiellement, voire exclusivement, chirurgicale.

Après avoir trempé moi-même quelques années dans l'étude de la médecine, je m'en suis éloigné, définitivement, croyais-je naïvement à l'époque, après le refus de la perspective à laquelle rêvait, pour lui, pour moi, mon père : l'internat de chirurgie…. Pour finir par passer ma thèse de doctorat,… en Anthropologie et Sociologie de la médecine et de la santé. Sujet de thèse : l'alcoolisme féminin ! Puis vînt la psychanalyse…., comme doublure, au sens vestimentaire du terme, de l'enseignement supérieur, la recherche au CNRS, et… l'Hôpital.
Retour alors, non plus à la médecine, mais aux médecins, puis aux chirurgiens. De s'apercevoir que, sans médecins, pas de médecine, comme d'ailleurs, sans psychanalystes, pas de psychanalyse. Une discipline ne vaut que par ceux qui s'y rompent !

Déjà sporadiquement , dès 1996, mais régulièrement à partir du début janvier 1997 jusqu'à la fin mai 2001, j'aurai, pour ma part, - entre bien d'autres expériences du psychanalyste à l'hôpital depuis la fin des années 1970 -, été le psychanalyste superviseur (bénévole) de l'Equipe mobile d'accompagnement et de soins palliatifs de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
Je dois à l'une des infirmières de cette équipe de m'avoir présenté au service de Chirurgie gynécologique et mammaire, d'abord à la surveillante générale, puis au chef de service. C'est grâce à ces personnes que j'ai pu, en toute liberté, engager mon travail de psychanalyste, dans une sorte de position d'attaché (bénévole) à ce service. Cela aura duré plus de quatre ans et demi, à un rythme intensif, sollicité tous les jours, tous les soirs souvent, dimanches et fêtes compris…

J'ai été confronté à un milieu de professionnels hospitaliers, sans aucun doute d'une grande compétence, mais qui ne semblaient à aucun moment se rendre compte de la violence, symbolique, mais pas seulement, que supportaient et généraient leurs actes, comme des conséquences psychiques pour les patientes que la technologisation galopante de leurs gestes médicaux, chirurgicaux ou soignants étaient susceptibles de produire sans qu'ils s'en rendent, trop souvent, le moindre compte.

A l'occasion d'un changement de chef de service, la direction administrative de l'hôpital, sollicitée par l'audacieux nouveau chef de service qui, disait-il, souhaitait voire ma présence à minima reconnue, a trouvé là l'occasion de me demander, indirectement, de cesser mon activité et de me retirer du service.

La raison officielle, sans appel ni discussion possibles, était mon absence de statut administratif comme psychanalyste bénévole. A un courrier, désireux de ma part de soulever ce problème de fond concernant le psychanalyste à l'hôpital, il me fut répondu par la nouvelle directrice, en aucun cas sur le fond, mais dans un style autoritaire et hautain dont seule l'administration a le secret - et qui doit s'enseigner à l'Ecole nationale de la Santé de Rennes -, que j'étais en situation irrégulière et qu'en aucun cas mes titres ne sauraient régulariser ladite situation. La personne autoritaire évita, manifestement, et tout au long de sa lettre, d'écrire le mot, oui le simple mot de psychanalyste.
La nouvelle Directrice générale de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris fit plus court. L'absence complète de réponse.
La Présidence du Conseil d'Administration de l'AP-HP à laquelle avait renvoyé le Maire de Paris, président en titre du Conseil d'Administration de la vénérable institution, puis son Adjoint chargé de la Santé, répéta, qu'après enquête diligentée, le recrutement (on ne sait pas très bien ce que cette question - qui n'est pas la question -, de recrutement vient faire là), était soumis à l'Assistance Publique à des titres, ce que j'étais censé ne pas ignorer. En aucun cas, là non plus, l'incandescent terme de psychanalyste ne fut (surtout pas) écrit.
Le Président de la République, l'initiateur comme on le sait d'un nouveau Plan cancer, me fit répondre par un Adjoint de son Chef de Cabinet, lequel me fit savoir qu'il avait saisi le Ministre de la Santé de mon importante affaire… J'attends toujours la réponse qui a du se perdre dans les vapeurs de la tueuse canicule estivale !
L'Administration française ne veut rien savoir du psychanalyste. Le psychanalyste, cependant, existe. L'Administration, par son démenti à répétition, campe ainsi sur une position qu'il n'est pas trop exagéré de dire perverse.

