LE FIGARO 04.05.2006


Freud, tout feu tout femmes par Clémence Boulouque


A l'occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance du père de la psychanalyse, de nombreux ouvrages proposent de découvrir un Freud plus intime.


Pour lui expliquer la psychanalyse, Freud aurait un jour dit à sa fille Anna, âgée de quatorze ans : «Tu vois ces maisons avec leurs belles façades? Les choses ne sont pas toujours aussi belles derrière les façades. C'est la même chose avec les êtres humains.» De nombreux livres tentent de regarder au-delà de la façade freudienne par le biais de l'intime. Par les femmes, avant tout. Confronter la théorie freudienne de l'infériorité féminine à la vie intime du psychanalyste est un exercice auquel les biographes ne pouvaient se soustraire. Et, de fait, les vues exprimées par Freud dans Sur la sexualité féminine («La femme reconnaît le fait de sa castration et avec cela, elle reconnaît aussi la supériorité de l'homme et sa propre infériorité») ne sont en rien infirmées par l'homme dans sa sphère privée, ce dont témoigne sa correspondance avec sa future femme Martha.

Dépréciée par les élèves de Freud car elle restait effacée lors de leurs assemblées, voire, en apparence, sceptique à l'égard de la science naissante, Martha a également été éclipsée par certaines des patientes avec lesquels le psychanalyste avait noué des relations privilégiées, comme Marie Bonaparte, ainsi que par d'autres proches telle Lou-Andreas Salomé ou, plus encore, par sa propre fille, Anna. Sixième et dernier de ses enfants, analysée par son père, elle ne tarde pas à prendre sa place à ses côtés, dès 1930 à Vienne, en héritière spirituelle, dont Elisabeth Young-Bruehl sonde très minutieusement la vie et l'oeuvre. Travaillant de ses propres mots «pour la cause», notamment à travers ses psychanalyses d'enfant, elle signe, en 1936, à quarante et un ans, Le Moi et les mécanismes de défense, qu'elle offre à Freud pour son quatre-vingtième anniversaire. Et devient dès lors aux yeux de celui-ci, et aux yeux du monde, «Anna Antigone».

Deux biographies, celle de Gérard Badou et celle, plus documentée, de Katja Behling, tentent de faire le portrait de Martha, née Bernays, pour qui Sigmund Freud a un coup de foudre (il a alors vingt-six ans) et en qui il voit une future épouse conforme à ses souhaits et aux modèles de son époque. Elle se laisse difficilement conquérir, comme il le confesse dans l'une des mille lettres que compte la correspondance de leurs quatre années de fiançailles : «Il m'a fallu reconnaître que tu étais celle que j'aimais (...). Ta résistance même m'attachait toujours davantage à toi.» Née en 1861 dans une famille juive orthodoxe de Hambourg, Martha affronte l'hostilité maternelle face à ce mariage avec un jeune athée, aux débuts professionnels encore incertains ; à cette désapprobation répond celle de la famille Freud. Devenue épouse, la jeune femme se plie ensuite à l'autorité de Freud qui lui interdit toute pratique religieuse dans son foyer, dont elle demeure la gardienne, celle qui permet à son mari de se consacrer exclusivement à son oeuvre, ainsi que le note le petit-fils Anton, dans la préface au livre de Katja Behling.

Dans Les Freud, une famille viennoise, Eva Weissweiler fait un convaincant portrait de chacun des membres de la tribu et permet de saisir une époque. Mais l'auteur est malheureusement aussi hâtive que définitive sur la nature des relations que Freud aurait tissées avec sa belle-soeur Minna. Elle était certes celle qui, vivant à demeure auprès du couple et des enfants, accompagnait Freud lors de nombre de ses voyages sans sa famille et, de ses propres mots, était sa plus intime confidente. Mais l'entente entre les deux soeurs aurait-elle été à ce point sans accroc, si l'une avait été ostensiblement la maîtresse du mari de l'autre ? Un nouveau pan des archives Freud sera ouvert en 2013 dans cette attente. Pour l'heure, le conditionnel est encore de rigueur.

Celui qui assurait que «les formes dans lesquelles les vieux Juifs se sentent à l'aise ne nous offrent plus d'abri» pour convaincre sa femme de rompre avec les traditions, retourne toutefois à Moïse, dans son ultime ouvrage, Moïse et le monothéisme, écrit peu avant sa mort en septembre 1939, comme le souligne Henri Rey-Flaud dans son Testament de Freud. Ce livre est en effet à retrancher du corpus psychanalytique : exilé à Londres, persuadé d'avoir clos son oeuvre scientifique, Freud s'attelle à une étude historique, dont la thèse est que Moïse aurait été un haut fonctionnaire égyptien, créant une identité juive par un double meurtre du père. L'essai est aussi écrit au miroir de la menace antisémite. «Il est impossible de haïr ce qui ne vous ressemble en rien», avait-il écrit à Martha, au moment de leur rencontre.


Martha Freud de Katja Behling, traduit de l'allemand par Corinna Gepner, préface d'Anton Freud, Albin Michel, 298 p., 20,50 €.

Madame Freud de Gérard Badou, Rivages, 184 p., 17 €.

Les Freud, une famille viennoise d'Eva Weissweiler, traduit de l'allemand par Frank Straschitz, Plon, 464 p., 25 €.

Anna Freud d'Elisabeth Young-Bruehl, traduit de l'anglais par Jean-Pierre Ricard, Payot, 496 p., 30 €.

Le Testament de Freud d'Henri Rey-Flaud, Aubier, 324 p., 22 €.

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