Le terme de psychanalyste est devenu aujourd'hui, à l'hôpital, un mot tabou ! Et d'autant plus tabou qu'il n'est pas précédé de l'expression par ailleurs. Vous pourrez entendre un : je suis psychiatre et, par ailleurs, psychanalyste, ou bien, je suis psychologue clinicien et, par ailleurs, psychanalyste… mais jamais : je suis un psychanalyste. Si vous le dites, - et je le dis -, l'on vous rétorquera immédiatement, faites-en l'expérience : psychanalyste, ça ne veut rien dire, ça n'existe pas. En fait, dites-moi, vous êtes psychiatre ou psychologue ?

J'ai conclu, après un certain temps, que ce n'était pas le bénévole qui avait été remercié, mais que j'ai tout lieu de croire, par divers recoupements que j'ai pris soin d'établir, que c'est le psychanalyste dont on s'est, sans élégance, comme souvent, mais avec beaucoup d'hypocrisie comme d'habitude, et à peu de frais, débarrassé.

L'expérience fut cependant intense et enseignante. Néanmoins, il arrive toujours un moment où l'on expulse le psychanalyste de l'institution.

Je suis un psychanalyste français, ce qui veut dire que ma langue, que l'on appelle maternelle, est le français.
J'ai, à peu près, une trentaine d'années d'expérience de cette praxis originale que Sigmund Freud a inventée sous le nom de psychanalyse, comme psychanalysant, contrôlé, puis psychanalyste et contrôleur moi-même. J'aurai bientôt soixante ans.

Ma légitimité, - question cruciale en notre métier où l'université médicale ou de sciences humaines ne peut répondre par la délivrance de ses diplômes qui, en notre domaine disciplinaire, ne garantiraient à peu près rien, seraient-ils nationaux -, je la tiens de pouvoir, parmi mes pairs et à la suite de mes maîtres, me compter.
J'appartiens à la cinquième génération des psychanalystes dans le monde depuis Freud. Je peux ainsi décliner ma filiation : Freud (0) eut, parmi ses premiers élèves, Hanns Sachs (1), qui analysa Rudolph Loewenstein (2), lequel fut l'analyste de Lacan (3). Ce dernier aura, parmi ses premiers élèves, Serge Leclaire (4). " Le premier psychanalyste lacanien ", selon Elisabeth Roudinesco . Je suis l'un des élèves de Leclaire, j'appartiens donc aussi à la deuxième génération des lacaniens. Ayant suivi l'enseignement de Lacan vivant, ce qui s'appelait son Séminaire, ayant pratiqué son école du 69, rue Claude Bernard à Paris, je peux me dire disciple de Lacan et élève de Leclaire. Je ne suis donc pas un enfant illégitime du lignage freudien et de la psychanalyse. Je suis un lacanien.

Aujourd'hui, et depuis quelques années déjà, je m'aperçois que je dispense une sorte de formation à quelques-uns de mes analysés ou de mes contrôlés, formation dont je ne me suis pas tout de suite aperçu moi-même, mais dont j'ai fini par être averti par ceux-la mêmes qui m'en témoignaient quelque chose, parfois à leur insu. Une transmission ainsi s'effectue, je me dois de le constater, pour ceux qui viennent, à mon cabinet, me demander une analyse ou un contrôle, et spécialement quand ils prennent soin d'en pousser, avec un certain courage, ce qui n'est pas donné à tout le monde, jusqu'à son terme ladite effectuation. Alors, mais alors seulement, ils rencontrent, lacaniennement, que l'analyste ne s'autorise que de lui-même.

Mais, comme on le sait aujourd'hui, cela ne suffit complètement, ni à la transmission, ni à la formation. Il y faut les quelques autres…
Une organisation collective doit y pallier. Lacan invente l'école afin de faire pièce au modèle inadéquat de l'université (inadéquation qu'avait déjà dénoncée Freud dans son texte de 1926, Die Frage der Laienanalyse). C'est pour lui un organisme, à l'enseigne des écoles antiques, un lieu de refuge , c'est-à-dire une forme de protection, et une base d'opération, c'est-à-dire encore, un moyen de mettre en œuvre l'action de reconquête, aujourd'hui, encore plus qu'hier, nécessaire à la psychanalyse en ce monde .
Dans son acte de fondation de l'EFP, il s'exprime ainsi, ce qui, pour nous, ici fait référence. Lacan y dessine ce qu'est l'école : […] l'organisme où doit s'accomplir un travail - qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité - qui ramène la praxis originale qu'il a instituée sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde - qui, par une critique assidue, y dénonce les déviations et les compromissions qui amortissent son progrès en dégradant on emploi.

L'école, c'est donc, en quelque sorte, l'avenir du psychanalyste. Pourquoi ?
Précisément en fonction directe de ce qui se passe aussi pour lui, aujourd'hui, à l'hôpital. Le psychanalyste se fait remercier. Sur le modèle de l'article freudien que vous connaissez bien, le texte peut ici, à juste titre, s'appeler : On remercie un psychanalyste.

A l'heure où l'on a fait rentrer à l'Hôpital général à peu près tout le monde, hormis les médecins et les soignants qui y étaient déjà : les psychiatres, les psychologues dits cliniciens, les psychothérapeutes gestaltistes, cognitivo-comportementalistes, transactionnels, les sexologues, les neuro-psychologues qui ne sont rien d'autres que des testeurs renforcés au service du médecin, les psycho-oncologues directement subordonnés et assujettis à l'onco-psychiatre de liaison, les infirmières dites cliniciennes formées dans les officines et autres instituts de la psychologie dite humaniste et du développement personnel et qui ne rêvent que d'être des psychologues-psychothérapeutes qui ne disent pas leur nom, les socio-esthéticiens, comme on les appelle, les clowns aussi, les associations loi 1901 et leurs bénévoles à tout faire (sauf l'essentiel : soigner, car cela leur est interdit), les 12OOO visiteurs médicaux, rebaptisés délégués médicaux pour bien représenter les intérêts conquérants de l'industrie pharmaceutique, les interprètes, les aumôniers et autres représentants laïcs des trois religions monothéistes, on pense même élargir aux autres… , les Alcooliques Anonymes. Bref, tout le monde est là, autorisé, sauf un : le psychanalyste qui, lui, par contre est prié, instamment, de partir.

Mais qu'est-ce que le psychanalyste peut-il bien déranger à ce point, qu'il devient in-supportable ?

L'invitation du psychanalyste

Quelle est depuis ses débuts l'invitation de la psychanalyse, reprise individuellement par chaque analyste ?
Dire tout ce qui nous vient dans la tête (tout ce qui nous tombe dans la tête, Einfall dit Freud), c'est-à-dire en somme tout ce qui fait signe. Tout ce qui nous tombe dans, passe par, la tête, plongé dans un dispositif où l'on ne voit pas le visage et surtout le regard de celui ou de celle à qui l'on destine son discours. Il s'agit de parler sans fin prédéterminée, sans avoir à juger de ce qui est utile ou inutile à dire, ou nécessaire pour viser telle ou telle fin. Ainsi, tout ce qui se dit peut prendre un statut égalitaire, et rien ne prédomine, à priori, dans le dire.

Même après trente ans de pratique de la chose, c'est une étrange expérience… Ordinairement, quand quelque chose ne va pas, vous avez pris l'habitude, infantile en somme, si vous ne savez plus quoi comprendre ou comment faire avec ce qui vous tombe dessus, d'en référer à un autre qui, lui, doit bien savoir comment faire, comment penser, comment décider : mère, père, aîné, ami, professeur, médecin, avocat, prêtre, expert, juge, député, etc…
Et vous pensez, très naturellement, qu'il est là pour vous répondre. Et, chose curieuse, chose insensée, lui aussi, pense qu'il est là pour vous répondre ! Il sait. Il sait là où vous ne savez plus. Il sait au-delà d'où vous savez. Il vous dira pourquoi c'est comme ça pour vous, et même plus, comment y remédier. Vous devez faire comme ceci. Lui, il sait.

Eh bien, l'invention freudienne, c'est tout le contraire ! La voie ouverte par Freud, c'est ce monde-là, mais à l'envers ! Prenez la parole, prenez le risque de la parole, seul(e). Parlez avec vos propres mots, laissez résonner à vos oreilles vos propres signifiants, articulez-les en présence d'un(e) inconnu(e) qui se doit de se tenir au secret de ce que vous pourrez dire. Faites cette expérience, vous rencontrerez très vite que votre parole va vous mener quelque part, d'elle-même. Et ce ne sera pas en vain que vous aurez eu ce culot, ce courage. De quoi mon symptôme fait signe ? Moi seul le sait sans savoir que je le sais, mais ma parole, elle, si je ne la filtre, le sait. Je me dois de l'écouter. Autrui ne peut savoir pour moi. Encore moins à ma place. Il ne peut que seulement me permettre d'y accéder…, à quoi ? A ce mien savoir. Cela s'appelle rencontrer un/son analyste, son bon entendeur.

Le monde hospitalier est le champ d'épandage de la perversion. Côté soignants et médecins, c'est, manifestement - observez, observez -, la jouissance qui y règne en maître. Elle est incontestable et incontournable pour le profane un peu observateur. Elle est, par contre, très souvent, ignorée par le professionnel lui-même. Il serait surpris qu'on le lui dise, qu'on la lui montre. C'est pourtant une jouissance permanente qui s'expose.

Qu'il faille renoncer à la jouissance permanente, qu'il faille payer le prix d'un choix : pour le médecin, le malade, par exemple, par rapport à la maladie. Mais, justement, c'est précisément ce à quoi la perversion ne peut se résoudre, ou ne saurait assentir. Le médecin jouit de la maladie qui l'occupe, pas du malade dont il ne s'occupe, malgré les apparences, qu'en le fuyant. Le malade est chronophage, bavard, ignorant, menteur, tire-aux-flancs…
A quoi bon parler ? dit l'ordinaire du névrosé. Cela ne réparera pas les brisures du passé, cela ne solutionnera pas l'impasse du présent. Eh bien la rupture qu'introduit Freud est celle-ci : prenez la parole, ce ne sera pas en vain.

Prenez la parole, ce ne sera pas en vain, c'est ce que dit le psychanalyste à l'Hôpital aux patients qu'on lui présente. En conséquence de quoi il dérange ainsi tout le monde :
- Le névrosé dépressif qu'est le malade, lui qui ne croit plus en sa parole, laminée, invalidée et annulée, par le discours du maître représenté par le discours médical ;
- Le médecin et le soignant qui baignent tous deux, sans le savoir, dans un océan de perversion, du fait même de la pratique, non interrogeable, de leurs actes autorisés et validés par leurs pairs sur le corps de l'autre.

Silence, on acte ! On est prié, comme les trois petits singes souvent
représentés dans des miniatures, saisissante allégorie du milieu hospitalier, de fermer ses yeux (on ne voit rien), fermer ses oreilles (on n'entend rien), fermer sa bouche (on ne dit rien).
Bien heureusement pour nous, et pour l'autre, l'orifice des oreilles, c'est à peu près le seul trou du corps que l'on ne peut fermer volontairement ! Et là, l'inconscient s'en donne à l'aise…, jusqu'au malaise.
Mais l'analyste qui, non seulement écoute, le patient, mais aussi et au même titre, le soignant et le médecin (l'analyste écoute, sans à priori, quiconque se saisit de lui par la parole), l'analyste, à force d'écouter, parfois, entend.

Moi, personnellement, j'ai entendu que pour être l'analyste à l'Hôpital, il ne fallait surtout pas faire l'analyste. J'en ai tenu compte. C'est peut-être pour cela que j'ai tenu, quand même, un certain temps, avant de me faire congédier…

C'est aussi la raison majeure pour laquelle, à l'Hôpital, j'ai tenté de me démarquer de tout commerce des concepts fétiches de la psychanalyse. Car l'on m'attendait au tournant ; psychiatres et psychologues notamment. J'ai été vigilant à ne pas faire, une fois de plus, cours sur la psychanalyse, expliquer ce que c'est ou comment cela fonctionne, ni faire un débat. J'ai essayé autre chose que de donner des leçons, et cela a consisté à mettre en œuvre, en direct, deux idées.

La première, c'était d'éprouver, non pas l'inconscient - encore moins le fonctionnement ou la logique de l'inconscient -, mais simplement l'hypothèse de l'inconscient. Parce que l'inconscient est, et restera toujours, à l'état d'hypothèse. En quelque domaine qu'on le fasse jouer, dans la rhétorique ou la philosophie, ou même dans le champ scientifique, en médecine ou encore ici à l'Hôpital, l'inconscient n'a jamais d'autre statut.
Lorsque je commence cette aventure à l'Hôpital, il ne s'agit pas de fournir la preuve de l'inconscient face au monde médical qui n'en a cure, la preuve de l'existence de l'inconscient qui n'intéresse personne, mais de mettre en jeu cette hypothèse. Il s'agit d'épreuve ; non de preuve.
L'autre idée, c'était de mettre à l'épreuve quelque chose qui ne relève pas de la vérité ou de la fausseté des concepts analytiques, de leur orthodoxie ou de leur hétérodoxie, mais plutôt de leur opérativité. Il s'agissait, en somme, de voir si ça marche !

C'était ainsi une expérience qui allait un peu au-delà, au-delà, ce fameux jenseits de Freud. Une expérience qui allait au-delà de ce qu'on désire ordinairement à l'Hôpital général, et qui rendait sensible et présent quelque chose du fonctionnement de l'inconscient ; mais qui ne le faisait pas sur un mode démonstratif, universitaire ou, comme l'on disait jadis, un mode " discutant ", mais, en quelque sorte, en direct.

Le premier effet notable aura été une amplification de l'espace tranférentiel qui aura tendu à fissurer la sphère sclérosée des relations telles qu'elles se présentent à l'Hôpital, tous les jours, à chaque instant.
Car, ce qui régnait - et règne toujours -, à l'Hôpital général est un modèle sphérique et narcissique, le modèle d'un autarcie narcissique au sein de laquelle serait enfermé et préservé quelque chose du jardin secret de l'intimité.

Faire en sorte que l'on passe à un autre régime de communication que celui qui se plie au discours dominant, et qu'on peut bien dire en ce lieu sado-masochique, franchement pervers, si l' on peut dire, et particulièrement actif en milieu hospitalier.
Faire en sorte que ce mode de communication dominant se trouve détrôné le temps d'une rencontre. Que pendant quelques minutes, on puisse témoigner que quelque chose pourrait se dire, qu'on pourrait ouvrir sur un mode de communication Autre, aller en somme au-delà , jenseits…

Voilà quel aura été pour moi l'enjeu de cette aventure de cette espèce de fonction parfaitement artificielle, clandestine comme on me l'a dit, non existante, on me l'a aussi dit, et donc bien réelle (au sens où Lacan disait que le réel, c'était son symptôme, et que, comme lacanien, il devient mien à mon tour) de psychanalyste, attaché au service de chirurgie gynécologique et mammaire du Groupe hospitalier de la Pitié-Salpêtrière de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris.

Cauda

Il y a une cauda, une queue, un prolongement, en somme, à cette aventure que je n'ai pas voulue voir se terminer en simple queue de poisson, dans l'indifférence habituelle. Une suite, hors les murs de l'hôpital m'a semblé nécessaire.

Il est assez singulier de rappeler ici que le psychanalyste - dont j'aurai assumé la place et assuré la fonction - aura été remercié au moment même où une communication de sa part était acceptée dans un congrès international de cancérologie qui se tenait à Paris, et intitulé Eurocancer. Cette communication, établie sous la forme d'un poster, c'est-à-dire d'une affiche d'assez grande taille - réalisée aux frais personnels de celui qui s'exprime -, rendait compte du travail accompli et des enjeux mêmes de la place et de la fonction d'un psychanalyste dans le service de chirurgie gynécologique et mammaire à orientation cancérologique de la Pitié-Salpêtrière, Hôpital général de l'AP-HP !

Il me fallut demander l'autorisation au nouveau chef de service. Ce qu'il m'accorda aussitôt, puisque je parlais positivement du service.,… mais dans le même temps où il me demandait de me retirer ! A mon départ, sans tambours ni trompettes, quelques membres du personnel voulurent avec moi afficher une version réduite du poster dans le service. J'avais également écrit une lettre ouverte à tous les membres du personnel, expliquant comment mon travail prenait place dans l'histoire hospitalière et mouvementée des psychanalystes français, à chaque fois isolée, et à chaque fois se terminant par l'expulsion de l'analyste, jusqu'à ce que l'expérience, considérable, bien que limitée, soit reprise, plus tard, dans son style propre, par un autre psychanalyste, qui redéfrichera à nouveau, à sa manière, un terrain largement redevenu à l'état de jachère…

Cette lettre me sera reprochée par l'autoritaire directrice de l'établissement. Comment, je m'étais, de moi-même, permis d'écrire et de faire lire un écrit personnel, hors de tout contrôle, sans autorisation préalable ?! C'était intolérable à l'autorité-recruteuse-sur-titres-exclusifs.

Mais, je n'ai pas voulu que mon travail et mon expérience tombent aux oubliettes de l'histoire. J'ai fondé un réseau dont l'annonce fut la suivante :

A la suite d'une intense et enseignante expérience de plusieurs années comme psychanalyste attaché au service de Chirurgie gynécologique et mammaire de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Cf. poster N°117 à Eurocancer 2003), j'ai le plaisir de vous informer de la fondation du réseau GYNEPSY, afin de mieux être en mesure d'accueillir les questions subjectives rencontrées avec les patientes, et l'entourage, mais restées jusque-là en souffrance.
L'expérience, en cabinet comme à l'hôpital en service de chirurgie gynécologique, a mis tragiquement en évidence l'état de solitude ou de rejet du monde dans lequel toute femme est plongée à l'annonce d'un diagnostic de maladie sénologique ou gynécologique, maligne ou bénigne. La pathologie mammaire ou gynécologique va immédiatement et radicalement questionner une femme sur sa vie de femme, ce qu'elle a été jusqu'au diagnostic, ce qu'elle est, ce qu'elle va devenir. Une femme, à cette occasion, toujours, est prise de court. L'annonce est un ravage.
Le discours du médecin est un traumatisme assourdissant. Il est reçu, sans être écouté, comme une condamnation entendue de la féminité. En outre, il ouvre un abîme à l'énigmatique question du féminin, comme question que masquait la féminité. La féminité est une question-réponse imaginaire, construite culturellement. Elle change avec l'histoire de la culture. Elle est fonction de la mode. Le féminin est une question du côté du réel de la femme, toujours énigmatique, au-delà de la question phallique qui règle le monde des hommes et celui de la féminité.
C'est cette question du féminin que la violence diagnostique et thérapeutique du discours médical vient brutalement rouvrir pour une femme gynécologiquement souffrante, comme une tranchée faite au cœur même de son être.
C'est pour pallier cette situation, toujours dramatique, souvent tragique, que le réseau GYNEPSY a été construit. Il se compose de psychanalystes, rompus professionnellement à ces questions, en cabinet et à l'hôpital, de médecins et de chirurgiens cancérologues et plasticiens.
Gynépsy est un réseau indépendant. Chaque membre s'y inscrit en se soutenant de sa parole singulière. […]

… pour parler, et ne pas se laisser réduire à la pathologie mammaire et gynécologique.

Le comble, oui le comble de cette histoire folle, oui folle, c'est que je suis dans cet hôpital de la Pitié-Salpêtrière depuis bientôt dix ans ! Dans plusieurs services, et à un moment, jusqu'à quatre services bénéficiaient simultanément, à leur plus grande satisfaction, de mon action.
Aujourd'hui, je reste encore dans un service, celui de Rhumatologie. J'y suis depuis plus de neuf ans. Et je ne m'y trouve en aucune manière inquiété. Il est à 200 mètres du service de chirurgie dont je viens de parler. Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà, disait Pascal !
Pas, ou pas encore inquiété,… mais jusqu'à quand ?

 

Janvier 2004